L’empreinte de leurs noms
Magie des mots aux mystérieuses origines ; mots que l’on croit bien de chez nous et qui nous viennent souvent de bien loin ; mots anciens, mots tout neufs, mots savants, mots gourmands, gros mots et mots tendres… Mots ingrats qui ont connu la gloire grâce à de généreux donateurs qui, eux, sont tombés dans la fosse inique de l’oubli.
On les appelle éponymes ou antonomases, selon la rhétorique, ces inconnus qui ont donné leur nom propre à des objets, des inventions ou des mets qui nous sont familiers. Par un enchantement spécifique à la langue française, leur nom propre est devenu commun, les précipitant dans l’anonymat.
Qui se rappelle de Louis de Béchameil, d’Eugène Poubelle ou d’Alexis Godillot ?
Le mystère de la sauce blanche. Louis de Béchameil, marquis de Nointel (1630-1703)
« Quatre pleines assiettes de soupes diverses, un faisan entier, une perdrix, une grande assiette de salade, deux grandes tranches de jambon, du mouton au jus d’ail et une assiette de pâtisseries »… petite collation ordinaire du soir servie à son Altesse Sérénissime Louis XIV découragé par l’imagination trop souvent obtuse de ses maîtres-queues.
C’est alors qu’un riche marquis entre en scène…
Louis de Béchameil, courtisan avisé mais visiblement peu attiré par le métier de la finance où excellent tous les membres de sa famille, se rend utile auprès du roi en le conseillant habilement sur les achats de la Couronne en matière d’art tout en s’octroyant à chaque transaction un substantiel bénéfice. Le Roi n’est pas dupe mais le futé marquis sait se faire pardonner en lui mitonnant avec grand talent de bons petits plats accompagnés de sauces riches et onctueuses qui ravissent le palais royal. Notre maître-saucier finit par acheter la charge de maître d’hôtel du Roi Louis le Quatorzième lequel est très certainement habité par un de ces vers que l’on dit solitaire, ce qui explique sa boulimie légendaire et son penchant démesuré pour la bonne chère.
Outre d’être parasité par un vulgaire lombric ou autre oxyure, le Quatorzième est sujet à de violents maux de dents. En vérité, sa dentition est largement pourrie, rendant la mastication d’autant plus pénible que l’orgueilleux s’efforce de cacher à ses courtisanes sa difficulté à ingérer les soupes chargées en morceaux de viande. Le marquis maître-coq a l’idée géniale de faire un roux avec du jus de viande et un peu de farine. La nouvelle sauce baptisée « béchameil » enchante Son Altesse par son velouté, sa saveur incomparable et surtout sa finesse. Le lait et la crème fraîche remplaceront le jus de viande ou le fumet de poisson bien plus tard mais pour l’heure, c’est une vraie révolution !
Une révolution culinaire s’entend, dont la paternité est contestée par les empêcheurs de mitonner en rond que sont les historiens.
Louis de Béchameil, marquis de Nointel, n’aurait fait qu’améliorer une sauce mise au point des années auparavant par François-Pierre de la Varenne, cuisinier du marquis d’Uxelles. On attribue au vieux duc d’Escars le jaloux persiflage : « Est-il heureux, ce petit Béchameil ! J’avais fait servir des émincés de blancs de volaille à la crème plus de 20 ans avant qu’il fût au monde et, voyez, pourtant je n’ai jamais eu le bonheur de pouvoir donner mon nom à la plus petite sauce ! ».
Alors nos endives sont-elles nappées de « Béchameil » ou de « la Varenne » ? Si mystère il y a, il faut avouer que la première appellation, en ayant perdu son « i » dans la saucière, est bien plus goûteuse à nos oreilles.
Pour une fleur de parmentière… Antoine-Augustin Parmentier (1737-1813)
Dans les jardins du roi, Antoine-Augustin Parmentier savoure son plaisir. Non seulement sa majesté Louis XVI vient d’accepter le bouquet de tiges fleuries qu’il a osé lui offrir, défiant l’étiquette sévère de la Cour, mais voilà qu’il en décore sa boutonnière, puis s’approchant de Marie-Antoinette, glisse une fleur de parmentière dans sa perruque poudrée.
Bientôt trente ans que cet apothicaire né à Montdidier essaie de persuader le peuple parisien des bienfaits de ce légume qu’il a découvert lors de sa détention dans les prisons du Hanovre pendant la guerre de Sept Ans.
Dès sa libération, il est nommé apothicaire-major de l’Hôtel royal des Invalides et, à ce titre, participe à un concours lancé par l’Académie de Besançon ayant pour thème : « Quels sont les végétaux qui pourraient être substitués en cas de disette à ceux que l’on emploie communément et quelle en devrait être la préparation ? »
Le sujet le passionne. Pendant sa captivité, il a été abondamment nourri par une bouillie de tubercules appelés pomme de terre et à aucun moment il n’a ressenti des malaises, des difficultés de digestion ou des troubles intestinaux. Les soldats eux-mêmes en ont copieusement mangé sans jamais se plaindre de douleurs ou de dysenterie. Parmentier est convaincu que ce tubercule est la solution aux épisodes de famine.
