1er novembre 1993. Un nouveau destin pour l’Europe

Qu’il est long le chemin, Robert Schumann, pour faire pénétrer l’esprit européen dans les consciences. Il faudra sans doute plusieurs générations avant d’y parvenir comme il a fallu plusieurs générations de conflits pour en arriver à une Europe unie. Car, durant des siècles et des siècles, ce continent qui, par ailleurs, engendra de grandes civilisations fut également théâtre d’affrontements et de tragédies.

Les livres d’histoire résonnent dans leurs pages de célèbres noms de batailles. Permanence belliqueuse dont la guerre de Cent Ans est le fleuron. Encore, en 1870, Français et Prussiens s’étripent-ils sur fond de domination européenne. L’armistice signée, l’Alsace et la Lorraine annexées et la contribution de guerre payée, voilà déjà que l’on songe à prendre sa revanche. A venger l’affront. Quarante années s’écoulent pour enfin trouver une cause à la mesure du futur conflit : l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand. Le système des alliances entraîne l’Europe dans un suicide collectif. Le choc provoqué par les millions de morts et de blessés est considérable. « Plus jamais ça ! » entend-on. « La der des der ! » Car enfin, le meilleur moyen de ne plus se faire la guerre, c’est de faire la paix ! De s’unir pour le meilleur et pour le pire.

Ainsi naît au milieu des haines tenaces suscitées par le nombre de victimes et les violences exercées sur les populations, l’idée d’une Europe unie. Certes, les siècles précédents ont vu quelques tentatives émergées. Suite à la guerre de Succession (1701-1713), peuplée de champs de cadavres, une union des Etats d’Europe est envisagée sans voir le jour. La Révolution française tentera d’exporter ses idées dans l’Europe des monarques. Sans grand succès. Au milieu du XIXe siècle, le marxisme en appelle à l’unité des travailleurs de tous les pays sans empêcher la conflagration mondiale.

Les pertes et les atrocités de 14-18 provoquent donc dans les années 20, chez de nombreux intellectuels, économistes et hommes politiques, l’idée d’un rapprochement entre les peuples européens. Leur voix politique est portée par Aristide Briand au sein de la Société des Nations, le 5 septembre 1929 : « Je me suis associé pendant ces dernières années, argumente le président du Conseil et ministre des Affaires étrangères à la tribune de l’Assemblée, à une propagande active en faveur d’une idée qu’on a voulu qualifier de généreuse, peut-être pour se dispenser de la qualifier d’imprudente… Je pense qu’entre des peuples qui sont géographiquement groupés comme les peuples d’Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral ; ces peuples doivent avoir à tout instant la possibilité d’entrer en contact, de discuter leurs intérêts, de prendre des résolutions communes, d’établir entre eux un lien de solidarité, qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves, si elles venaient à naître…

Evidemment, l’Association agira surtout dans le domaine économique : c’est la question la plus pressante. Je crois que l’on peut y obtenir des succès. Mais je suis sûr aussi qu’au point de vue politique, au point de vue social, le lien fédéral, sans toucher à la souveraineté d’aucune des nations qui pourraient faire partie d’une telle association, peut être bienfaisant, et je me propose, pendant la durée de cette session, de prier ceux de mes collègues qui représentent ici des nations européennes de bien vouloir envisager officieusement cette suggestion et la proposer à l’étude de leurs gouvernements, pour dégager plus tard, pendant la prochaine session de l’Assemblée peut-être, les possibilités de réalisation que je crois discerner. »

Quatre jours plus tard, son collègue aux Affaires étrangères, l’Allemand Gustav Stresemann, ouvre la porte à son projet : « Pourquoi l’idée de réunir les Etats européens dans ce qu’ils ont de commun serait-elle a priori impossible à réaliser ?… Où sont la monnaie européenne, le timbre-poste européen qu’il nous faudrait ?… Tous ces particularismes dont l’existence est due à des raisons de prestige national, ne sont-ils pas périmés et ne font-ils pas le plus grand tort à notre continent, non seulement dans les rapports entre pays européens, mais dans les rapports de l’Europe avec les autres continents, qui éprouvent plus de peine à s’adapter à cet état de choses que les Européens, bien que petit à petit ces derniers se trouvent eux-mêmes dans un grand embarras. La rationalisation de production et du commerce en Europe profiterait non seulement aux concurrents européens, mais encore aux exportateurs des autres continents. »

