1099 morts et 14 « escapés ». Courrières. 10 mars 1906
Sur la photo – en réalité une carte postale – Benoît Broutchoux et la citoyenne Sorgue prennent la pause. En retrait, les grévistes du syndicat. L’anarchiste, qui a l’habitude d’haranguer la foule accroché à un lampadaire, bras croisés, l’air déterminé, fixe l’objectif. Sorgue le regarde, visage de profil, sévère. Déléguée de la CGT, la citoyenne, grand chapeau et long manteau noir, est venue soutenir la grève des mineurs, aux lendemains de la catastrophe de Courrières. Militante révolutionnaire et féministe, proche des guesdistes, elle pratique la gréviculture à travers l’Europe, de Turin à Lisbonne, de Londres à Sète, Limoges ou chez les cabanières de Roquefort. Le drame de Courrières a soulevé horreur et émoi à travers l’Europe, provoquant un vaste mouvement de solidarité. Car la catastrophe n’est pas seulement causée par un accident naturel et imprévisible. Montrée du doigt, la Compagnie des Mines de Courrières est rendue coupable de négligence et de précipitation lors du sauvetage des mineurs encore coincés dans les galeries. Et au-delà, c’est le gouvernement et le capitalisme, vecteurs de la misère et de l’exploitation, qui sont dénoncés. Cependant, l’unité syndicale est loin d’être de mise, entre le jeune syndicat de Benoît Broutchoux, plus révolutionnaire, partisan d’une grève générale et le vieux syndicat de Basly, moins vindicatif et plus favorable au compromis.
Ils ont crû jusqu’au bout à la vie. Au fil ténu de l’espoir. Dans le noir profond des galeries interminables. Perdus. Désespérés parfois. Souffrant de la faim et de la soif. Jusqu’à la déshydratation. Mangeant ce qu’il restait de nourriture. L’avoine de leurs chevaux. Jusqu’au cheval lui-même. Sacrifié pour subsister.
Vingt jours, c’est long quand on perd la notion du temps. C’est obsédant. La conscience s’égare dans les pas qui s’égarent le long des boyaux. La folie rend leur survivance aléatoire. Vouée à mourir enterrés vivant.
Charles Pruvost et son fils Anselme se croyaient seuls. Ils ont marché. Plutôt, ils ont erré dans cette nuit sans fin. Jusqu’à entrevoir un rayon de lumière. D’autres hommes, comme eux, avaient réussi à échapper au coup de poussier. A cette onde prodigieuse qui, en deux minutes, à 6h34, ce samedi 10 mars, a parcouru 110 kilomètres de galeries à la vitesse de 3300 km/h. Depuis, le temps s’était écoulé sans savoir, dans ce tombeau carbonifère, quelle heure et quel jour il pouvait être. Imaginons la joie de leur retrouvaille. Cette fraternisation de la survie. Vivre ensemble ou mourir ensemble. Les voilà treize désormais. On dira ce que l’on veut de ce chiffre. S’il porte malheur ou bonheur. Six ont moins de 20 ans. Le plus jeune 14. La mine. Ses dangers. Ils connaissent. Tous ont été galibots avant de devenir mineurs. Les sept autres « escapés », comme on dit en picard, ont entre 22 et 40 ans. De l’expérience. Des années qu’ils descendent à plus de 300 mètres de profondeur. Qu’ils parcourent en herchant les galeries. Alors le groupe avance. Fait marche arrière devant une paroi effondrée. Creuse. Un soupçon de lumière et c’est la délivrance. Obstinément, ils continuent malgré les échecs. Pour un ou deux qui perdent espoir, onze ou douze refusent l’inéluctable. Le silence obsédant qui prolonge la catastrophe.
Au fond de ce trou à rat, ils ne savent rien de l’extérieur. De la surface. De cet autre monde. De cette interface de leur vie. Ils ne savent pas les 1099 morts ramenés jour après jour ; ils ne savent rien des 47 mineurs sauvés. Que 125 ont été remontés avant l’incendie. Et surtout, ils ne savent pas que la Compagnie a décidé d’abandonner les recherches pour préserver l’intégrité des galeries. Le profit aux dépens de l’humain. La seule chose qu’ils savent, c’est que leur femme ou leur mère les attende. Que chez elles, l’espoir est encore plus fort que la colère. Mais jusqu’à quand ? Ils savent qu’il ne faut pas les décevoir. Alors, ils continuent d’avancer. De reculer. De creuser. Pour enfin…
Mais 20 jours sous terre, c’est long. Très long même. Inhumain. Mais que sait-on de la résistance humaine ? Ce que l’on affirme, c’est que sans boire et sans manger, on ne peut guère résister plus de trois jours. Au-delà, ça tient du miracle. Alors ! Vingt jours !
Auguste Berthou, de la fosse n°4 de Sallaumines, allait embrasser la mort puis s’offrir à elle. Vingt-quatre jours seul à ne plus savoir où aller. A tourner en rond dans les fumées toxiques. A se dire que ce n’était pas possible d’avoir tant survécu et d’échouer là et de laisser l’enfer se refermer sur lui. Puis des voix se sont fait entendre. Incompréhensibles. Mais des voix quand même. Et au-delà des voix, des silhouettes. Des hommes. Des Allemands. Ses sauveteurs. Vingt jours tenaient de l’incroyable ! Alors 24 ! Auguste Berthou retrouve la surface. La lumière. La vie. Visage de fou. D’illuminé. On l’entoure. On le touche. A se demander si ce n’est pas son fantôme ! S’il ne revient pas plus loin que l’enfer.
Dans toute catastrophe reviennent ainsi les mêmes phases. D’abord, l’effroi et la stupeur. Précédant le compte à rebours des morts et des vivants. Puis l’insupportable attente qui s’amenuise au fil des jours. Le noir du deuil. Ce noir qui s’incruste partout depuis la découverte des veines carbonifères dans cette région vouée au Dieu « charbon ». Ce noir qui habille la peau des hommes depuis leur tendre enfance. Poussière qui tapisse les poumons et réduit l’espérance de vie. Puis a grondé la colère. 25000 puis 60000 mineurs en grève. L’élan de solidarité bien au-delà des frontières. Face aux conclusions des experts : l’absence totale de ce grisou tant redouté mais un incendie dans la veine Cécile, peut-être dû à une lampe de mineur ou à l’échauffement spontané du gisement. Une conclusion absolvant la Compagnie de toute faute. Justifiant l’exploitation ouvrière. Légitimant l’intervention de 20000 militaires envoyés par le ministre de l’Intérieur, Clémenceau, celui qui siégeait sur les bancs de l’extrême-gauche avant de devenir « le premier flic de France ». Bien sûr, il fallut bien lâcher du lest en accordant le repos hebdomadaire aux mineurs. Pour 1099 victimes, c’était bien peu. Et puis le travail reprit. Il fallait bien redescendre. La mine continua quotidiennement par avaler ses enfants. En un éclair, Courrières était entrée dans l’Histoire.
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