Son traité impressionne l’Académie des Sciences, des Belles-Lettres et des Arts mais le Parlement en interdit la culture, ce légume inconnu étant fortement soupçonné de véhiculer la lèpre ! S’ensuit une lutte acharnée entre les scientifiques et les politiques trop souvent enclins à entretenir les peurs des masses populaires. L’apothicaire continue à cultiver les précieux tubercules dans des jardins appartenant à des religieuses. Les bonnes sœurs, persuadées que tout ce qui pousse sous terre est nécessairement une tentation du diable, se plaignent au roi de la présence de cet apothicaire obstiné sur leurs propriétés et obtiennent que son poste soit supprimé ! Le sabre et le goupillon unis contre lui, Parmentier ne s’avoue pas vaincu. Autour de vingt plats à base de pomme de terre dont un fameux hachis, il invite à sa table Benjamin Franklin et Antoine Lavoisier. Conquis, les deux sommités scientifiques seront les premiers ambassadeurs de la pomme de terre et du « hachis Parmentier ». Mais le bon peuple boude encore…
Parmentier a alors recours à une ruse qui aura le mérite d’imposer définitivement la culture de la « parmentière ». Il fait planter cinquante-quatre arpents (environ deux hectares) de champs de pommes de terre sur un champ de manœuvre militaire, plaine des Sablons à Neuilly-sur-Seine. Les soldats du roi sont réquisitionnés pour garder le champ du lever au coucher du soleil. La population s’inquiète de ce trésor qu’on veut lui cacher et profitant de la nuit tombée, une escouade de malandrins dérobe les précieux tubercules assurant ainsi leur succès populaire, d’abord timide pour devenir dès le milieu du XIXe siècle, la base de l’alimentation des Français.
Louis XVI s’enorgueillit de présenter à sa table gratins, potées et autres accompagnements à base de ce nouveau légume qui est du dernier chic, et autorise le classement du tubercule dans les plantes utiles du jardin d’essai de Rambouillet. La Commune, quelques années plus tard et quelques têtes en moins, sauvera les Parisiens de la famine en 1795 grâce aux pommes de terre plantées dans les jardins des Tuileries. Pour notre modeste pharmacien, qui a gardé la tête sur les épaules, c’est la consécration, même si, contrairement à la légende, il n’est pour rien dans l’introduction de la truffe de terre en Europe, cultivée depuis des temps immémoriaux en Amérique méridionale et ramenée du Pérou par les Espagnols.
Si Parmentier est parvenu à la postérité grâce à son fameux hachis savez-vous qu’il a imposé la vaccination de la variole, alors responsable de milliers de morts, avec l’appui du général Bonaparte et d’un autre éponyme tristement célèbre… le docteur Guillotin ?
Le roi, la soubrette et les petits gâteaux. Madeleine Paulmier (1755- ?)
« Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques… »
Immortalisée par Marcel Proust, la madeleine appelle à la nostalgie de l’enfance, à ses goûters d’hiver quand s’ouvrait la boîte en bois protégeant le moelleux de ces biscuits délicats à la saveur incomparable.
Le romancier affirmait que ces savoureux coquillages étaient nés à Illiers-Combray, petit village d’Eure-et-Loire, berceau de sa famille et de ses premiers émois. Une jeune fille au doux prénom de Madeleine offrait sur la place de la bourgade aux pèlerins de Saint-Jacques, un gâteau en forme de coquille comme celle cousue sur leurs capes.
Une autre version accrédite la thèse d’une appétissante Madeleine faisant commerce de petits gâteaux qu’elle vendait dans les jardins du Palais Royal sous le Consulat. Les passants en gibus, séduits par sa jolie personne, ne résistaient pas à ses appels répétés : « C’est la belle Madeleine, qui vend des gâteaux tout chauds ! » Les gâteaux tout chauds auraient alors pris le nom de la belle.
Ecrivain et gastronome français du XVIIIe siècle, Grimod de La Reynière nous livre une nouvelle version confirmée par Alexandre Dumas. En 1755, Stanislas Leszcynski, ancien roi de Pologne et heureux père de la belle Marie épouse de son Altesse Louis XV, donne un fastueux dîner en son château de Commercy où il vit en exil. Stanislas sait recevoir, ses hôtes font honneur aux nombreux plats, ignorant tout du drame atroce qui se joue en cuisine. Le marmiton proposé à la pâtisserie vient de rendre son tablier après une violente dispute avec son chef et, honteux sacrilège, a jeté feuilletés, tartes, chocolats et autres mignardises avant de quitter les lieux !
Averti, le maître de séant est accablé. Sa réputation ne peut souffrir d’une telle déconvenue. Le Ciel est pris à témoin, les saints s’émeuvent de la tragédie et dans la minute qui suit, la timorée soubrette de la marquise Perrotin de Barmond, propose timidement de sauver le dîner en concoctant une recette de dessert léguée par sa feue grand-mère.
Les invités, habitués aux « turqueries » en vogue, sont surpris par ces gourmandises en forme de coquillage, à la belle couleur jaune-doré et au parfum suave de fleur d’oranger. À la première bouchée, ils sont conquis. La moelleuse pâte fondant dans les bouches consacre à jamais la réputation de leur hôte, lequel reconnaissant, baptise ces petites merveilles du prénom de la servante dévouée : « Madeleine ».
Introduites par la reine, les madeleines vont conquérir Versailles et de château en château, leur saveur va enchanter les papilles des aristocrates avant de se populariser, assurant à Commercy une renommée internationale.
Ingratitude des gourmands qui ont oublié Madeleine Paulmier qui sauva le roi Stanislas du déshonneur un certain soir d’été 1755 et continue d’exciter notre gourmandise.
Marie Brizard, un zeste d’histoire dans une bouteille de légende
Marie Brizard ! Un nom qui fait saliver les papilles gustatives depuis des générations au point d’être devenu une marque de fabrique… un emblème de notre patrimoine national gastronomique tant par son secret de fabrication que par l’histoire de cette femme qui a réussi à se faire un nom grâce à la célèbre bouteille remplie d’une liqueur doucereuse.
La Marie Brizard comme on se plait à nommer cette liqueur, c’est à l’origine l’association d’une femme, d’un homme et d’une recette jamais dévoilée, vieille de deux cent cinquante-quatre ans d’histoire. Excusez du peu !
Au départ, vit à Bordeaux, au siècle des Lumières, contemporain de l’illustre Montesquieu, un modeste tonnelier, à l’occasion bouilleur de crû, Pierre Brizard. Une double profession où la concurrence est vive mais le travail de bon rapport. Du merrain qui arrive par la Dordogne et le Lot transporté par les gabarres, Pierre Brizard fabrique des tonneaux pour les viticulteurs du Bordelais ; des relations maritimes que la ville portuaire entretient avec les colonies françaises d’Amérique parviennent plantes aromatiques et agrumes qu’une quarantaine de fabricants transforment en liqueur. Sans oublier tous les marins qui accostent à Bordeaux, le gosier bien en pente après des jours de mer et qui ne lésinent guère sur la chopine pour le rincer, dussent-ils abandonner aux comptoirs des tavernes une large partie de leur paye.
Alors, comme bien souvent, tout commence par une belle histoire, mâtinée d’un brin de légende car, dans le cas présent, les archives sont peu loquaces et n’interdisent rien à notre imagination souvent trop fertile.
Une histoire d’amour ? Que nenni ! En 1755, à quarante et un ans, Marie Brizard ne court plus depuis belle lurette le guilledou. Mais la fille du tonnelier a le cœur sur la main. Aussi, quand, par un soir de bruine qui ensevelit le port de Bordeaux, elle manque de trébucher sur un corps étendu à même le sol, un court instant de peur passé, elle ne prend pas ses jambes à son cou comme l’aurait fait bon nombre de ses congénères. C’est que les marins ont souvent le vin mauvais et qu’un rien, foi de marins, peut les faire chavirer dans des rixes où le couteau assume sa charge criminelle.
De fait, l’homme qui gît à ses pieds est dans un fichu état. Sa peau d’ébène laisse penser que le gaillard est originaire des lointaines Antilles ou des côtes africaines. Sur ses jambes, ses bras et son, le sang s’est coagulé sur de vilaines blessures qui ont laissé dériver des filets de sang sur la fange du chemin.
Un soupçon de respiration agite encore sa poitrine quand Marie Brizard décide, avec l’aide d’un passant, de le faire transporter chez elle pour lui apporter les premiers soins. La vie allait-elle s’écouler goutte à goutte ou la force qui semblait émaner de ce corps aux muscles noueux allait-elle le sauver d’une mort que le médecin, appelé à son chevet, concevait comme le plus probable des verdicts ?
Jour après jour, la brave Marie se tient à son chevet et lui prodigue les soins les plus attentifs. De moribond, le marin antillais devient convalescent et finit par se remettre sur pieds. Le temps arriva bientôt de répondre à l’appel de l’océan et des vents qui le ramèneraient vers son port d’attache. Un marin en bonne santé est un marin qui boit ! Pour finir de reprendre des forces, il a concocté quelques recettes de sa composition aux mélanges délicats, frais et savoureux qui sentent bon les épices et les plantes aromatiques.
On se doute bien que le père Brizard, fin connaisseur en la matière, ne reste pas insensible à ces parfums et à cette liqueur qui lui ravit comme jamais le palais. Dès lors, on peut imaginer que notre marin rétabli eut la délicatesse de remercier sa bienfaitrice en lui léguant la recette, le bougre ne se figurant pas qu’il fournissait à la famille Brizard, l’or de leur future renommée.
Un tel trésor aurait pu rester confiné dans le secret d’un tiroir de famille ou dans le cadre d’une consommation intime. Surtout lorsque l’on sait qu’en ce temps-là, à Bordeaux, sévit une quarantaine de fabricants de liqueurs cherchant non pas la pierre philosophale mais la liqueur enchanteresse propre à garantir leur fortune.
Si Marie Brizard a le cœur sur la main – de fait, le destin le lui rendra bien – elle fourmille aussi d’idées et d’entreprises. Le père Brizard n’étant plus de la première jeunesse, elle se tourne tout naturellement vers son neveu, Paul-Alexandre Brizard, marié à une fille de son frère Martial, lui soumettant la création d’une entreprise d’anisette à partir de la recette offerte par le marin et cachée précieusement dans le coffre-fort de sa maison. La recette bien sûr et non pas le marin, parti depuis belle lurette rejoindre les alizés.
Certes, depuis, la société Marie-Brizard a levé un pan du voile, insuffisamment toutefois pour arriver à percer le mystère de sa fabrication et de son goût unique : anis vert et coriandre d’Andalousie, girofle de Madagascar, iris du Maroc, vanille de Ceylan, orange et citron d’Espagne, ajout d’eau et de sucre. Des importations de tous les continents qui parvenaient sans problème au port de Bordeaux jusqu’à l’entrepôt de Marie Brizard. Personne n’en sait pas plus !
Dès lors, le petit atelier artisanal devient au fil des décennies une véritable entreprise tandis que ses concurrents bordelais disparaissent les uns après les autres. Si la liqueur désaltérante et rafraîchissante coule peut-être dans les gosiers de la noblesse versaillaise et vogue même au-delà de l’océan Atlantique, elle subit un contre-coup au moment de la Révolution française quand les produits indispensables à sa fabrication n’arrivent plus dans le port bordelais à cause du blocus imposé par les puissances hostiles à la France. Mais Marie Brizard, l’inventrice, n’est déjà plus de ce monde, laissant à ses descendants le secret d’une recette.