Enthousiastes, les délégués des 26 états européens à la S.D.N. chargent Aristide Briand de la rédaction d’un mémorandum sur l’organisation « d’un régime d’union fédérale européenne » qui sera rédigé par le poète et diplomate Saint-John Perse. Un formidable pas en avant mais qui aboutira seulement à la création d’une commission dont les travaux seront vite interrompus. La faute à la crise boursière de 1929 et à l’arrivée au pouvoir d’Hitler, laissant la porte ouverte à un nouveau conflit mondial dont l’Europe sera une nouvelle fois le théâtre tragique.

A l’action de Briand est associée en France celle, beaucoup plus méconnue, du député haut-en-couleur Philibert Besson, précurseur de l’Europe unifiée et créateur d’une monnaie unique, l’Europa, qu’il met en circulation avec l’aide de son ami Joseph Archer. Une monnaie gagée non sur la spéculation financière mais sur le travail. Sous forme de billets et de pièces de monnaie, dans un cercle restreint de commerçants et d’artisans soucieux de réaliser cette entreprise. Bien sûr, l’Europa restera confidentielle et sans lendemain mais l’idée était lancée. De même que celles des états fédérés d’Europe et de la suppression des barrières douanières. Comme le déclarera Churchill, « parfois, ce sont les fous qui ont raison » !

C’est d’ailleurs à l’initiative de l’ancien Premier ministre anglais que l’idée d’une Europe commune ressurgit lors d’un discours prononcé à Zurich, le 19 septembre 1946 : « […] Il y a un remède ; s’il était accepté par la grande majorité de la population de plusieurs États, comme par miracle toute la scène serait transformée, et en quelques années l’Europe, ou pour le moins la majeure partie du continent, vivrait aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd’hui. En quoi consiste ce remède souverain ? Il consiste à reconstituer la famille européenne,  ou tout au moins la plus grande partie possible de la famille européenne,  puis de dresser un cadre de telle manière qu’elle puisse se développer dans la paix, la sécurité et la liberté. Nous devons ériger quelque chose comme les États-Unis d’Europe. C’est la voie pour que des centaines de millions d’êtres humains aient la possibilité de s’accorder ces petites joies et ces espoirs qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. On peut y arriver d’une manière fort simple. Il suffit de la résolution des centaines de millions d’hommes et de femmes de faire le bien au lieu du mal, pour récolter alors la bénédiction au lieu de la malédiction…

Je veux maintenant formuler ces propositions devant vous. Il faut que notre but permanent soit d’accroître et de renforcer la puissance de l’Organisation des nations unies. Il nous faut recréer la famille européenne en la dotant d’une structure régionale placée sous cette organisation mondiale, et cette famille pourra alors s’appeler les États-Unis d’Europe. Le premier pas pratique dans cette voie prendra la forme d’un Conseil de l’Europe. Si, au début, tous les États européens ne veulent ou ne peuvent pas adhérer à l’Union européenne, nous devrons néanmoins réunir les pays qui le désirent et le peuvent. Le salut de l’homme quelconque de toute race et de tout pays, ainsi que sa préservation de la guerre ou de l’esclavage, ont besoin de fondements solides et de la volonté de tous les hommes et de toutes les femmes de mourir plutôt que de se soumettre à la tyrannie. En vue de cette tâche impérieuse, la France et l’Allemagne doivent se réconcilier ; la Grande-Bretagne, le Commonwealth des nations britanniques, la puissante Amérique, et, je l’espère, la Russie soviétique – car  tout serait alors résolu – doivent être les amis et les protecteurs de la nouvelle Europe et défendre son droit à la vie et à la prospérité.

Et c’est dans cet esprit que je vous dis :
En avant, l’Europe ! »

Les quatre années suivantes confortent le discours européen de Churchill. La guerre froide entre Américains et Soviétiques est un vecteur de la future unité européenne comme l’est la reconstruction des pays en ruines qui impose une coopération traduite dans les faits par la création de l’O.E.C.E. (Organisme Européen de Coopération économique), le 16 avril 1948 avant de devenir en 1961 l’O.C.D.E. (Organisme de Coopération et de Développement Economique) à laquelle s’ajoute la naissance du Conseil de l’Europe, le 5 mai 1949, un mois après la création de l’O.T.A.N. (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord).

