24 au 26 octobre 1917. Le coup de force des bolcheviks
Au musée de l’Ermitage, l’un des plus beaux au Monde, est exposée une peinture d’Ingres, réalisée en 1821 à Florence, intitulée « Portrait du Comte Gouriev ». Comment ce tableau est-il parvenu dans les collections du musée de Saint-Pétersbourg ?
En juillet 1917, Le Petit Parisien envoie l’un de ses reporters couvrir les événements qui secouent la Russie. Claude Anet, de son vrai nom Jean Schopfer, restera finalement en Russie durant trois ans, assistant comme « correspondant de guerre civile » à la Révolution d’Octobre. De cette période, il écrira un ouvrage « La Révolution russe de mars 1917 à juin 1918 », « pages griffonnées, écrit-il, chaque soir, dans la fièvre des journées prodigieuses ».
Arrêté par les bolcheviks, emprisonné, il parvient à s’enfuir tout en perdant ses biens personnels dont le fameux tableau d’Ingres. Claude Anet, nom emprunté au rival de Jean-Jacques Rousseau dans le cœur de madame de Warens, se fera connaître plus tard en écrivant « Mayerling ».
John Reed est arrivé à Petrograd en septembre 1917, accompagné de son épouse Louise Bryant. Ce journaliste, militant engagé, a auparavant couvert l’insurrection au Mexique et la guerre du Colorado avant de gagner les fronts de 14-18. De la Révolution d’Octobre, il tirera une chronique « Dix jours qui ébranlèrent le Monde », avertissant d’emblée le lecteur : « Ce livre est de l’histoire sous pression, telle que je l’ai vue. Il ne prétend être rien d’autre qu’un compte rendu détaillé de la révolution de Novembre, lorsque les Bolcheviks, à la tête des ouvriers et des soldats, se sont emparés du pouvoir en Russie et l’ont placé entre les mains des soviets. Dans la lutte, je n’étais pas neutre. Mais lorsqu’il s’est agi de relater l’histoire de ces grandes journées, je me suis efforcé de contempler le spectacle avec les yeux d’un reporter consciencieux, attaché à dire la vérité. »
A plusieurs reprises, John Reed retourne aux Etats-Unis où son ouvrage paraît à New York en janvier 1919. Arrêté en Finlande et emprisonné, il doit à l’action de son épouse d’être libéré et de regagner l’U.R.S.S. de Lénine en 1920. Atteint du typhus, il décède à Moscou le 17 octobre de la même année, à l’âge de 33 ans. Son corps est enterré dans le mur du Kremlin. Le réalisateur Warren Beaty lui consacrera un film en 1981 : « Reds ».
Serguei Eisenstein est un fidèle serviteur de la Révolution qu’il célèbre dans ses deux films cultes : « Le cuirassé Potemkine » (1925) et « Octobre » (1928). Le mouvement qu’il donne dans de nombreuses scènes en utilisant des plans larges donne aux spectateurs l’impression que la prise du Palais d’Hiver et la révolution bolchévique sont le fait de manifestations de masse, démontrant le soutien populaire envers les bolcheviks. Une théorie soutenue dans l’ouvrage de John Reed : « Ce n’est pas un compromis avec les classes possédantes ou avec les politiciens, ni un effort de conciliation avec l’ancien appareil d’Etat qui a porté les bolcheviks au pouvoir. Ils ne l’ont pas conquis davantage par la violence organisée d’une petite clique. Si, dans toute la Russie, les masses n’avaient pas été prêtes à s’insurger, l’insurrection aurait échoué. Le succès des bolcheviks n’a qu’une seule explication : ils ont réalisé les vastes et simples aspirations des plus larges couches du peuple qu’ils appelèrent à démanteler et à détruire le monde ancien pour entreprendre ensuite, tous ensemble, dans la fumée des ruines écroulées, l’édification de la charpente d’un monde nouveau. »
Une vision dont s’écartent aujourd’hui les recherches historiques. Certes, la révolution de février 1917 qui aboutît à la chute du tsarisme découle d’un grand mouvement de grèves et de manifestations populaires, parfois violentes. Certes, des troubles sociaux agitent les campagnes et les villes depuis le mois de septembre. Tout comme dans l’armée, épuisée par les combats depuis 1914. John Reed écrit : « La situation devenait de jour en jour plus chaotique. Les soldats, qui désertaient le front par centaines de milliers, refluaient comme une vaste marée et erraient sans but à travers tout le pays. Les paysans, fatigués d’attendre leurs terres et exaspérés par les mesures répressives du gouvernement, incendiaient les châteaux et massacraient les propriétaires terriens. Des lock-out et des grèves immenses secouaient Moscou, Odessa et le district minier du Donetz. Les transports étaient paralysés, l’armée mourait de faim et les grandes villes manquaient de pain. »
Certes, dès le 16 octobre, le comité central bolchevik appelle à l’insurrection. Pourtant, alors que la prise du pouvoir est décidée le 23 octobre par les bolcheviks, Petrograd semble vaquer tranquillement à ses occupations. Les usines fonctionnent. Rues et tramways sont remplis d’une population qui semble étrangères à toute insurrection.