Passée cette période troublée, l’entreprise ne fera que progresser, comptant sur la réputation de sa liqueur, sa capacité à se diversifier et à trouver de nouveaux marchés tels le Brésil et l’Espagne qui deviendront les premiers pays consommateurs de Marie Brizard, une usine s’installant même à San Sébastian à la fin du XIXe siècle.
Au temps où la publicité vante encore les mérites des digestifs, la Marie Brizard sait conquérir de nouvelles clientèles, vantant « ses vertus hygiéniques, toniques et désaltérantes » par quelques slogans bien ciblés : « Un cadeau venu du blizzard ; Marie Brizard on ice… » Car, de fait, on prend plaisir à la déguster à l’ombre d’un parasol, laissant fondre légèrement les glaçons avant que la liqueur glacée n’envahisse le palais d’une sublime douceur.
Autre marque de fabrique : la forme de sa bouteille et de son étiquette, élaborée en 1948.
Cette évolution de la marque, qui s’adaptera à chaque époque en créant de nouveaux produits ou en se diversifiant (champagne, anis Berger, concentré Pulco ou sirops Sport…), tient au fait que l’entreprise est restée deux cent quarante ans entre les mains de la même famille. Un Conseil de l’entreprise spécifiait d’ailleurs, le 27 décembre 1879 : « Le droit sur la maison Marie Brizard est de tout temps expressément réservé aux héritiers directs du sang Roger ». Un droit qui perdurera jusqu’en 1999, date à laquelle l’entreprise Marie Brizard, déchirée par des rivalités familiales internes, passe entre les mains d’un fonds d’investissement londonien (Duke Street Capital) qui le cède en 2006 au groupe Belvédère, le siège de la société quittant alors les murs de la rue Fondaudège à Bordeaux pour Ivry au sortir d’une crise et d’un plan social drastique.
Une page se tournait, laissant derrière elle trois siècles d’histoire et un nom qui fait encore saliver notre palais.
Le marchand de plaisir. Sieur Papillot, maître-confiseur (1790- ?)
Chenapan ! Gredin ! Hors de ma vue ! Saisissant l’apprenti indélicat par les oreilles pour le jeter à la rue, maître Papillot, confiseur réputé, ne sait pas encore qu’il vient de réaliser une juteuse action commerciale.
N’est pas apprenti qui veut chez Papillot. Il faut être un peu magicien pour doser les mélanges, un peu artiste pour satisfaire aux plaisirs des yeux, être doté d’un nez délicat sachant apprécier les arômes subtils et d’un palais averti aux goûts les plus raffinés. Le geste doit être sûr et la vaillance à toute épreuve. Outre ces qualités indispensables, Papillot exige de ses employés une honnêteté rigoureuse. La confiserie comptant parmi les professions honorables, on ne saurait y tolérer des aigrefins et autres margoulins de bas-étage.
La boutique, située rue du Bât d’Argent dans le quartier des Terreaux, est prospère ; ses chocolats enchantent les papilles de la bonne société lyonnaise. En bon patron, maître Papillot terrorise scrupuleusement ses apprentis pour garantir la bonne réputation de l’échoppe ainsi que des recettes conséquentes.
Depuis plusieurs jours, il observe un grand bêta qui, quotidiennement, subtilise quelques confiseries pour les offrir de l’air le plus stupide qui soit à une jolie gourmande, laquelle croque sans vergogne dans l’objet du délit. L’œil avisé du commerçant est intrigué par un détail insolite. La belle semble satisfaire au plaisir des yeux avant de goûter le chocolat.
Après que le joli cœur impudent eut été renvoyé, l’examen des douceurs rendues par la demoiselle lui donne la clé du mystère et… de la fortune. Le séducteur en herbe griffonnait quelques mots d’amour sur le papier enroulant le bonbon, mots maladroits certes mais le procédé est génial !
« Marchand de plaisir », sieur Papillot n’en est pas moins un homme d’affaires et, dès le lendemain, chocolats et pâtes de fruit sont mis à la vente, enveloppés dans des histoires drôles ou des rébus assurant une hausse vertigineuse des ventes. Et c’est ainsi que les douceurs de Papillot sont devenues « papillotes » et hissées au rang de « reines des gourmandises ».
Il se murmure que l’histoire ne serait qu’une fable et maître Papillot, une légende inventée par un confiseur lyonnais désireux de donner à ses confiseries une légitimité historique.
Quoiqu’il en soit le nom est bien joli qui évoque la forme gracieuse des papillons pour ces friandises intimement liées à nos Noëls d’enfance.
« Voilà du papillon le destin enchanté ! Il ressemble au désir, qui jamais ne se pose… » Alphonse de Lamartine.
Variations solognotes autour d’une tarte. Les sœurs Tatin : Stéphanie (1838-1917) – Caroline (1847-1911)
Les maîtres-queux connaissent bien ce « coup de feu » qui précède l’arrivée de la clientèle, mélange de tension et de crainte que les artistes appellent le trac. Tout doit être parfait, plus le temps de gâter la sauce, de tomber la salière dans le plat ou d’oublier le faisan au four.