La marche en avant de l’unité européenne est enclenchée quand le ministre des Affaires étrangères Robert Schumann, le 9 mai 1950, lance depuis le Quai d’Orsay l’idée, inspirée par le commissaire au Plan Jean Monnet, d’une première mise en commun des ressources françaises et allemandes du charbon et de l’acier, invitant les autres pays d’Europe à les rejoindre. « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent… déclare Robert Schumann. L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes exige que l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne soit éliminée. L’action entreprise doit toucher au premier chef la France et l’Allemagne.

Dans ce but, le gouvernement français propose immédiatement l’action sur un point limité mais décisif.

Le gouvernement français propose de placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe.

La mise en commun des productions de charbon et d’acier assurera immédiatement l’établissement de bases communes de développement économique, première étape de la Fédération européenne, et changera le destin de ces régions longtemps vouées à la fabrication des armes de guerre dont elles ont été les plus constantes victimes. »

Cette déclaration fondatrice de l’Europe est suivie d’effet un an plus tard, le 18 avril 1951, quand le traité de Paris institue la Communauté Européenne du charbon et de l’acier au sein de laquelle figurent, outre la France et l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg et l’Italie. Un pas de géant qui conclut des siècles de rivalités politiques et économiques, ouvrant la porte à une coopération plus large dans les décennies à venir. Cinquante ans d’avancée traduits par une longue liste de dates, de chiffres, de sigles et de traités.

Les dates rythment les grandes étapes de la construction européenne. 1957 voit la fondation de la CEE et de la CECA ; 1968 supprime les droits de douane ; 1979 marque la première élection au suffrage universel du Parlement européen ; celle de 1995, les accords de Schengen et 2002, l’introduction de l’euro.

Une Europe qui ne cessera de grandir passant des six états fondateurs en 1951 à neuf états en 1973, rejoints par la Grèce en 1981 avant un élargissement vers le sud avec l’Espagne et le Portugal. Douze membres qui se retrouvent à quinze en 1995, puis à vingt-neuf en 2013, pour la plupart des pays d’Europe de l’Est, vingt-quatre ans après l’effondrement du bloc communiste.

Plusieurs villes sont les supports géographiques des nombreux traités signés : Rome en 1957, Maastricht en 1992, Copenhague l’année suivante puis Schengen (1995), Amsterdam (1997), Nice en 2001 et Lisbonne en 2007.

Maastricht est devenue la ville symbole des partisans et des opposants de l’Union européenne, portée sur les fonts-baptismaux par les chefs d’état et de gouvernement de la Communauté européenne en décembre 1991 avant que le traité ne soit signé le 7 février 1992 et entre en vigueur le 1er novembre 1993 dans les douze Etats membres.

Le traité de Maastricht tient une place majeure dans le renforcement de l’unité européenne, dans une période marquée par les bouleversements intervenus en Europe de l’Est. En économie, il permet la création d’un marché intérieur, d’une Union monétaire avec la création de la Banque Centrale Européenne à Francfort et d’une monnaie commune, l’euro, à laquelle la Grande-Bretagne refuse de participer. Il instaure une coopération en matière de politique étrangère et de sécurité ; renforce la coopération judiciaire entre les états, notamment dans le cadre de la politique d’immigration, identique entre chaque état.

Le traité de Maastricht impose aussi des contraintes. Le déficit annuel ne doit pas dépasser 3% et la dette de l’Etat, excédée 60% du P.I.B. Un transfert de richesses des pays les plus riches vers les plus pauvres est proposé. Enfin, le rôle du Parlement européen est renforcé.

Le traité de Maastricht est consolidé le 1er novembre 2009 par celui de Lisbonne, faisant suite au rejet par referendum du traité constitutionnel de 2005 par la France et les Pays-Bas.

Aujourd’hui, l’Europe qui a constamment évolué depuis 1950 doit faire face à de nouveaux défis dont le moins important n’est pas l’opinion publique qui ne se retrouve pas dans la politique menée par les instances européennes. Les difficultés de la Grèce, la crise économico-financière, la politique d’immigration, le Brexit anglais et les tentations de repli marquées par la montée dans plusieurs pays de partis ouvertement opposés à la politique européenne menacent ses fondements.

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