Le 22 octobre, un événement passe presque inaperçu : le ralliement de la garnison de Petrograd, forte de 150 000 hommes, au comité militaire révolutionnaire. La peur de partir au front alors que les Allemands sont à quelques dizaines de kilomètres de Petrograd a prévalu. Léon Trotski a bien travaillé. Le pouvoir en place dirigé par Kerenski perd d’un seul coup le commandement militaire. Désormais, le pouvoir est à portée de main. Lénine le sait et ordonne d’agir vite. Les arsenaux sont pillés. Le 24 octobre, les troupes commandées par Trotski s’emparent de la forteresse Pierre-et-Paul, au cœur de Petrograd. Des affiches qui stigmatisent « la contre-révolution, qui a relevé sa tête criminelle » sont placardées sur les murs. Le central télégraphique et téléphonique tombe de même que la poste centrale. Tandis que Kerenski part sur le front chercher des renforts qui ne le suivront pas. Tout s’enchaîne dès lors.
Le 25 octobre au matin, Lénine proclame à tous les citoyens de Russie : « Le gouvernement provisoire est destitué, le pouvoir est passé au Comité militaire révolutionnaire, qui est la tête du prolétariat et de la garnison de Petrograd. » Au Palais d’Hiver, seuls quelques centaines de junkers et un bataillon de femmes assurent la protection des membres du gouvernement et du Parlement.
A 21 heures 40, au signal d’un fanal rouge hissé depuis la forteresse Pierre-et-Paul, le croiseur Aurora tire un seul coup de canon à blanc qui ébranle le Palais d’Hiver. L’assaut est donné par quelques centaines de combattants. Bien loin de la foule se précipitant comme un seul homme dans le film d’Eisenstein. Un assaut qui ressemble plus à un putsch militaire organisé qu’à une insurrection populaire. Quatre heures plus tard, au milieu de la nuit, les membres du gouvernement et les députés sont arrêtés. Claude Anet écrit : « Les bolcheviks s’emparent des petits junkers blanc et rose, si propres, si soignés, enfants de bourgeois lavés et astiqués, qui apprennent encore l’art de la guerre, et les massacrent. »
Un autre combat se déroule à l’institut Smolny depuis 22 heures. Mencheviks et socialistes-révolutionnaires s’insurgent contre ce qu’ils nomment « une aventure criminelle ». Trotski balaie d’un ton méprisant leurs critiques : « Vous êtes de pauvres types, des faillis. Votre rôle est terminé. Allez là où est votre place, dans les poubelles de l’Histoire. »
John Reed raconte : « C’est ainsi, dans le fracas de l’artillerie, dans l’obscurité, au milieu des haines, de la peur et de l’audace la plus téméraire, que naquit la nouvelle Russie (…) Pareils à un fleuve noir emplissant toute la rue, sans chants ni rires, nous passions sous l’Arche Rouge (…) De l’autre côté de l’Arche, nous priment le pas de course, nous baissant et nous faisant aussi petits que possible, puis, nous rassemblant derrière le piédestal de la colonne d’Alexandre (…) Après être restés quelques minutes massée derrière la colonne, la troupe, qui se composait de quelques centaines d’hommes, retrouva son calme et, sans nouveaux ordres, d’elle-même, repartit en avant. Grâce à la lumière qui tombait des fenêtres du Palais d’Hiver, j’avais réussi à distinguer que les deux ou trois cents premiers étaient des gardes rouges, parmi lesquels étaient disséminés seulement quelques soldats (…) Un soldat et un garde rouge apparurent dans la porte, écartant la foule : ils étaient suivis d’autres gardes, baïonnette au canon, escortant une demi-douzaine de civils qui avançaient l’un derrière l’autre. C’était les membres du Gouvernement provisoire (…) Nous sortîmes dans la nuit glacée, toute frémissante et bruissante de troupes invisibles, sillonnées de patrouilles (…) Sous nos pieds, le trottoir était jonché de débris de stuc de la corniche du Palais qui avait reçu deux obus du croiseur « Aurora ». C’était les seuls dégâts causés par le bombardement. Il était trois heures du matin. Sur la Nevski, tous les becs de gaz étaient de nouveau allumés; le canon de 3 pouces avait été enlevé et seuls les gardes rouges et les soldats accroupis autour des feux rappelaient encore la guerre (…) A Smolny, des bureaux du Comité Militaire Révolutionnaire semblaient jaillir des éclairs, comme d’une dynamo travaillant à trop grande puissance. »
La Révolution d’Octobre a duré quatre heures. Fait à peine 200 victimes. L’insurrection gagne les autres villes : Moscou, Odessa… où les combats sont plus violents. Mais Lénine a vu juste. « Maintenant, triomphe-t-il, nous abordons l’édification de l’ordre socialiste. » Trois décrets voient immédiatement le jour : tout le pouvoir aux soviets, la paix et la terre aux paysans. L’opposition reste toutefois importante aux bolcheviks de la part des mencheviks, des blancs favorables au tsarisme, des anarchistes de Makhno… La guerre civile et une sanglante répression conforteront le pouvoir de Lénine. L’impact de la Révolution d’Octobre dans le Monde est important : socialistes et communistes se divisent. Cause parmi d’autres, la crainte en Europe d’une bolchévisation amène au pouvoir des régimes d’extrême droite.
Staline, la guerre froide, le mur de Berlin, la mort de Jan Palach en Tchécoslovaquie, le goulag découlent de cette Révolution d’Octobre qui n’est qu’un coup d’état. Et la dictature du prolétariat telle que pratiquée en U.R.S.S., une nouvelle forme de dictature. Qui durera soixante-quatorze ans. Jusqu’à l’effondrement de l’U.R.S.S.


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