27 avril 1848. L’abolition de l’esclavage
Ce 19 mai 1949, le jardin du Luxembourg s’illumine d’un V de lumière, en hommage aux deux hommes en passe d’être « panthéonisés » le lendemain : Victor Schœlcher et le guyanais Félix Eboué, ancien gouverneur du Tchad. Quelques heures plus tôt, une cérémonie s’est déroulée devant l’Arc de triomphe. Le 20 mai 1949, le président de la République Vincent Auriol, au rythme de la Marche funèbre de Chopin, les fait entrer au Panthéon, accompagnés des cendres du père de Schœlcher, inséparables dans la mort selon les vœux de son fils.
La décision a été prise l’année précédente afin de fêter le centenaire de l’abolition de l’esclavage par la France. En réalité, l’idée avait été émise dès 1938 mais la guerre l’avait éclipsée. Il revient ainsi à Gaston Monnerville, président du Conseil de la République (Sénat) et métis de la Guyane, de revenir sur ce transfert des cendres de Schœlcher, enterré avec son père au Père-Lachaise, le 5 janvier 1894. « En lisant à haute voix, du fauteuil présidentiel, ce texte de loi, bref et clair qui consacrait l’immortalité de Schœlcher, écrit-il, j’étais violemment ému. Je voyais surgir autour de moi, et monter, comme une résurrection subite, la cohorte innombrable de tous ces opprimés qui pendant des siècles, avaient souffert de la servitude, et qui, par ma voix devenue la leur, criaient en cet instant : Schœlcher a bien mérité l’Humanité. »
Ironie du sort, Gaston Monnerville échouera à l’élection à la présidence de la République en 1953 face à René Coty parce qu’il était… noir.
Le 27 avril 1848, neuf articles règlent la question de l’esclavage dans les colonies et les possessions françaises. En préambule, le décret énonce « que l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine : qu’en détruisant le libre arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et des devoirs ; qu’il est une violation flagrante du dogme républicain : Liberté, Egalité, Fraternité ».
L’article 5, afin de contenter les Colons, leur accorde une indemnité réglée par l’Assemblée Nationale. Le prix de la liberté suffira aux esclaves enfin libres pour lesquels aucune indemnité est prévue. Le gouvernement provisoire de la République issu de la Révolution de février 1848 ne fait, par ce décret, que renouveler la décision des conventionnels de 1794. « La Convention déclare l’esclavage des nègres aboli dans toutes les colonies ; en conséquence, elle décrète que tous les hommes, sans distinction de couleurs, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution (16 pluviôse An II. 4 février 1794). Pourtant, cinq ans plus tôt, dans la nuit du 4 août, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt s’était retrouvé bien seul à l’Assemblée, dans l’enthousiasme de l’abandon des privilèges, à faire reconnaître le principe d’égalité devant la Loi pour les esclaves.
La Grande Déportation débute avec la découverte du Nouveau Monde. L’exploitation des terres par les puissances européennes provoque la mise en place du commerce triangulaire et de la traite négrière. Durant quatre siècles, l’Afrique est saignée à blanc, atteignant son apogée aux XVIIIe et XIXe siècle. Pourtant, durant cette période, à travers l’Europe, des voix s’élèvent contre cette atteinte aux droits humains, réfutant les conditions économiques mises en avant par les Colons pour justifier l’esclavage. C’est le cas des philosophes des Lumières, même si parfois comme chez Montesquieu et Voltaire, les images défavorables aux Noirs véhiculées depuis le Moyen Age restent prégnantes. Le chevalier de Jaucourt dans son article de L’Encyclopédie sur « La Traite des Nègres » écrit : « On dira peut-être qu’elles seraient bientôt ruinées, ces colonies, si l’on y abolissait l’esclavage des nègres. Mais quand cela serait, faut-il conclure de là que le genre humain doit être horriblement lésé, pour nous enrichir ou fournir à notre luxe ? Il est vrai que les bourses des voleurs des grands chemins seraient vides, si le vol était absolument supprimé : mais les hommes ont-ils le droit de s’enrichir par des voies cruelles et criminelles ? Quel droit a un brigand de dévaliser les passants ?
« A qui est-il permis de devenir opulent, en rendant malheureux ses semblables ? Peut-il être légitime de dépouiller l’espèce humaine de ses droits les plus sacrés, uniquement pour satisfaire son avarice, sa vanité, ou ses passions particulières ? Non… Que les colonies européennes soient donc plutôt détruites, que de faire tant de malheureux !
