Marie-Anne Lenormand. L’ombre et la lumière
Comment croire une nécromancienne qui se trompe sur sa propre mort… de cinq décennies ? Mademoiselle Lenormand n’est pourtant pas la première venue. Elle est même considérée comme la plus célèbre voyante de son temps. De quoi quand même rendre perplexe les plus convaincus de ses partisans et encore plus sceptiques, ceux qui voient en elle un charlatan. D’autant plus que si la voyante est adulée à travers toute l’Europe où elle est reçue par les grands de ce monde, son côté obscur rend le personnage moins éblouissant, troquant trop souvent son habit de prédicatrice pour des pratiques plus douteuses.
Un immeuble cossu au 5, rue de Tournon, qui s’élève depuis le boulevard Saint-Germain pour rejoindre le palais du Luxembourg. Une façade classique qui protège une cour intérieure. C’est là, au rez-de-chaussée, que Marie-Anne Lenormand tient son cabinet de voyance après avoir déménagé deux immeubles plus hauts, au 9 de la rue. Un choix qui ne tient pas du hasard. Au temps troublé de la Révolution, où la liberté d’un jour n’est pas forcément celle du lendemain, mieux vaut préserver ses arrières et pouvoir filer à l’anglaise au cas où… Or, dans ce quartier Saint-Germain, le sol est truffé de galeries, vestiges des anciennes carrières crayeuses qui jalonnent le sous-sol parisien. Est-ce la raison pour laquelle cet appartement a abrité avant elle le mystérieux Cagliostro, impliqué dans l’affaire du collier de la Reine et le non moins implacable sans-culotte Hébert et son Père Duchesne, un compatriote d’ailleurs de Marie-Anne puisque né dans la même ville.
Demeure bourgeoise, son perron de trois marches permet d’accéder à l’antichambre avant de pénétrer dans le salon où se pressent, à chaque heure du jour, bourgeois parfumés, nobles hautains et gens du petit peuple. Où l’on voit même arriver l’impératrice Joséphine de Beauharnais qui fait partie des intimes de mademoiselle Lenormand.
L’attente, par ordre de préséance, pouvant durer, chacun a loisir d’admirer les colonnades de stuc, les quatre bustes de Jupiter, Saturne, Mars et Mercure, dans un décorum mural de gravures et de tableaux où l’on reconnaît « Les adieux de Louis XVI à sa famille » ainsi qu’un portrait en pied de la prédicatrice, réalisé par le peintre de la Révolution David. Vases en porcelaine et bibelots en tout genre, offerts par la clientèle, surchargent la pièce. Personne, cependant, ne se douterait que, contigu au salon, une petite pièce ornée d’une glace sans tain permet à la confidente de mademoiselle de contrôler les allées et venues et d’entendre chaque conversation. De quoi recueillir quelques informations, aussitôt transmises à sa maîtresse, qui pourra y trouver du grain à moudre et bluffer un client trop naïf.
Quels signes avant-coureurs ont-ils présidé à un tel don ?
Marie-Anne Adélaïde Lenormand voit le jour à Alençon, le 27 mai 1772. Chef-lieu de la généralité éponyme, en Basse-Normandie, la cité est réputée pour la qualité de ses dentelles. Son père, lui-même, exerce le métier de drapier. Et comme il convient à une jeune fille d’artisans, elle est placée dès ses quinze ans comme apprentie-couturière en ville. Toutefois, la situation relativement aisée de la famille lui a auparavant permis de recevoir une solide éducation chez les Dames bénédictines de l’Abbaye Royale d’Alençon. Mais son caractère imaginatif s’est mal concilié avec la sévérité de la vie monastique. D’autant plus que Marie-Anne s’est découvert un talent de prophétesse qui sied mal à son éducation catholique. Qui plus est quand la jeune effrontée se fait forte d’annoncer le nom de la future mère supérieure dont la nomination résulte du Roi. Prédiction qui va pourtant se vérifier et lui valoir d’être exclue de l’abbaye.
Retour au bercail paternel. Mais avec ce don qui ne demande qu’à prospérer, se faisant la main en tirant les cartes autour d’elle, l’adolescente estime qu’elle vaut mieux qu’une ennuyeuse profession de couturière à laquelle elle est vouée. Nul mieux que Paris, sa population mondaine et frivole, mais aussi sa capacité de s’y fondre peut lui ouvrir les portes et s’y faire une place. Même si la concurrence y est rude et le danger permanent. Marie-Anne peut aussi compter sur un atout non négligeable : elle est belle et sait attirer les regards. Quand elle débarque dans la capitale, à la fin des années 1780, l’effervescence révolutionnaire n’a pas encore envahi les rues. Rapidement, dans ce fourmillement humain et d’activités en tout genre, la jeune fille s’embauche comme vendeuse, rue Honoré-Chevalier. Un magasin de frivolités dans lequel quelques vieux aristocrates, la lèvre lippeuse et le regard lubrique, en mal de jolis minois, de peaux douces et de cuisses bien fermes, ne manquent pas de la remarquer. Et comme Marie-Anne n’a pas froid aux yeux, elle s’entiche de l’un d’entre eux, Amerval de la Saussotte, qui la prend sous sa protection et lui confie le poste de « lectrice », histoire de ne pas faire jaser le quartier.
