3 décembre 1967. Christiaan Barnard. Atout cœur !
L’année 1967 débute par une marée noire ! Le 18 mars, le pétrolier Torrey Canyon chavire avec ses 117 000 tonnes de pétrole brut, souillant les côtes anglaises et françaises et suscitant la colère des riverains et une vive émotion populaire après l’une des plus importantes catastrophes écologiques. En Grèce, les militaires putschistes poussent vers la sortie le roi de Grèce et son épouse. Deux mois plus tard, en juin, la guerre des Six Jours enflamme le Proche-Orient, qui se termine par la victoire éclair des troupes de Moshé Dayan, annexant le Sinaï. En Europe, le traité de la Communauté européenne entre en vigueur, premier pas vers son unité. Le 9 octobre, le monde apprend la mort du Che, assassiné par les militaires boliviens, ouvrant un culte qui n’a cessé de grandir, un demi-siècle plus tard. Pourtant, à cette époque, un homme lui vole la vedette médiatique. Il s’appelle Christiaan Barnard. Ce chirurgien cardio-thoracique exerce au Groote Schuur Hospital du Cap, en Afrique du Sud. L’intervention qu’il va pratiquer, ce 3 décembre 1967, étonnera la communauté scientifique et lèvera un tabou médical.
Né d’un père pasteur à la vie modeste, Barnard suit des études à la faculté de médecine du Cap. Une vocation qui trouve ses racines dans la mort de son frère Abraham, victime à 5 ans d’une pathologie cardiaque. Diplômé à 24 ans, il poursuit sa formation aux Etats-Unis après dix années comme médecin généraliste. Il y reste deux ans, se spécialisant dans la chirurgie cardio-thoracique à l’université du Minnesota. Le choix de cette université n’est pas dû au hasard. C’est dans ses laboratoires que, le 2 décembre 1951, deux professeurs, Walton Lillehei et John Lewis, ont pratiqué une première opération à cœur ouvert. Et c’est dans cette même université qu’exerce le professeur Norman Shumway, un ponte de la chirurgie cardiaque, qui apprend à Barnard à opérer sur des cobayes chiens.
De retour au Cap en 1958, le cardiologue intègre l’équipe du Groote Shuur Hospital avant d’en prendre la direction en 1961. Christian Barnard ne fait pas qu’exercer. Il continue ses recherches expérimentales sur les animaux, convaincu qu’un jour elles pourront s’appliquer sur l’homme et sauver des vies. A l’exemple du professeur Shumway. Seul problème : la loi interdit la greffe d’un cœur battant, l’état de mort cérébrale n’étant pas reconnu par la communauté scientifique et les états.
L’attente d’un nouveau cœur ! Le seul espoir de Louis Washkansky, un homme d’affaires de 54 ans, dont le cœur menace à chaque instant de s’arrêter de battre après trois crises cardiaques. Ce cœur, ce sera celui d’une jeune femme de 25 ans, Denise Darvall. Dans la nuit du 3 décembre 1967, elle est grièvement blessée dans un accident au cours duquel décède sa mère. Les secours la transportent en urgence à l’hôpital de Groote Shuur où un neurochirurgien qui la reçoit constate son état de mort cérébrale. Mais son cœur bat ! Et celui de Washkansky menace à tout moment de s’éteindre. Effondré, le père de Denise autorise le prélèvement du cœur de sa fille. Christian Barnard n’hésite pas. Un médecin exerce pour sauver des vies. Non pour attendre de voir mourir son patient à petit feu sans rien tenter. Washkansky accepte d’être greffé. Une première mondiale !
Les recherches précédentes de Barnard ont permis de mettre en place un protocole bien précis. Tout doit aller très vite. Arrivé à 3 heures 01 au bloc opératoire, le receveur est relié à un appareil cardio-pulmonaire. Lorsque la température de son corps est abaissée à 30°, le chirurgien et son équipe d’une trentaine de personnes lui retire son cœur fatigué. Entre-temps, celui de Denise Darvall est prélevé après une opération de deux minutes qui consiste à baisser la température de son corps à 26°, de sectionner l’aorte puis d’apporter sans tarder l’organe enveloppé dans une préparation de sérum physiologique salé vers la salle d’opération. Le moment est alors venu de greffer le cœur en assemblant les ventricules et en raccordant l’aorte puis à réchauffer le corps jusqu’à 36° avant de contracter les ventricules au moyen d’électrodes. 3 heures et 12 minutes ont suffi pour réaliser la première greffe du cœur de l’histoire. Un exploit médical qui époustoufle le monde entier. Même si d’autres greffes avaient précédé celle de Barnard. A Chicago, en 1950, le chirurgien Richard H. Lawler a déjà réussi la première transplantation de reins. Dix ans plus tard, son collègue de Denver, Thomas Earl Starzl, transplantera un foie sur trois patients.
Au-delà de la greffe, Christiaan Barnard ouvre la porte à l’idée d’une reconnaissance de l’état de mort cérébrale par les autorités alors que jusqu’ici la seule base légale était l’arrêt du cœur.