Stéphanie, « droite, franche d’égale humeur en toute circonstance » s’active, véritable fée des fourneaux. Là voilà qui goûte une sauce, vérifie l’assaisonnement des petits légumes qui accompagneront gibiers à poil et à plumes, ajoute un peu de crème par-ci, un soupçon de muscade par-là. Chaque jour, il faut inventer pour surprendre, régaler et asseoir la réputation déjà florissante de « l’hôtel Tatin ». Sa sœur Caroline accueille la clientèle. Son charme et sa bienveillance lui ont valu le surnom de « la petite impératrice de Sologne ». Clin d’œil au Prince-Président, futur Napoléon III, qui acheta voilà cinquante ans le château de Saint-Maurice, fierté de Lamotte-Beuvron. Belle époque pour cette bourgade que ce milieu du XIXe siècle qui a vu arriver le cheval à vapeur suivi de près par le futur empereur. Jean Tatin, homme avisé, ne s’y est pas trompé. Il a su développer son affaire en face la gare. À sa mort, ses filles ont repris le flambeau avec une efficacité et un professionnalisme jamais pris en défaut. Jamais ???
Un fumet appétissant s’échappe des cuisines, subtil mélange de sucré salé, de rôtis, de venaison et de pommes chaudes. La salle sera encore trop petite pour accueillir les chasseurs exigeants, fins gourmets et souvent impatients. Mais comme à l’habitude, tout sera parfait. Une délicieuse odeur de caramel évince les autres, chatouillant avec insistance les narines de Stéphanie. Sensation très agréable qui soudain se transforme en cauchemar. L’aînée des Tatin réalise alors qu’elle a tout simplement enfourné sa traditionnelle tarte aux pommes en oubliant la pâte. Hébétée, elle regarde cet étrange dessert qui ne ressemble à aucun autre. Les pommes sont presque cuites, le temps presse, son bon sens et son imagination lui soufflent une idée géniale. Avec délicatesse, elle abaisse la pâte, couvre les fruits et « renfourne » le tout. Le résultat n’est pas très présentable mais renversé sur un plat voilà que les couleurs caramélisées des pommes sont du plus bel effet et le parfum chaud qui s’exhale des fruits invite à la gourmandise, un des sept péchés capitaux comme chacun sait.
Quand ce dessert original arrive sur les tables on s’extasie, on félicite et on en redemande. Les louanges sur l’audace inventive des deux sœurs ne tarissent pas. Stéphanie essaiera bien d’expliquer que cette étrange pâtisserie n’est due qu’à son étourderie, rien n’y fait ! la légende de la tarte « Tatin » est née avec des variantes telle celle qui assure que Caroline aurait fait tomber la tarte en la sortant du four et l’aurait présenté sens dessus-dessous aux chasseurs alléchés, avec le succès que l’on sait.
Distraction habile ou maladresse, « la tarte des demoiselles Tatin » fait saliver les gourmets de la Sologne et de la Champagne berrichonne réunies jusqu’à ce que Curnonsky, élu prince des gastronomes, la présente à Paris en 1926. Le succès est immédiat. La consécration est totale quand la spécialité lamottoise apparaît sur la carte du Maxim’s, mythique restaurant de la rue Royale. Elle obtient alors sa réputation gastronomique mondiale.
Gourmands de France et d’ailleurs, ripailleurs, becqueteurs de tous bords laissez-vous inviter par les Lichonneux[1], en biaude[2] bleue, foulard rouge et chapeau noir ils vous régaleront avec l’authentique tarte Tatin des Demoiselles éponymes, en pourfendant les scandaleuses imitations aux origines douteuses et aux recettes apocryphes.
La mère Poulard ou comment l’omelette devint un mythe
Au cœur du Mont Saint-Michel, se trouve au milieu des hordes de touristes qui envahissent dès le petit matin la beauté solitaire de l’un des monuments les plus visités en France, une vénérable institution qui fait partie de notre patrimoine gastronomique : le restaurant de la mère Poulard. Une enseigne authentique et indispensable pour qui veut accorder à ses papilles quelques instants de bonheur inégalés en dégustant la spécialité maison : la fameuse omelette de la mère Poulard, héritage culinaire d’une femme qui sut lier sa destinée à la renaissance touristique et spirituelle de la célèbre abbaye.
En 1872, au tout début de la troisième République, le Mont Saint-Michel, en ruines après un demi-siècle de services pénitentiaires, est seulement occupé par quelques Missionnaires affectés à son entretien mais sans grandes ressources face à l’immensité de la tâche pour le rénover. Quant aux visiteurs, ils ne se pressent guère dans la baie et les rares qui s’y aventurent n’ont qu’à se lamenter devant l’état de délabrement de ce qui était, au Moyen Age, l’une des merveilles de l’Occident chrétien.
Le Mont aurait pu finir de s’enliser dans les sables qui ne cessent de s’accumuler autour de son promontoire si l’Etat n’avait pas décidé de prendre la mesure de la valeur de ce site afin, dans un premier temps, de le préserver d’une disparition qui paraissait inéluctable. Tâche au demeurant gigantesque qui est confié à l’architecte en chef des Monuments historiques, Edouard Corroyer, comme le fut, en son temps, l’écrivain Prosper Mérimée, sauveur de plusieurs monuments dont l’abbaye de Conques.
Un tel travail requière de nombreuses visites et des séjours prolongés pour l’architecte qui, délaissant Paris, emmène avec lui son épouse, sa fille et sa servante Annette Boutiaut, une solide nivernaise âgée de vingt et un ans. Si la fonction de la jeune femme ne lui laisse guère de loisirs et encore moins le temps de batifoler dans les fêtes de la région, elle réussit tout de même à s’éprendre d’un gaillard du pays, Victor Poulard, fils aîné du boulanger du coin. L’idylle, comme le veut la tradition de ce temps, se mue en mariage, le 14 janvier 1873 à Paris avant que le couple ne décide de revenir au pays tenir l’auberge de Saint-Michel Tête d’Or, située dans la Grande Rue qui monte en pente raide vers l’abbaye.