« Mais je crois qu’il est faux que la suppression de l’esclavage entraînerait leur ruine. Le commerce en souffrirait pendant quelque temps : je le veux, c’est là l’effet de tous les nouveaux arrangements, parce qu’en ce cas on ne pourrait trouver sur-le-champ les moyens de suivre un autre système ; mais il résulterait de cette suppression beaucoup d’autres avantages.
« C’est cette traite des nègres, c’est l’usage de la servitude qui a empêché l’Amérique de se peupler aussi promptement qu’elle l’aurait fait sans cela. Que l’on mette les nègres en liberté, et dans peu de générations ce pays vaste et fertile comptera des habitants sans nombre. Les arts, les talents y fleuriront ; et au lieu qu’il n’est presque peuplé que de sauvages et de bêtes féroces, il ne le sera bientôt que par des hommes industrieux. »
Dans son « Contrat social », Rousseau démontre la contradiction entre l’esclavage et le droit : « Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclavage est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclave et droit, sont contradictoires ; ils s’excluent mutuellement. Soit d’un homme à un homme, soit d’un homme à un peuple, ce discours sera toujours également insensé : « Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira, et que tu observeras tant qu’il me plaira”. »
L’économiste Adam Smith réfute en 1776 l’idée que l’abolition de l’esclavage provoquera la ruine des colonies : « L’expérience de tous les temps et de toutes les nations, je crois, s’accorde pour démontrer que l’ouvrage fait par des esclaves, quoiqu’il paraisse ne coûter que les frais de leur subsistance, est, au bout du compte, le plus cher de tous. Celui qui ne peut rien acquérir en propre ne peut avoir d’autre intérêt que de manger le plus possible et de travailler le moins possible. Tout travail au-delà de ce qui suffit pour acheter sa subsistance ne peut lui être arraché que par la contrainte et non par aucune considération de son intérêt personnel. »
Olympe de Gouges s’insurgera en 1788 sur les conditions des esclaves : « Un commerce d’hommes ! Grand Dieu ! Et la nature ne frémit pas ? S’ils sont des animaux, ne le sommes-nous pas comme eux ? » Tout comme l’abbé Grégoire, en 1822, désignant ceux qui profitent de ce trafic : « J’appelle négrier, non seulement le capitaine de navire qui vole, achète, enchaîne, encaque et vend des hommes noirs, ou sang-mêlés, qui même les jette à la mer pour faire disparaître le corps de délit, mais encore tout individu qui, par une coopération directe ou indirecte, est complice de ces crimes. »
Des sociétés comme celle des quakers en Angleterre ou de l’Association des Amis des Noirs fondée le 19 février 1788 par Brissot tentent d’amener leurs gouvernements respectifs à prendre des mesures abolitionnistes. En 1839, dans « son Appel aux habitants de l’Europe sur l’esclavage et la traite des nègres », la première met en avant « un pur sentiment de charité chrétienne et un ardent désir de voir se réaliser enfin l’extinction totale de l’esclavage, et l’abolition immédiate de la traite des nègres… et nous croyons remplir notre devoir de chrétiens en plaidant, avec toute l’énergie dont nous sommes capables, la cause des enfants de l’Afrique, victimes depuis longtemps d’une si intolérable oppression, et de la plus barbare tyrannie. »
Ce que les Conventionnels avaient décidé en 1794, Bonaparte va le détricoter sous la pression des Colons. Le 30 Floréal An X (20 mai 1802), l’esclavage est légalisé, les citoyens de couleur perdant leur liberté et leur salaire. Le Premier Consul a privilégié le souci de rétablir la présence coloniale de la France aux Antilles, alors soumises à l’agitation indépendantiste notamment à Saint-Domingue avec Toussaint Louverture aux dépens de la morale et de l’humanité. Cette politique se terminera par un fiasco militaire et l’indépendance d’Haïti en 1804. La même année, Victor Schœlcher voit le jour.
Victor Schœlcher est un homme du XIXe siècle, qu’il embrasse de sa naissance en 1804 à sa mort en 1893. Républicain engagé, très cultivé, s’intéressant à la littérature et à la musique, il fait de l’abolition de l’esclavage le combat de toute une vie. Pourtant, Victor Schœlcher reste mesuré dans ses propos et dans ses actions, préférant au départ une abolition progressive qui tient compte à la fois de la situation des esclaves et de celle des planteurs.
