1942. Le Tour détourné.
Deux années après la défaite, la France occupée tente de survivre sous le joug nazi tandis qu’au sud, le gouvernement vichyste du maréchal Pétain se fourvoie dans la politique de la Collaboration active. Séparant ces deux zones : la ligne de démarcation que les Français de la zone occupée ne peuvent franchir que sur présentation d’un ausweis délivré par les autorités allemandes.
Durant toutes ces années noires où les Français ne songent qu’à se nourrir face au pillage généralisé de nos productions agricoles, le sport demeure un des rares moments de distraction pour tenter d’oublier la difficile épreuve de la défaite et des privations. Et qui mieux que le vélo, devenu un moyen de locomotion indispensable en ce temps de pénurie d’essence, peut encore attirer les foules et soulever les passions ?
La trente-troisième édition du Tour de France 1939 s’achève quand les hostilités commencent. Avec la Drôle de guerre, l’espoir demeure que la course la plus populaire puisse se dérouler durant l’été 1940. Mais la débâcle française met un terme à la volonté d’Henri Desgrange, qui décède quelques semaines plus tard, le 16 août 1940. L’épreuve mythique a-t-elle définitivement vécue ? Pas encore. Devenus les maîtres du pays, les Nazis ne sont pas opposés à un nouveau départ, démontrant leur volonté d’un retour rapide à la normale. Problème : le successeur d’Henri Desgrange à la tête de L’Auto, Jacques Goddet, propriétaire également du Vel d’Hiv’ et du Parc des Princes, leur oppose, avec courage, une fin de non-recevoir. Sa position est pourtant bien difficile à tenir. Comment refuser une telle demande alors que son journal ne paraît que sur la bonne volonté de l’autorité allemande ? Sans compter que l’actionnaire majoritaire n’est autre qu’un puissant consortium suisse-allemand, proche des Nazis et que les deux autres grandes compétitions cyclistes (le Giro et la Vuelta) se déroulent comme si de rien n’était. S’ajoutent à cet ensemble de difficultés le passage compliqué de la ligne de démarcation et la pénurie d’essence qui risque de compliquer la tâche de l’organisation.
Qu’à cela ne tienne ! Si L’Auto ne veut pas relancer le Tour, un autre journal s’y emploiera et en touchera les dividendes. Cette mission échoit à un ancien journaliste de l’Auto, Jean Leulliot, responsable de la rubrique sportive au sein du journal collaborationniste La France Socialiste. L’homme n’a pas d’état d’âme. Il propose une course d’envergure nationale dont le parcours se partagera entre zone occupée et non occupée. Leulliot sait que les Allemands soutiennent sa démarche et favoriseront le passage de la ligne de démarcation. Quant à Pétain et Laval, ils applaudissent des deux mains. Si le Tour de France, en tant que tel, ne ressuscite pas, le nouveau Circuit de France y ressemble étrangement. Six étapes conduiront les coureurs de Paris jusqu’à Lyon avec retour vers la capitale, agrémentées de deux passages de la ligne de démarcation à Chauvigny et à Chalon-sur-Saône. Soit 1650 kilomètres dont 350 kilomètres pour la seule étape Dijon-Paris. Est-ce la difficulté de la course qui doit se courir à l’automne dans des conditions météorologiques peut-être défavorables ? Ou bien est-ce par esprit de résistance ou par amitié pour Jacques Goddet ? Toujours est-il que le Circuit de France de Jean Leulliot ne part pas sous les meilleurs auspices. Seulement soixante-huit concurrents qui appartiennent à six grands constructeurs de cycles, se présentent sur la ligne de départ. Le jeune champion de France Emile Idée est bien venu, mais contraint et forcé, Jean Leulliot l’ayant menacé de le dénoncer à la gestapo s’il n’obtempérait pas à sa demande. Par contre le gratin du cyclisme se fait remarquer par son absence. Point de René Vietto, de Gino Bartali, de Fausto Coppi ou du dernier vainqueur du Tour 39 Sylvère Maès. Seuls le champion du Monde Marcel Kint, Briek Schotte, Guy Lapébie ou Neuville donnent un peu de consistance à la course.
L’inexpérience des organisateurs ajoutée aux tracasseries de l’Occupation et à la difficulté d’étapes trop longues et mal ravitaillées provoquent dès le début une véritable hécatombe d’abandons. Les coureurs ne sont plus que 29 à Saint-Etienne au terme de la quatrième étape. Et c’est un peloton épuisé qui entre, deux jours plus tard dans Paris, laissant la victoire au Belge François Neuville qui l’emporte devant les Français Louis Thiétard et Louis Caput. Le coureur ne le sait pas encore mais il restera dans l’histoire du vélo comme l’unique vainqueur d’une épreuve mort-née.
Deux ans plus tard, quand sonne l’heure de la Libération, Jean Leulliot est arrêté. Jugé, il bénéficie du soutien de ses confrères. À son tour, L’Auto subit les foudres de l’épuration avant que Jacques Goddet n’obtienne l’autorisation de relancer son titre sous un nouveau nom : L’Equipe. Le Tour de France, de son côté, ne ressuscitera qu’en 1947, huit ans après sa dernière édition. Huit ans de palmarès volés aux Bartali, Coppi, Vietto, Magne ou Victor Cosson.
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