Les médias affluent au Cap, dans une Afrique du Sud mise au ban de l’O.N.U. pour sa politique de l’apartheid. La « belle gueule » de Barnard fait la une des journaux. Pourtant, rien n’est encore gagné. Sans recul, l’équipe de Barnard ne possède aucune certitude quant à la durée de vie de Louis Washkansky. Surtout que leur patient est touché, quelques jours plus tard, par une infection qui provoque le rejet de la greffe et son décès, dix-huit jours à peine après son opération. Hasard du calendrier, à New-York, le chirurgien Adrien Kantrowitz a, trois jours après Barnard, effectué une greffe du cœur sur un nouveau-né, décédé seulement au bout de six heures.
Au Cap, Barnard ne se résigne pas devant ce premier échec. Le 2 janvier 1968, il opère le dentiste Philip Blaiberg, âgé de 58 ans, en remplaçant son cœur fatigué par celui d’un jeune pêcheur décédé. Pour diminuer le risque d’infection, le traitement antirejet est diminué. Le monde, est, cette fois, au chevet du malade, suivant jour après jour, l’évolution de son état de santé. Cette fois, la greffe a pris. Pourtant, le patient décèdera au bout de sept mois. Mais c’est déjà un premier succès.
Barnard est un pionnier qui ouvre la voie à ses collègues. Et, de fait, une centaine de transplantations se déroule durant l’année 1968. En particulier, celle réalisée à l’hôpital La Pitié-Salpêtrière, à Paris. Deux jeunes chirurgiens cardiaques, Christian Cabrol et Gérard Guiraudon, opèrent, le 27 avril, Clovis Roblain, sans l’autorisation de leur chef de service, le professeur Maurice Mercadier, encouragés aussi par l’avis de l’Académie de Médecine qui vient de décider que la mort cérébrale peut être considérée comme une mort légale.
Cabrol a été à bonne école. Comme Barnard, il a prolongé ses études à l’université du Minnesota où il rencontre le médecin afrikaner et le professeur Shumway. Ce 26 avril, le chirurgien profite de l’état de mort cérébrale d’un homme victime d’un accident sur la voie publique pour tenter la première transplantation du cœur européenne. Mais, comme au Cap, Clovis Roblain ne survivra que quelques jours à la greffe, décédant le 30 avril d’une embolie pulmonaire. Par la suite, comme l’indique le titre de son livre paru en 1987, Christian Cabrol réalisera 400 greffes cardiaques avec un succès grandissant au fil des progrès successifs, notamment à partir des années 80 et l’apparition de la Cyclosporine (un immunosuppresseur).
« J’étais, raconte Barnard en 1967, le samedi un chirurgien parmi d’autres en Afrique du Sud, le lundi suivant, j’étais connu dans le monde entier. » Une « success story » qui ne se démentira pas par la suite. Reçu dans le monde entier, le professeur Barnard continue au Cap d’opérer. En 1969, il transplante Dorothy Fisher, lui offrant un gain supplémentaire de vie de 24 ans. Deux ans plus tard, il pratique une double transplantation cœur-poumons avant de prendre sa retraite en 1983, victime de rhumatismes aux mains. Il s’installe alors en Autiche. Infatigable, il continue ses recherches… s’intéressant au vieillissement. Un sujet qui l’obsède. Il crée même en 1986 une crème anti-âge, le Glycel, qui sera vite retirée du marché. Une zone d’ombre sur une carrière remarquable. Avant son décès sur l’île de Chypre, le 2 septembre 2001, victime d’une crise… d’asthme.
Emmanuel Vitria reste le plus célèbre des transplantés du cœur. Opéré le 27 novembre 1968 dans le service du professeur Jouve, à la clinique Cantini de Marseille, par le chirurgien Edmond Henry et son équipe, il décède 18 ans, 5 mois et 13 jours plus tard, à l’âge de 67 ans. Non d’un accident cardiaque mais du cancer des poumons, Emmanuel Vitria n’ayant jamais renoncé à la cigarette. Le professeur Henry, lui, s’était éteint en 1972, victime d’une crise… cardiaque.
Avant Vitria, un second transplanté a reçu les honneurs des médias. Le révérend-père Boulogne n’en a plus que pour quelques semaines à vivre. Alors que les événements de mai précipitent étudiants et ouvriers dans la rue, il reçoit le cœur d’un homme, M. Gougirand. La décision doit être prise rapidement. Pas simple car quelques semaines plus tôt, le premier greffé du cœur, Clovis Roblain, n’a survécu que trois jours. Le révérend-père décide d’être opéré, le 12 mai. Revenu dans sa paroisse, il sillonne ensuite la France pour faire appel aux dons. Mais fatigué, il décède le 18 octobre 1969, cinq mois après son opération. A l’annonce de la nouvelle de son décès, le professeur Dubost qui l’a opéré, révèle : « J’arrête les transplantations tant que les immunologistes n’auront pas trouvé un médicament vraiment efficace pour éviter le rejet. »
Le record de longévité est détenu par l’anglais John Mc Cafferty, greffé le 20 octobre 1982 à l’âge de 39 ans et qui décède le 10 février 2016 à l’âge de 73 ans.
Aujourd’hui, en France, 12 000 patients sont en attente d’une greffe. Un chiffre trois fois supérieurs aux organes prélevés annuellement, provoquant le décès de 200 personnes par manque de dons. Au début du XXIe siècle, on recense plusieurs dizaines de milliers de transplantations cardiaques. C’est dire, en jouant atout cœur, la portée de la première greffe réalisée par Christian Barnard !


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