A la différence de la plupart des abolitionnistes, Schœlcher agit en homme de terrain, se rend sur place, dialogue avec les différents acteurs avant de se forger une opinion et de s’en tenir définitivement à des principes. « J’aime vos esclaves parce qu’ils souffrent, écrit-il en s’adressant aux Colons. Je vous aime parce que vous avez été bons et généreux pour moi. » Ce qui ne l’empêche pas de parler de « crime de lèse-humanité » en évoquant traite et esclavage.
Peu enclin à reprendre l’entreprise paternelle de porcelaine, après de solides études à la Sorbonne, Victor Schœlcher est envoyé à 24 ans par son père prospecter de futurs marchés dans le Nouveau-Monde. Un parcours qui le mène de la Louisiane au Mexique puis à Cuba. Le choc est terrible, confronté à l’exploitation des Noirs dans les plantations.
De retour en 1830 où la Révolution vient d’éjecter du trône Charles X pour le remplacer par Louis-Philippe, Victor Schœlcher décide de se lancer dans le journalisme tout en adhérant au fouriérisme et à la franc-maçonnerie. Très indépendant, il ne rejoint pas les cercles abolitionnistes mais préfère voyager au Moyen Orient et en Afrique, se rendant sur l’île de Gorée (Sénégal), plaque tournante de la traite négrière.
Durant tout ce temps, son père le soutient, lui versant une rente qui lui permet de vivre. En 1832, le décès paternel l’oblige à vendre l’entreprise familiale. Au retour de son second voyage aux Caraïbes, il publie un ouvrage de 500 pages au titre sans concession : « Colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage ». Il écrit : « Si, comme le disent les colons, on ne peut cultiver les Antilles qu’avec des esclaves, il faut renoncer aux Antilles. La raison d’utilité de la servitude pour la conservation des colonies est de la politique de brigands. Une chose criminelle ne doit pas être nécessaire. Périssent les colonies, plutôt qu’un principe. »
Nous sommes en 1848. Cela fait quinze années que l’Angleterre a aboli l’esclavage dans ses colonies. Schœlcher est en voyage quand la Révolution de février enterre définitivement la monarchie et rétablit la République. Il rentre précipitamment à Paris, obtient dans le gouvernement provisoire d’Arago, une place de sous-secrétaire d’Etat aux Colonies et à la Marine. Il préside également la commission d’abolition. Deux postes qui lui permettent de faire voter le décret d’abolition de l’esclavage. La même année, il est élu député de la Martinique avant d’être battu en 1849. L’année suivante, il se présente en Guadeloupe où il remporte le siège de député face à Alexandre Dumas.
Si son combat puis sa victoire pour l’abolition de l’esclavage ont fait connaître Victor Schœlcher, n’oublions pas que ce républicain de gauche, toujours fidèle à ses idéaux, continue de se battre pour d’autres causes. En 1851, quand il s’oppose, sur les barricades au coup d’état du prince-président Bonaparte. Un long exil commence qui se termine en 1870 avec l’avènement de la Troisième République. Refusant l’amnistie accordée par l’Empereur aux proscrits de 1851, il vit à Londres, correspond avec Victor Hugo et se passionne pour la musique, écrivant un livre sur Haendel.
Réélu député de la Martinique en 1871 où personne n’a oublié son nom et son action, il milite désormais pour l’abolition de la peine de mort et l’indemnisation aux proscrits de l’Empire.
En 1875, il est élu sénateur, poste qu’il conserve jusqu’à sa mort, le 25 décembre 1893, à Houilles. Sans famille, il lègue sa fortune (18000 livres) à la Bibliothèque nationale de France.
Durant tout ce temps, les idées abolitionnistes ont fait leur chemin, en Europe et aux Etats-Unis dont le 13e amendement à la Constitution énonce, le 18 décembre 1865 : « Ni esclavage, ni aucune forme de servitude involontaire ne pourront exister aux Etats-Unis, ni en aucun lieu soumis à leur juridiction. »
Le 10 décembre 1948, l’article 4 de la Déclaration universelle garantit que « nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes ».
Pourtant, en 2016, selon une enquête de l’ONG Walk Free effectuée dans 167 pays, l’esclavage moderne concernerait 45,8 millions de personnes présentes dans l’ensemble des pays étudiés dont la France qui en compterait 8600. Cet esclavage n’a rien à voir avec celui ayant eu cours aux XVIIIe et XIXe siècles. Prostitutions, travail forcé et trafic d’êtres humains se développent principalement en Inde (18,5 millions) et en Chine (3,39 millions). Combien faudra-t-il de journée internationale pour l’abolition de l’esclavage (2 décembre) pour voir cette atteinte aux droits de tous les hommes définitivement éradiquée ?


Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !