Aux portes de l’Enfer Toulon. 11 mars 1899
Le siècle finissait sa carrière. Les uns espéraient en un futur qui améliorerait la condition humaine ; les autres, millénaristes, annonçaient de grands bouleversements engendrant la fin de notre civilisation. À Paris, au cours de la dernière décennie, les nostalgiques de la nitroglycérine se donnaient comme objectif de transformer la société en provoquant des attentats dont le seul résultat, hormis les victimes, président de la République en tête, aboutit à une féroce répression dans le milieu anarchiste dont plusieurs têtes tombèrent ou vinrent échouer au bagne.
À Toulon, de bagne et de poudre, il en est aussi question. Le premier est créé en 1748 pour remplacer les peines de galère avant de disparaître en 1873, dernier bagne métropolitain. L’arsenal voit le jour sous Henri IV, à la fin du XVIe siècle et ne cessera de se développer, faisant de la ville le premier port de guerre français. À proximité de l’arsenal, plusieurs entrepôts de poudre. Les poudrières n° 1 et 2 de Lagoubran sont construites sous Louis XIV, sur un terrain acquis en 1686, à deux kilomètres des premières habitations. Mais, peu à peu, les maisons grignotent cet espace de sécurité jusqu’à voisiner avec les murs d’enceinte. En 1884, ces deux poudrières sont modernisées tandis que quatre autres sont édifiées plus loin, à la demande des habitants, inquiets d’un tel voisinage. En 1899, le hameau de Lagoubran contient une trentaine d’habitations. À la poudrière n° 1 sont stockées cent tonnes de poudre noire, qui peut s’enflammer au choc, sensible à la chaleur et à l’humidité et quatre-vingt tonnes de poudre B, stable sauf si elle est avariée, inventée par l’ingénieur Paul Vieille en 1884. De quoi susciter l’inquiétude quand, en février 1899, un artificier prévient d’un début de décomposition de cette poudre dans les caisses contenues à Lagoubran, suite à leur transfert du cuirassé Masséna. Une observation qui ne sera suivie d’aucune mesure concrète de protection.
Il est deux heures du matin quand une fantastique explosion secoue l’ensemble de la rade de Toulon, provoquant l’effroi des habitants endormis. Ceux qui déambulent dans les rues à cette heure tardive aperçoivent une flamme immense jaillissant du sol pour s’élever très haut en altitude en même temps qu’ils entendent un bruit assourdissant perçu à plusieurs centaines de kilomètres. En quelques secondes, le souffle, provoqué par deux cents tonnes de poudre, s’est propagé aux alentours, soulevant la mer, défonçant portes et fenêtres, détruisant les habitations, jetant l’effroi dans la population de Toulon et de La Seyne. Une odeur infecte sature l’air au-dessus de ceux qui sortent, hébétés, dans les rues par peur que la contagion explosive gagne les poudrières voisines. Le Petit Var parlera d’un bloc de deux cents kilos projeté à deux kilomètres de l’explosion. Quant au hameau de Lagoubran, il n’est plus que ruines dans lesquelles gisent désormais morts et blessés que les rescapés, dans la nuit d’encre et enfumée, tentent de retrouver ainsi que leurs maigres biens. Cinquante et une victimes sont relevées au fil des recherches qui s’organisent dans la nuit et le lendemain du drame. La grande majorité sont des civils, mortellement touchés dans leur sommeil par l’effondrement des murs et des toitures.
L’Illustration écrit, le 11 mars : « A la place de la poudrière n° 1, on ne voit plus qu’un trou rempli d’eau… Au nord de cette mare, plus d’enceinte, plus de chemins de fer, plus de route : un chaos duquel émergent seulement des troncs d’arbres ébranchés, mutilés, et des pans de mur indiquant l’emplacement des maisons les plus solidement construites du petit village de Lagoubran. Seule, la silhouette de la colline n’a pas changé. A droite, à gauche on voit aussi des dégâts ; des pierres énormes gisent dans les champs ; des toitures sont crevées… Côté sud, il n’y eut pour ainsi dire que deux fuites ; l’une atteignit le poste, le rasa, tua les soldats d’infanterie de marine qui s’y trouvaient, et détruisit l’habitation contiguë du garde d’artillerie qui par miracle s’en tira sain et sauf avec sa femme et son enfant ; l’autre égratigna assez sérieusement l’angle nord-est de la poudrière n° 2, mit en pièces une dragueuse dans un bassin et alla jeter bas quelques-unes des maisonnettes utilisées pour le chargement des projectiles à la mélinite… »
Un immense recueillement suivra les obsèques, organisées par la municipalité toulonnaise. Deux blessés succomberont peu après tandis que deux autres corps seront retrouvés ultérieurement lors des travaux de déblaiement, portant le nombre des victimes à cinquante-quatre. Considérée comme un drame national, l’explosion de Lagoubran suscitera une grande campagne de solidarité pour venir en aide à la population sinistrée tandis que l’Etat débloquera sept cent mille francs de crédits.
Quelques semaines après la catastrophe, l’hebdomadaire La Nature, « revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie » tire dans ses colonnes les leçons de cette meurtrière explosion : « L’émotion produite par l’explosion de Lagoubran n’est pas prête de se calmer. La catastrophe est lamentable. Nous espérons bien que l’on va soumettre à un examen attentif toutes nos poudrières. Il en est encore quelques-unes, peut-être, qu’il faudra déplacer. La leçon est dure, mais il faut qu’elle nous profite. Le magasin à poudre de la marine de Lagoubran, situé entre La Seyne et Toulon avait été réfectionné en 1884 ; on l’avait construit loin de toute agglomération ; peu à peu, des maisons se sont élevées dans son voisinage et le mal a été précisément de laisser bâtir dans la zone dangereuse. On est d’habitude plus sévère. Une enquête rapide devra éclairer le pays sur les poudrières qui pourraient offrir des dangers. La cause de l’explosion est et restera sans doute indéterminée. Nos poudres jouissent cependant d’une stabilité plus grande qu’on ne le pense généralement. Mais enfin, il est certain, malheureusement, que les explosions sans cause apparente se sont produites à plusieurs reprises. Et l’on ne saurait trop multiplier les précautions… »
L’Illustration, plus sceptique sur les progrès à venir, conclut en ces termes : « Il faut avouer que la situation des Toulonnais, qui vivent parmi des milliers de tonnes de terribles explosifs, est peu enviable. Que la poudre soit susceptible de s’enflammer d’elle-même à l’improviste dans les poudrières, ou qu’il soit possible à une main criminelle de glisser dans une caisse de dynamite un détonateur, Toulon court le même risque : celui de se réveiller un jour, comme Pompéï, sous les cendres des volcans artificiels qui l’entourent. On ne voit pas de remède pratique, et surtout immédiat, à cet inquiétant état de choses. »
Conclusion prémonitoire car, pour autant que l’émotion fut grande et la sécurité plus draconienne, plusieurs incidents meurtriers viendront perturber les poudrières de Toulon dans la décennie suivante, en 1907 et 1911, démontrant qu’aucune véritable solution n’avait été trouvée pour protéger les populations environnantes.
Plus proche de nous, en 1943, la poudrière P4 s’effondre sur elle-même, provoquant la mort de cent à trois cents soldats allemands, engloutis avant que la ville ne subisse un dernier drame, le 15 février 1989 quand la Maison des têtes explose à son tour, causant la mort de treize personnes.
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