Faut-il que les deux jeunes mariés aient la foi pour tenir une auberge dans un lieu privé de détenus depuis 1865 ; de touristes amateurs de patrimoine ou de pèlerins qui avaient depuis longtemps abandonnés les lieux au profit d’autres sanctuaires – Lourdes notamment – plus à la mode. Avantage bien modeste : la concurrence n’est pas celle que le Mont connaîtra plus tard. Seules, deux modestes auberges rivalisent entre elles ce qui n’est pas pour faire peur à nos deux tourtereaux qui mettent la main à la pâte et ne lésinent pas sur le travail pour acquérir une clientèle peu nombreuse mais fidèle.
La restauration du Mont Saint-Michel conjuguée au renouveau des pèlerinages à la fin du XIXe siècle et à la publicité amicale que leur prodigue l’ancien patron d’Annette auprès des milieux intellectuels profitent à la réputation de leur commerce.
Il existe au Mont Saint-Michel une tradition qui n’a pas pris une ride et qui obéit à la configuration des lieux. Le voyageur qui s’aventure dans la baie pour visiter le monument est aussitôt happé, sorti du débarcadère, par des rabatteurs (les goglus) employés par les auberges et les hôtels. L’abbé Couillard raconte « qu’à grand renfort de cris, d’appels, de protestations, de renchérissements, on se partageait les voyageurs ahuris, empoignés, tiraillés, finalement résignés et amusés… Le visiteur se laissait conduire docilement à l’auberge qui avait l’heur de posséder les rabatteurs les plus audacieux ou les plus persuasifs ».
Nul doute que ceux employés par Annette Poulard et son époux ne sont pas les moins efficaces. Encore faut-il convenablement les recevoir et leur donner à manger pour leur comptant. Aux rabatteurs s’ajoutent les servantes de l’hôtel chargées à la longue-vue de surveiller le nombre de clients qui finirait par arriver, inégal en fonction des jours, des marées et des saisons. Aussi, faut-il pour nourrir tout ce petit monde un plat pas trop cher, préparé au dernier moment et dont la quantité à résorber la faim des voyageurs doit aussi s’acquitter de la qualité gustative. Là se trouve l’idée géniale de la mère Poulard ! Les œufs ne manquent pas… et en un tour de main, une omelette onctueuse se découvre dans l’assiette comme un soleil qui illumine l’odorat et les papilles. Et si la première ne suffisait pas à apaiser la faim, une seconde glissait, baveuse à souhait, dans la même écuelle.
L’omelette de la mère Poulard fait rapidement recette. Les gourmets ne manquent pas de réserver leur table.
« Mère Poulard, mais quel est donc votre secret », interrogeaient tous les curieux !
– Mon secret, répondait-elle avec ironie. Je prends les œufs et les bats tels quels. Pas de crime fraîche, ah ça non ! Ce qui est vrai, c’est que nous avions toujours le meilleur beurre du pays et toujours très frais. Nous n’y regardions pas. Nous en mettions dans la poêle un bon morceau, que nous ne laissions pas roussir. Surtout, nous nous gardions de trop cuire.
À chacun, dès lors, de supputer sur le secret de fabrication, y ajoutant leur grain de sel et les prétentions à le découvrir. »
Fraîcheur des produits et quantités nécessaires… il fallait y penser ! Bien éloignée de la légende qui s’établit au cours du temps à travers ce plat mythique du Mont Saint-Michel. Et à ceux qui ne sont pas suffisamment rassasiés, il leur reste à avaler côtelettes pré-salé, pommes sautées au beurre, poulet rôti, salade et dessert avant de se laisser entraîner par des guides à visiter le Mont que la brave madame Poulard met à leur disposition, les mettant du reste en appétit, le soir venu, quand sur la table glissaient pot-au-feu, boeuf bouilli, poisson, rouelle de veau à la casserole, gigot rôti, salade et dessert. Rien que ça !
Personne ne s’étonnera qu’à la suite des premiers voyageurs intrépides se presseront à la table de l’auberge, artistes et hôtes illustres, tels le roi des Belges Léopold II ou le Tigre Georges Clemenceau.
Le luxe n’est pourtant pas le de l’établissement. Longtemps, les clients s’éclaireront à la lanterne et l’eau est économisée, aucune source n’existant sur le Mont.
Bien sûr, la réussite de l’hôtel-restaurant de la mère Poulard ne manque pas de faire des envieux et excite la concurrence, dont celle du frère de Victor Poulard, Alphonse, qui reprendra le premier établissement, le dénommant « À la renommée de l’omelette soufflée » tandis que le couple Poulard s’installe près de la Porte du Roy à l’enseigne de « À la renommée de l’omelette ». Mais déjà, le nom de la mère Poulard est devenue l’unique référence.
Vient le temps de la retraite, en 1906. Le couple Poulard s’installe dans une villa, en haut du village, au doux nom de « L’Hermitage ». Le père disparaît le premier, le 10 octobre 1924, à l’âge de soixante-seize ans. Sa femme le suit sept ans plus tard, le 7 mai 1931. Nous reste l’omelette, éternellement associée à son nom. Au point que son auberge reste l’indispensable passage pour qui désire grimper vers l’abbaye et atteindre peut-être le ciel.
Aussi, laissons la conclusion à la mère Poulard, d’une grande et éloquente modestie :
« Ce que je voudrais dire, c’est qu’une petite fille partie de rien, a pu faire ce que j’ai fait en restant honnête et digne… ». Comme quoi, on peut faire des omelettes sans casser des œufs !
