12 août 1961. Le cauchemar de Berlin (1)
Je me souviens. C’était au début du printemps 1986. Un voyage linguistique en bus. Via Berlin. Berlin Ouest. Tout d’abord passer la frontière séparant la R.F.A. de la R.D.A. Première meurtrissure. Paysage de fils barbelés. Rideau de fer. Soldats armés. Chiens policiers. Visages durs. Fermés. Un autre monde. Une autre Europe. Celle léguée par Postdam. Celle de la guerre froide. Une leçon d’histoire en direct. Déjà vue quelques années plus tôt en visitant la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Bulgarie. Les pays frères. Les pays enfermés. « Goulagisés » par le grand frère au nom de la victoire. D’une idéologie. D’une dictature.
Puis le bus a roulé sur l’autoroute menant vers Berlin Ouest. Défense de s’arrêter. Repasser une nouvelle frontière. Un nouveau front de soldats est-allemands. Les tristes Vopos. Russes. Armés aussi. Chiens policiers. Visages durs. Fermés. Formalités. Papiers. Lenteur exagérée. Tracasseries. Berlin Ouest. Enfin. Secteur américain. Un souffle. De liberté. Jusqu’au MUR. Haut comme une forteresse. Long comme un serpent rampant autour du capitalisme. Tentation de grimper. De basculer son regard au-delà. De découvrir un monde inconnu. Prisonnier d’un mur. D’une blessure douloureuse. Une ville de plomb gangrénée par la surveillance. La délation. La peur. Une ville où chacun se méfie de l’autre. Le mari de son épouse. Le frère, de sa sœur. Les parents, de leurs enfants. Une terreur sourde et rampante qui se cache, au grand jour, derrière les médailles « vitaminées » de ses athlètes et de ses nageuses.
Berlin Est est triste à mourir. Voilà pourquoi ceux qui tentent de fuir, de sortir de la nuit, de cette claustration physique et mentale, ne résistent pas à défier le Mur. A le franchir coûte que coûte. Par tous les moyens. Au péril de leur vie. Pour effacer la tristesse figée sur leurs regards. Depuis le 12 août 1961.
Avant le Mur. 1945. Il y eut d’abord cette course vers Berlin. Après Vienne, Prague, Budapest, la capitale du Reich voit flotter le drapeau rouge et couler la vodka au milieu des ruines du Reichstag. La conférence de Potsdam (2 août 1945) partage le gâteau germanique en quatre zones d’occupation. Même sort pour Berlin. Trois îlots capitalistes en pleine mer communiste. Une épine pour Moscou qu’il faut retirer pour éviter l’infection. Par la force ? Trop risqué ! Non ! Par la vieille stratégie du blocus interdisant toute circulation de marchandises par routes et par chemins de fer. Staline jubile. En appuyant sur Berlin, il sait faire crier l’Occident. Sauf que les Américains ne cèdent pas. En organisant un pont aérien grâce à leur aviation. Onze mois durant. A raison d’un avion toutes les quatre minutes. 27 800 vols en tout. 2 millions de tonnes de fret pour soulager la population de Berlin Ouest. Le 12 mai 1949, Moscou cède et lève le blocus. La R.F.A. naît dans la foulée. La R.D.A. en octobre. Le territoire allemand se fige dans la division pour quarante ans. Le terrain de jeu se déplace ensuite vers le Sud. Corée, Chine, Vietnam. Plus tard, l’Afrique. Avant de regagner l’Europe dans les années 50. En R.D.A. (1953), en Pologne (1956) et en Hongrie (1956) éclatent des révoltes. Sévèrement réprimées.
En R.D.A., une lente hémorragie vide le pays de sa substance. De 1949 à 1961, 2,7 millions d’Allemands passent à l’ouest en transitant par Berlin. « Voter avec ses pieds » devient un slogan à la mode pour évoquer ses départs massifs. Et le mouvement ne cesse de s’amplifier. 50 000 Allemands de l’Est du 1er au 13 août 1961. Inquiets, selon une rumeur, de la construction future d’un mur. Rumeur que le président de la R.D.A. Ulbricht évacue d’un revers de la main en affirmant en juin 1961 que « personne n’a l’intention de construire un mur ». Mais comment croire un régime qui base sa politique sur le mensonge et la délation ?
