« La cité silencieuse de la mort » Saint-Pierre (Martinique). 8 mai 1902
« Approchez ! Mesdames et Messieurs ! Approchez ! Venez voir la femme à barbe. Le fameux géant Cot, venu directement de France. L’homme le plus grand du Monde. 2,50 mètres messieurs-dames. Et l’extraordinaire Louis Samson. “Le seul objet vivant qui survécut dans la cité silencieuse de la mort”. Ames sensibles s’abstenir. »
Présenté par le célèbre cirque Barnum and Bailey’s à travers les Etats-Unis, Louis Samson s’appelle en réalité Louis-Auguste Cyparis (Ludger Sylbaris). Marin et cultivateur, né sur la commune du Prêcheur, proche de Saint-Pierre de la Martinique, il est considéré à tort comme l’unique survivant des 30 000 habitants morts lors de l’éruption de la montagne Pelée. A tort car deux autres Pierrotins réussirent à s’échapper de la nuée ardente qui ravagea la ville : le cordonnier Léon Compère et une gamine, Havivra Da Ifrile. Mais pour le cirque Barnum, être unique permet de revêtir l’étoffe du héros.
En 1902, la grande majorité des Pierrotins n’a jamais connu d’éruption de la montagne Pelée dont la dernière, en 1851, avait juste provoqué un nuage de cendre sur Saint-Pierre et ses alentours. En 1889, certes, des fumerolles apparaissent bien au sommet du mont « Chauve » mais rien de dramatique. Les Pierrotins vivent avec le volcan, rassurés par les autorités et les scientifiques qui estiment le risque éruptif faible. Et puis, à Saint-Pierre, comme dans l’ensemble de la Martinique, les soucis sont surtout d’ordre économique. L’industrie sucrière, qui fit la richesse de la ville du temps de l’esclavage, a largement périclité, concurrencée par la betterave. Le principal port marchand de l’île s’est depuis plusieurs années reconverti dans la production de rhum dont l’île est le premier exportateur mondial. A Saint-Pierre, les distilleries ont poussé comme des champignons. Cependant, la ville n’a rien perdu de son luxe, avec son théâtre, son jardin botanique, ses rues pavées et ses belles maisons coloniales.
En avril 1902, « La Perle des Antilles » vit au rythme des départs des bateaux et des élections législatives. A six kilomètres au-dessus d’elle, la montagne Pelée toussote bien un peu. Rien que des secousses telluriques et des fumerolles. Pas de quoi s’inquiéter ! Pourtant, c’est bien une bombe à retardement qui gît sous la montagne : une poche de magma sous pression, bloquée par le dôme de la montagne et qui ne demande qu’à exploser tel un bouchon de champagne.
Après une série d’événements éruptifs débutée le 23 avril par un nuage de cendre, l’apparition les jours suivants d’une colonne de fumée noire au sommet, suivie d’un tremblement de terre le 28 auraient dû avertir les autorités d’un danger imminent. Plus encore quand, le 3 mai, de la lave incandescente sort du sommet du volcan. Deux jours plus tard, devant le recul de la mer de 90 mètres et l’ensevelissement de l’usine Guérin, Saint-Pierre connaît un début de panique que les autorités et les médias tentent encore de minimiser.
Le 8 mai, il est 8 heures environ, le dôme du volcan explose, libérant une coulée de lave et de boue. Un nuage brûlant, porté à 1000°, composé de gaz, de roches, de cendre et de magma, s’auto-propulsant à la vitesse de 200 km/h, déferle sur le flanc du volcan pour atteindre Saint-Pierre. La surprise est totale. Les trente mille habitants n’ont pas le temps de se réfugier, brûlés vifs par la nuée ardente. Dans la rade, une vingtaine de bateaux ne résistent pas au raz-de-marée haut de trois mètres et coulent. Les distilleries explosent les unes après les autres. Quand les secours parviennent à Saint-Pierre, la ville n’est plus qu’une ruine ensevelie, peuplée de cadavres et de corps brûlés. C’est dans ce cimetière de cendre et de boue que naissent les histoires de Ludger Sylbaris, de Léon Compère et d’Havivra Da Ifrile.
Depuis un mois, Ludger Sylbaris est emprisonné à Saint-Pierre, condamné pour rixe et coup de couteau lors d’une soirée trop arrosée dans un bar de la commune du Prêcheur où il réside. Sa peine se termine quand il est conduit en ville pour effectuer quelques corvées pénitentiaires. C’est là qu’il apprend qu’une fête doit avoir lieu au Prêcheur. L’envie est trop forte. Ludger fausse compagnie à ses gardes, se dirige vers le Prêcheur, fait la fête toute la nuit avant de se constituer prisonnier au petit matin. En guise de cadeau, les autorités le condamnent le 6 mai à huit jours de cachot. C’est dans ce trou à rat que l’éruption le surprend : « Il était 8 heures, j’avais faim, on n’était pas encore venu m’apporter ma ration du jour ; tout à coup j’ai entendu un bruit formidable tout le monde criait au secours, je brûle, je meure…
Au bout de cinq minutes, plus personne ne criait, excepté moi. Une fumée se précipita avec violence par la petite fenêtre de ma porte. Cette fumée brûlait tellement, que pendant un quart d’heure je sautais à droite, à gauche, en l’air, tout partout pour l’éviter.