Autres éponymes un peu moins appétissants…
Comment raccourcir sans douleur. Joseph-Ignace Guillotin (1738-1814)
Guillotin serait l’inventeur de la guillotine ? Il aurait lui-même été « raccourci » dans ces temps de grande Terreur ? Beaucoup de conditionnels mais peu d’authenticité…
Drôle de patronyme, Guillotin ! presque on en ferait le héros d’une chanson enfantine… Compère Guillotin-tin-tin vaut bien compère Guilleri ! Sauf que l’histoire a définitivement accroché son nom aux infâmes bois de justice, lui qui était un fervent pourfendeur de la peine de mort et ne demandait qu’un peu plus de justice et d’humanité dans l’application des peines.
C’était en des temps troublés où l’exécution de la peine capitale était adaptée au rang social du condamné. L’épée bien tranchante coupait un noble en deux sans que l’aristocrate n’ait le temps d’attraper un torticolis. La hache plus ou moins affûtée selon leur fortune, décapitait les roturiers tandis que pour les manants, la chose devenait plus hasardeuse, le bourreau ne prenait pas la peine d’aiguiser sa lame pour si peu et on assistait alors à une effroyable boucherie. Quant aux voleurs, ils étaient roués ou, avec un peu de chance, pendus.
Dans un souci d’équité et surtout avec l’ambition secrète que le procédé accélérerait l’abolition de la peine de mort, Joseph Guillotin, médecin et député du Tiers Etat, propose en octobre 1789 un projet de réforme du droit pénal dont le 1er article dispose que « les délits de même genre seront punis par les mêmes genres de peines, quels que soient le rang et l’état du coupable ». Il demande en décembre que « la décapitation fût le seul supplice adopté et qu’on cherchât une machine qui pût être substituée à la main du bourreau… Dans tous les cas où la loi prononcera la peine de mort contre un accusé, le supplice sera le même… Le criminel sera décapité ; il le sera par l’effet d’un simple mécanisme ». Et emporté par son enthousiasme, il ajoute : « Messieurs, en effet, avec ma machine, je vous fais sauter la tête en un clin d’œil, et vous ne souffrez pas. La mécanique tombe comme la foudre, la tête vole, le sang jaillit, l’homme n’est plus ! »
La machine loin d’être inventée par notre député humaniste, existe depuis des lustres. Dès le XIIe siècle, on pratique la décollation à l’aide d’une mécanique en Italie, en Allemagne et en Hollande. Il suffit d’adapter à l’outil vieillot des techniques plus modernes. Quitte à tuer, que l’exécution se déroule avec charité !
Joseph Guillotin fait appel à son confrère, le docteur Antoine Louis, secrétaire de l’Académie de Chirurgie et de Médecine de sa Majesté, qui met au point dès 1792 « le rasoir national ». Les deux savants ne se doutent pas qu’en simplifiant le mécanisme de la sinistre machine, ils vont accélérer du même coup son utilisation. Pendant la Terreur, le couperet tombe près de quarante-cinq mille fois. Le bourreau Henri Sanson, appliquant avant l’heure le « travailler plus pour gagner plus », est obligé à des cadences infernales et déclare fièrement : « J’expédie mes 5 douzaines à l’heure ! ». Joseph Guillotin, écœuré par tout ce sang versé, est atterré par l’engouement malsain du peuple parisien qui assiste avec ferveur aux exécutions.
La machine à décapiter devient « La Louison », en référence au docteur Louis ; d’autres surnoms suivront : la « Mirabelle » (par rapprochement à Mirabeau) ; « la cravate à Capet » après l’exécution du roi ; le « Monte-à-regret » ; « la bascule à Charlot », clin d’œil à Charles-Henri Sanson premier bourreau à l’utiliser. Les escrocs la nomme la « Veuve » et les exécuteurs « la Bécane ». D’autres encore mais il fallait bien trancher et c’est « la guillotine » qui a fini par s’imposer au grand dam du docteur éclairé qui en éprouva, jusqu’à son dernier jour, une immense tristesse.
Contrairement à une légende tenace, Joseph Guillotin n’est pas « raccourci ». Il meurt dans son lit à soixante-seize ans.
Un préfet écolo. Eugène Poubelle (1831-1907)
Vêtus de hardes, les chiffonniers de Paris brandissent leurs crocs méchamment, dégueulent leur colère contre ce nouveau préfet qui après les fantaisies immobilières de Haussmann a décidé à son tour de les affamer. La hotte sur le dos, fiers comme des seigneurs, ils avancent le regard noir et le vin hargneux. Que serait Paris sans ce peuple déguenillé qui, nuit et jour, ramasse et recycle toutes les saletés jetées dans les caniveaux ? Mégots, chiffons, papiers, bouts de ficelle, ferrailles, se revendront à petit prix aux miséreux. Leur crochet au bout des doigts, ils fouillent, récupèrent trognons, épluchures, os, qui seront transformés en colle par une curieuse alchimie. Les excréments de chiens liés avec des jaunes d’œuf et de la farine feront merveille, convertis en pommade pour assouplir les cuirs qui ganteront les belles dames…
Derrière la confrérie des chiffonniers, plus humbles mais tout autant vindicatifs, suivent les balayeurs. Des gueux coiffés d’un chapeau de toile cirée sur lequel l’administration a apposé une plaque de cuivre symbole de leur appartenance à la ville, plus moral que le fer rouge mais signe de dépendance totale à ce maigre salaire qui les préserve de la faim et leur permet de s’approprier ce que les chiffonniers ont oublié ou dédaigné. Les balais sont levés, dérisoires étendards brandis par de larges mains aux gants de fortune. Les visages haineux trahissent la peur d’avoir moins encore demain que le si peu d’aujourd’hui.
