Procès Pétain. L’hydre à deux têtes de la Collaboration

Le procès de Philippe Pétain qui se déroule du 23 juillet au 15 août 1945 est-il le procès qui aurait pu et dû avoir lieu ? A savoir non le procès d’un seul homme, en fut-il le chef, mais d’un gouvernement et de sa responsabilité dans la capitulation puis dans la Collaboration.

Juges, avocats, jurés, témoins à charge ou à décharge, journalistes et public venu en nombre : aucun ne s’attendait à voir venir témoigner à la barre celui qui passe pour l’âme damnée de Pétain, Pierre Laval, lui qui croyait, en se réfugiant dans l’Espagne franquiste, se soustraire à la justice de son pays et de son peuple libéré. Pourtant, ce 3 août 1945, c’est bien l’ancien Premier ministre de Vichy qui s’avance dans la salle d’audience de la 1ère Chambre de la Cour d’appel de Paris.

Petit, vouté, le visage fatigué et livide, à la dentition ravagée par les excès du tabagisme, un costume à rayures verticales fripé, une serviette sous le bras, Pierre Laval témoigne à son entrée d’une inquiétude qui disparaît rapidement quand il commence à s’exprimer, fruit de ses longues années d’avocat et d’homme politique au savoir-faire éprouvé. Durant son intervention, il ne cherche pas à dissocier son action de celle du maréchal. « On allait trouver le maréchal, explique-t-il, et le maréchal disait d’accord. »

Pétain et Laval ont longtemps connu une trajectoire diamétralement opposée. Tandis que la carrière militaire de Pétain atteint son apogée à l’issue de l’armistice du 11 novembre 1918 – l’image de Pétain juché sur son cheval blanc à Paris est restée dans les mémoires – Laval fraye avec l’extrême-gauche pacifiste avant d’entamer une carrière politique qui l’amène à plusieurs reprises à exercer les plus hautes fonctions. Les deux hommes lient leur destin respectif en juin 1940 quand le maréchal nomme Pierre Laval, ministre d’état puis vice-président du Conseil. En dépit d’une rupture entre décembre 1940 et avril 1942, Laval qui possède l’appui des autorités allemandes, se pose en maître absolu de la politique collaborationniste jusqu’à son départ pour Sigmaringen puis sa fuite en Espagne en mai 1945 alors que Pétain s’est livré aux autorités françaises dès le 24 avril.

 Pétain face à ses juges

Une chaleur de plomb enveloppe Paris, ce 23 juillet 1945 à l’heure où s’ouvre la première journée du procès de Philippe Pétain, procès qui en comptera vingt avant le verdict final. Un procès de Vichy sans Vichy tant l’accusation repose entièrement sur le dos du maréchal, oubliant ceux qui ont œuvré à son côté pour la Révolution nationale et la Collaboration. Un procès de la couverture à la politique de Laval et du complot synarchique derrière lequel la Cagoule tire les ficelles. Le dossier d’instruction a été constitué par le conseiller Bouchardon dont on ne peut pas louer la stricte indépendance. En 1942, il a publié un article dans Je suis Partout où il développe sa haine des juifs et de la République.

La veille, Pétain qui a revêtu ses habits civils, accompagné de son épouse, a été extrait de sa cellule pour assister au tirage au sort des  jurés. Tout a été réglé dans les moindres détails : douze noms tirés d’une liste de parlementaires qui n’ont pas voté les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940 s’ajoutent à douze noms extraits d’une liste de personnes proposée par la Résistance.

Les débats débutent le lundi à 13 heures. Cette fois, sur les conseils de ses avocats, le maréchal a revêtu son uniforme avec pour seule décoration la Médaille militaire. Une façon pour lui de montrer qu’il a commandé devant l’ennemi. Trois magistrats dirigent le procès : le président Mongibeaux, président de la Cour de cassation ; M. Donat-Guigue, président de la Chambre criminelle et M. Picard, premier président de la Cour d’appel de Paris. Le procureur général Mornet, grand, la barbe blanche bien taillée et la voix forte, vieux routier de la justice, est chargé de l’accusation tandis que la défense est assurée par trois avocats : le bâtonnier Payen, Jean Lemaire et le jeune mais déjà reconnu Jacques Isorni. De nombreux journalistes se sont déplacés parmi lesquels Joseph Kessel ou Roger Martin du Gard, tous entassés les uns contre les autres.

Quand Philippe Pétain pénètre par une petite porte de côté – un appartement lui est réservé dans le palais tout au long du procès – l’ensemble du public à l’exception de la Cour se lève comme si le glorieux passé de ce vieillard effaçait pour un instant la poignée de mains de Montoire et les lois raciales de Vichy. « Très droit, décrit Jules Roy, il marche avec une raideur et une dignité de prince blessé, dans un silence impressionnant où l’on entend le bruit du talon de ses bottines vernies, le battement de robe des trois avocats et le ronronnement des caméras. »

 Des doutes et des certitudes

Après lecture de l’acte d’accusation qui retient l’attentat contre la sureté de l’état et l’entretien d’intelligence avec l’ennemi, en vue de favoriser son entreprise en corrélation avec les siennes, le maréchal demande à prendre la parole : « C’est le peuple français qui, lit-il sur des feuillets écrits à l’avance, par ses représentants, réunis en Assemblée Nationale, le 10 juillet 1940, m’a confié le pouvoir. C’est à lui seul que je suis venu rendre des comptes. La Haute-Cour, telle qu’elle est constituée, ne représente pas le peuple français, et c’est à lui seul que s’adresse le Maréchal de France, chef de l’Etat.

Je ne ferai pas d’autre déclaration.

Je ne répondrai à aucune question. Mes défenseurs ont reçu de moi la mission de répondre à des accusations qui veulent me salir et qui n’attaquent que ceux qui les profèrent…

« J’ai passé ma vie au service de la France Je ne demandais rien, je ne désirais rien. On m’a supplié de venir : je suis venu…

« Je devenais ainsi l’héritier d’une catastrophe dont je n’étais pas l’auteur

L’Histoire dira tout ce que je vous ai évité, quand mes adversaires ne pensent qu’à me reprocher l’inévitable. L’occupation m’obligeait à ménager l’ennemi, mais je ne le ménageais que pour vous ménager vous-mêmes, en attendant que le territoire soit libéré. « Mais ma vie m’importe peu. J’ai fait à la France le don de ma personne. C’est à cette minute suprême que mon sacrifice ne doit plus être mis en doute. Si vous deviez me condamner, que ma condamnation soit la dernière et qu’aucun Français ne soit plus jamais détenu pour avoir obéi aux ordres de son chef légitime. » Viennent les dépositions des témoins cités par l’accusation puis par la défense. Plusieurs ténors de la IIIe République se présentent à la barre. Paul Reynaud, Edouard Daladier, Albert Lebrun, Jules Jeanneney, Edouard Herriot, Léon Blum… Daladier martèle à propos de la responsabilité de Pétain : « Lorsqu’il y a un chef, c’est le chef qui est responsable ! » Pour Léon Blum, rescapé des camps, doutes et certitudes se mélangent. « Il y a là un mystère que je ne peux pénétrer » avant d’évoquer « un atroce abus de confiance » quand Pétain, utilisant son passé, « trompe la France sur la portée et le sens d’un armistice qu’on lui présente comme compatible avec l’honneur ».

La déposition de l’ancien officier d’ordonnance de Pétain, le commandant Loustaunau-Lacau, est mordante quand il déclare : « Je ne dois rien au maréchal Pétain, mais cela ne m’empêche pas d’être écoeuré par le spectacle de ceux qui, dans cette salle, essaient de refiler à un vieillard presque centenaire, l’ardoise de toutes leurs erreurs. »

14 voix contre 13 : les jurés divisés

Etrange défilé que tous ces témoins qui se retrouvent réunis dans une salle trop exiguë, au milieu de laquelle, assis dans un fauteuil, tend l’oreille un vieux maréchal porteur de tous les maux de la France pour les uns, bouclier des Français face à l’occupant pour les autres : militaires comme le général Weygand ou civils comme De Brinon ou Darnand, extraits de leurs cellules. Weygand, qui s’en prend à Paul Reynaud pour mettre en avant la responsabilité des politiques dans la capitulation : « Messieurs, s’écrie-t-il, la capitulation, c’est une action déshonorante ! On vous parle d’honneur et on demande la capitulation… On ne s’en relève pas. Notre code de justice militaire punit de mort le chef qui capitule en rase campagne. » Des témoignages parfois longs de plusieurs heures, soulevant parfois des incidents entre l’accusation et la défense, qui durent jusqu’au 10 août 1945 avant le réquisitoire du procureur Mornet et les plaidoiries des trois avocats, du 13 au 14 août.

Mornet griffe l’accusé avec des mots très durs. « Il se leva, raconte encore Jules Roy, petit, décharné, hargneux… Le regard enfoui sous les sourcils, le bec aigu, arrachant un à un, d’une serre nerveuse, les feuillets de son réquisitoire, et flanqué de la pile monumentale des documents surmontés d’un tampon buvard, il tournoyait comme un oiseau de proie au-dessus du chaos du procès… » Avant la morsure finale : « … Celui d’avoir humilié la France dans le monde, de l’avoir asservie à son vain­queur, non seulement en cédant à ses exi­gences, mais en allant encore plus loin : en prenant pour modèle, en s’efforçant de copier ses institutions, d’adopter, de s’assi­miler ses préjugés et jusqu’à ses haines… Songeant à tout le mal qu’a fait, qu’ont fait à cette France un nom et l’homme qui le porte avec tout le lustre qui s’y attachait, parlant sans passion, ce sont les réquisitions les plus graves que je formule au terme d’une trop longue carrière, arrivé, moi aussi, au déclin de ma vie, non sans une émotion profonde mais avec la conscience d’accomplir ici un rigoureux devoir : c’est la peine de mort que je demande à la Haute Cour de justice de prononcer contre celui qui fut le maréchal Pétain. »

A tour de rôle, les défenseurs de Pétain tentent de battre en brèche les accusations portées sur leur client. Maître Isorni est le plus brillant des trois. « Magistrats de la Haute Cour, écoutez-moi, entendez mon appel. Vous n’êtes que des juges ; vous ne jugez qu’un homme. Mais vous portez dans vos mains le destin de la France. »

Pétain prend alors la parole pour une ultime déclaration : « Disposez de moi selon vos consciences. La mienne ne me reproche rien car, pendant une vie déjà longue et parvenu par mon âge au seuil de la mort, j’affirme que je n’ai eu d’autre ambition que de servir la France. »

Il est 21 heures 05. Le temps est désormais venu de la délibération des jurés. Surprenant procureur Mornet qui, après avoir demandé la peine de mort, s’adresse aux jurés : « Messieurs les jurés. Mes assesseurs et moi-même vous demandons : seriez-vous d’accord pour une peine de bannissement de cinq ans ? » Refus catégorique des jurés issus de la Résistance.  A 4 heures 02 du matin, ce 15 août 1945, l’arrêt tombe : Pétain est reconnu coupable « d’avoir entretenu des intelligences avec l’Allemagne, puissance en guerre avec la France, en vue de favoriser les entreprises de l’ennemi. » Par 14 voix contre 13, le maréchal Pétain est condamné à mort assorti du vœu de 17 jurés que la sentence ne soit pas exécutée. Deux jours plus tard, sa peine est commuée en réclusion à perpétuité. Enfermé au fort du Portalet puis sur l’île d’Yeu, Philippe Pétain décède à Port-Joinville le 23 juillet 1951, six ans jour pour jour après le début de son procès.

Reste de ce procès 2500 pages sténographiées auxquelles s’ajoutent celles du procès de Pierre Laval, quelques semaines plus tard et la condamnation puis son exécution, le 15 octobre 1945. « Douze balles dans la peau. »

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