Après un quart d’heure, c’était un silence affreux. J’écoutais, criant de venir me sauver, personne ne m’a répondu.
Silence total… »
Brûlé aux bras et dans le dos, enfermé dans ce qui pourrait devenir son cercueil de pierre après l’avoir sauvé, Ludger Sylbaris passe quatre jours et trois nuits sans manger, buvant goutte après goutte l’eau qui s’infiltre à travers le grillage de son cachot. Personne ne répond à ses appels au secours. Qui deviennent au fil des heures des plaintes. Quand, le 11 mai, il entend des bruits. Appelle. Des mains apparaissent. Puis des visages. Celles et ceux de Léon Danglis, Georges Hilaire et Maurice Virdé. Ses sauveteurs venus de la commune du Morne-Rouge. Enfin un survivant dans ce chaos de cadavres brûlés. Ludger est amené à l’hôpital de Morne-Rouge. C’est là que le journaliste Georges Kennan le découvre : « Cyparis était assis buste nu, à même le matelas d’un petit lit de bois. Il avait un drap ensanglanté posé sur la tête, à la manière d’un burnous arabe, fronçant au niveau de la taille. Je n’avais jamais vu un homme aussi horriblement brûlé. Chose curieuse : son visage était indemne, et ses cheveux n’avaient même pas été roussis, mais il avait de terribles brûlures sur le dos et les jambes ; ses bras et ses mains enflés étaient couverts de matières jaunes repoussantes qui ne ressemblaient ni à de la peau ni à de la chair humaine. Les blessures étaient apparemment très profondes. Si profondes que le sang en suintait. »
Ludger Sylbaris est encore en soins le 30 août 1902 quand une nouvelle nuée ardente dévale cette fois sur Morne-Rouge, provoquant la mort de mille personnes sur la commune. Encore une fois, Ludger échappe à la mort. Son histoire, largement repris par la presse, arrive aux oreilles du cirque Barnum qui l’engage. Pour un temps seulement. Car, après une tournée et la curiosité s’estompant, Sylbaris ne présente plus d’intérêt. Celui qui fut affublé du nom de « l’homme qui a vécu le jour du Jugement dernier » ou de « l’homme le plus merveilleux au monde » meurt en 1929 au Panama, dans un total oubli.
A la Martinique pendant ce temps, se racontaient deux autres histoires toutes aussi émouvantes. Cordonnier au pied du morne Abel, Léon Compère prend l’air dans son jardin, ce matin du 8 mai, quand il est surpris par la nuée ardente. « Le matin du 8 mai, j’ai senti un vent terrible souffler, la terre a commencé à trembler et le ciel est devenu soudainement sombre dans la maison.
J’ai gravi à grand peine les trois ou quatre marches qui me séparaient de ma chambre et j’ai senti mes bras et mes jambes qui me brûlaient, ainsi que mon corps.
Je me suis laissé tomber sous la table. A ce moment, quatre personnes sont entrées, se sont réfugiés dans ma chambre en pleurant. Et se tordant de douleur bien que leurs vêtements ne montrèrent aucun signe d’avoir été touchés par la flamme.
Au bout de 10 minutes l’un d’eux, la jeune fille de monsieur DELAVAUD, âgée d’environ 10 ans, tomba morte ; les autres partirent.
Je me suis levé et je suis allé dans une autre pièce où j’ai trouvé le père DELAVAUD, encore vêtu et couché sur mon lit, mort. Il était violet et gonflé, mais ses vêtements étaient intacts.
Fou et presque vaincu, je me suis jeté sur un lit, inerte et en attente de la mort. J’ai repris mes esprits au bout d’une heure environ quand j’ai vu le toit brûler.
Avec le peu de forces qui me restaient, les jambes saignantes et couvertes de brûlures, j’ai couru me réfugier jusqu’à Fonds-Saint-Denis, à six kilomètres de Saint-Pierre. »
Léon Compère est soigné au Morne-Rouge puis à l’hôpital militaire de Fort-de-France. Guéri mais brûlé aux bras, aux jambes et à la poitrine, il rejoint la milice chargée d’empêcher les pillages dans Saint-Pierre en ruines. Avant d’installer son échoppe de cordonnier au Morne-Rouge où il décède en 1936.
Miraculée aussi Havivra Da Ifrile. Quand la nuée ardente déferle sur Saint-Pierre, la petite fille accompagne sa mère à la messe. Après l’avoir quittée pour chercher une commande à la boulangerie du tire-bouchon, Havivra est surprise par la colonne qui s’élève du cratère et par le grondement du sol sous ses pieds. La petite fille prend peur, court vers la plage, saute dans la barque de son frère et à l’intuition de se diriger vers une grotte qu’elle connaît pour s’y être amusée à plusieurs reprises. Au bout de quelques minutes, l’eau commence à monter. Prisonnière de son refuge, Havivra Da Ifrile perd connaissance. L’histoire raconte qu’elle est retrouvée à deux milles du rivage par le croiseur Le Suchet.
« Le Petit Paris des Antilles » ne restera pas une ville-fantôme. Malgré la présence toujours menaçante du volcan, Saint-Pierre se reconstruit. Sans retrouver sa grandeur passée. La ville compte aujourd’hui 7000 habitants dont les regards, chaque jour, se portent vers le sommet de la montagne « chauve ». Avec l’espoir que l’histoire ne se renouvèlera pas.
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