Plus gaillardes mais non moins criardes, les dames concierges se sont mêlées aux mécontents, de loin, pour ne pas se confondre avec ces loqueteux de bas-étage. Elles représentent l’aristocratie des mécontents, des sacrifiés sur l’autel de la modernité.
Car c’est bien pour le sacro-saint confort des bourgeois que le préfet Poubelle veut priver les premiers de travail et accroître celui des dernières. La presse dénonce l’excès de zèle du fonctionnaire, les députés s’émeuvent devant la mobilisation populaire, mais c’est sans compter sur l’opiniâtreté d’Eugène Poubelle qui ne supporte plus la saleté repoussante des rues de la capitale, véritables cloaques puants, source d’épidémies et de maladies infectieuses en tout genre.
Le 24 novembre 1883, « le dépôt et l’enlèvement des résidus du ménage » est réglementé avec précision. « Ceux-ci devront être obligatoirement disposés dans des “boîtes à ordures”, récipients métalliques en fer galvanisé avec plus tardivement un couvercle, aux dimensions et poids codifiés. » Un tri sélectif est même institué pour les débris de verre et de porcelaine. Le succès est total malgré les détracteurs qui, pour se venger, baptisent les boîtes à ordure du nom accusateur de « poubelles »…
Eugène Poubelle, surnommé « la plus belle barbe blonde de la République », n’aura pas connu une gloire à la hauteur de sa conception éclairée sur l’hygiène urbaine. Visionnaire, écolo avant l’heure, le préfet de Paris est enfoui avec des tonnes d’illustres inconnus dans la poubelle du temps.
Poubelle devient nom commun dès 1890, date à laquelle il fait son entrée controversée dans le Larousse, accompagné par les sarcasmes de quelques journalistes qui ne lui prêtent aucun avenir…
Le roi de la godasse. Alexis Godillot (1816-1893)
« Là haut sur la colline,
il y a un moulin.
Là haut sur la colline,
il y a un moulin.
Le meunier sur sa porte
voit Rosette de loin.
Le meunier sur sa porte
voit Rosette de loin.
Les godillots sont lourds dans l’sac,
Les godillots sont lourds,
Les godillots sont lourds dans l’sac,
Les godillots sont lourds.
Bonjour, jeune bergère,
Où vas-tu si matin ?
Je viens, maître Jean-Pierre,
Vous apporter mon grain. »
« Les godillots sont lourds », affirment la chanson populaire, mais comme ils sont beaux quand Van Gogh les croque, à la fois boueux et éculés, dans ce tableau si émouvant dans lequel se devinent la fatigue du paysan qui les a portés, la dureté du travail et sa noblesse. Ces godillots-là ont une existence, celle du laboureur qui, sillon après sillon, arrache sa maigre subsistance à la terre.
« Le godillot » a aussi sa propre histoire, l’histoire de son inventeur, Alexis Godillot, le « paire » de la chaussure. Bonapartiste convaincu ajouté à un sens aigu des affaires, voilà deux qualités qui sont indispensables quand on veut faire fortune par ces temps troublés où l’empereur offre des fêtes splendides au Tout-Paris pendant que les soldats français servent de chair à canon dans des pays lointains. Godillot occupera les deux fronts !
Le voilà organisateur officiel des fêtes de l’empereur. Grâce à lui, les réceptions sont livrées « clés en main » ; les voyages sont rigoureusement planifiés ; les villes traversées sont illuminées, les villages décorés. Grand précurseur de la communication, Godillot cultive sa ressemblance avec Napoléon III et sait se rendre indispensable. Plus lucrative est l’activité de fournisseur officiel de l’armée à laquelle il livre selles de chevaux, tentes, chaussures… Cent mille soldats seront équipés de pied en cap par l’entreprise Godillot pendant la guerre de Crimée. « C’est le pied ! » les nouvelles godasses de l’armée ! Pour la première fois, le pied gauche n’est pas le jumeau du pied droit. Alexis Godillot a l’idée géniale de différencier l’un de l’autre. Fini de se mélanger les pieds. On ne saurait tolérer que le soldat parte du pied gauche et c’est d’un pied ferme qu’il défend désormais l’honneur de la France. L’ami bidasse a enfin trouvé chaussure à son pied. Toujours sur le pied de guerre, il ne tarit pas de louanges sur ce Godillot-là, grâce à qui il ne craint plus de revenir au pays comme un va-nu-pieds.
Godillot installe ses usines à Saint-Ouen, devient un puissant industriel à la tête de trois mille ouvriers, sa dévotion à l’empereur lui vaut d’être nommé maire de la ville qu’il dirige jusqu’à la défaite de Sedan.
Croquenots, godasses, brodequins ne peuvent s’enorgueillir d’avoir été noms propres avant de devenir communs, leur pedigree est plus modeste que celui de leurs célèbres cousins qui ont eu l’honneur d’équiper les valeureux soldats de France jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Alexis Godillot finit ses jours en 1893 au soleil de Hyères où, de bonne source, on affirme qu’il aurait inventé les palmes…
Nous restent les godillots qui sont désormais synonymes de vieilles chaussures mais aussi curieusement employés dans un sens péjoratif pour désigner les membres d’un parti politique trop obséquieux suivant aveuglément la ligne directrice, des lécheurs de pieds et autres cireurs de pompes…
[1] Confrérie solognote de puristes créée pour défendre, promouvoir et protéger la vraie recette de la tarte Tatin.
[2] Blouse.
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