Le Mur. L’enfermement. Tout a été préparé. Dessiné. Planifié. On ne mobilise pas 26 000 miliciens et Vopos ; des milliers d’ouvriers ; quarante kilomètres de barbelés sans organisation méthodique. Pour un dispositif long de 167,8 kilomètres. La décision est tombée une semaine plus tôt, entre le 3 et le 5 août, à Varsovie. Face à ce qui ressemble à une véritable hémorragie interne, Walter Ulbricht parvient à convaincre Khrouchtchev de boucler la frontière avec Berlin. L’instant est favorable. Les Américains sont affaiblis depuis leur échec de la baie des Cochons à Cuba le 17 avril 1961.
Le 12 août est une belle journée d’été. La rumeur laisse bien entendre une possibilité de fermeture. Mais depuis 1945, ses habitants en ont pris l’habitude, préférant l’insouciance d’un côté, la résignation de l’autre. D’ailleurs, durant toute la journée du 12 août, des hommes et des femmes sont passés comme d’habitude aux postes frontières. Seuls les noctambules ont pu apercevoir, au milieu de la nuit, des déplacements de forces de police ; des matériaux acheminés à la hâte ; des ouvriers en tenue de travail. Une respiration inhabituelle. L’opération « Muraille de Chine » peut débuter. A 1 heure 15, le 13 août. Et tout va très vite ! Des maçons alignent les parpaings aux endroits stratégiques. Les barbelés les suppléent car il est impossible de bâtir un mur sur toute la longueur en une nuit. Trains, métros, voitures et bateaux sont stoppés aux postes frontières.
Au petit matin, à l’heure du laitier, Berlin découvre l’ampleur du bouclage. Des familles sont séparées pour plusieurs mois. Des vies, des relations se fracassent. Le Mur, pourtant, n’est pas encore cette forteresse infranchissable. Cette muraille de plusieurs mètres de hauteur, avec son chemin de ronde, ses 302 miradors, ses 11 500 gardes mobilisés, sa clôture électrifiée, ses chevaux de frise et ses fossés. Il existe encore des failles dans lesquelles s’engouffrent des Berlinois. Pas pour longtemps. Début septembre, le Mur s’élève déjà à 1,50 mètre de hauteur. Il ne cessera dès lors d’être renforcé. Une vilaine cicatrice.
L’Occident proteste. Mais n’agit pas. Comme à Budapest en 1956. Qu’est-ce un Mur face à une Troisième Guerre mondiale ! Willy Brandt, le maire de Berlin Ouest, s’indigne, évoquant « un crime contre le droit international et contre l’humanité ». Son de cloche différent chez les pays frères du pacte de Varsovie qui apportent leur soutien à la R.D.A., parlant d’un « Mur de protection antifasciste face à l’agression impérialiste des Occidentaux ». Un jargon bien connu. Une phraséologie du temps de la guerre froide.
Le Mur s’écrit avec une majuscule. Comme un élément du patrimoine. Comme bâti pour vivre des siècles. Cathédrale de parpaings et de béton. Avec son côté pile et son côté face selon que l’on se trouve à l’Est ou à l’Ouest. Côté pile, un no man’s land bardé de caméras, des miradors et des patrouilles de surveillance. Tours de gardes. Barrières. Chicanes. De mines aussi. Plus loin, le gris des immeubles. Lumières blafardes. Mélancolie flottant dans les rues. Trabant poussives et « hoqueteuses ». Plus loin encore, une tour high-tech, symbole du progrès communiste. Une parodie architecturale. Un cache-misère. On imagine des magasins à moitié vides. Des queues pour se ravitailler. Côté face, l’Occident expose sa richesse. Ses lumières agressives. Ses fast-foods. Immeubles modernes. Le long du Mur, des miradors pour apercevoir l’autre côté. Le Mur, élément d’attractivité touristique. Culturel. Transformé. Centralisé à Checkpoint Charlie. Point névralgique du Mur.
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