La jeune femme s’y serait sans doute complu si les sans-culottes parisiens n’étaient venus faire rendre gorge à son protecteur et l’envoyer à la guillotine ad vitae aeternam. La jeune prophétesse avait-elle anticipé ce bouleversement ? Nul ne le sait mais elle réussit à prendre la poudre d’escampette avant qu’à son tour les sans-culottes parisiens ne lui prédisent son avenir. Un comble pour une voyante !!!
Mise à la rue à son corps défendant, Marie-Anne Lenormand s’acoquine rapidement avec une tireuse de cartes qui fréquente le Palais Royal ainsi qu’avec un aigrefin du nom de Flammermont, chargé de leur trouver une clientèle. Marie-Anne, déguisée en gitane, lit à qui veut l’écouter, la bonne aventure dans les lignes de la main. Un apprentissage sur le tas qui ne dure guère. La devineresse n’est pas venue à Paris pour faire de la voyance de rue. Ayant les cartes en mains, elle abandonne ses acolytes et s’installe rue de Tournon. Une voyante de renom, qui veut avoir pignon de rue, se doit de posséder un cabinet à la mesure de son don. Et rapidement, accueillant le Tout Paris, se rémunérant à la tête du client, sa réputation ne cesse dès lors de grandir. « D’abord vingt équipages, raconte l’écrivain Etienne de Jouy, plus brillants les uns que les autres ; on était reçu par un valet de pied, à qui l’on devait donner son nom. Comme il y avait beaucoup de monde, ce n’était généralement qu’à la deuxième visite qu’on obtenait séance. Pendant ce temps, mademoiselle Lenormand avait le loisir de prendre quelques renseignements… »
Car la pythonisse est loin de travailler seule. Il lui faut du grain à moudre pour faire parler les cartes. Quelques complices sont alors chargés de glaner quelques renseignements sur la victime, histoire de l’impressionner lors de sa prochaine visite. Ne dit-on pas d’ailleurs qu’elle travaille de concert avec la tentaculaire police de Fouché, échangeant leurs renseignements et s’assurant de sa sécurité pour ne pas être inquiétée par le pouvoir.
Dans ces temps obscurs où le destin de la France peut basculer, nombreux sont les hommes politiques de tout bord, de Fouché à Barras en passant par madame de Staël ou Talleyrand, à venir s’enquérir de leur avenir. Elle accueille tout ce beau monde dans sa chambre, assise dans un vaste fauteuil, le regard bienveillant et la voix douce. Un guéridon sur lequel repose cartes et tarots, trône à son côté. Elle a pris soin de couvrir sa tête d’une étrange toque. A-t-elle prédit leur avenir et leur fin tragique à Robespierre, Saint-Just et Marat ? Elle l’affirme dans ses Mémoires. Mais quel crédit peut-on accorder à ses affirmations plusieurs dizaines d’années après les faits ?
« J’ai conversé avec presque tous les hommes qui ont figuré sur notre grand théâtre politique et j’ai fait sur chacun d’eux des remarques bien étonnantes. Le zélé républicain, le fougueux démocrate peuvent se rappeler ce que je leur disais dans leur temps prospère… » Ajoutant, à propos de Robespierre : « J’ai vu de bien près le farouche Maximilien et j’ai pu le juger, livré à lui-même. C’était un homme sans caractère. Superstitieux à l’excès, il se croyait envoyé par le Ciel pour coopérer à une entière régénération. Je l’ai vu, en me consultant, fermer les yeux pour toucher les cartes, frissonner même à la vue d’un neuf de pique… J’ai fait trembler ce monstre, mais peu s’en est fallu que je devinsse sa victime… »
Car, être la voyante la plus courue de Paris n’exclue nullement de ne pas être inquiété par le pouvoir et les autorités. Et c’est bien là toute l’intelligence, la force et la ruse de mademoiselle Lenormand que d’avoir réussi, comme La Fayette ou Talleyrand, à survivre à tous les régimes, de la Terreur à la Restauration en passant par l’Empire. C’est d’ailleurs durant toute cette dernière période qu’elle est à la fois la plus courtisée et la plus inquiétée. Elle le doit à sa relation intime avec Joséphine de Beauharnais, l’épouse au parfum de vanille de Napoléon, qui la consulte à de multiples reprises, au grand dam de son empereur de mari : « On connaît le goût ou plutôt la passion insensée de Joséphine pour les tireuses de cartes, raconte madame d’Abrantès, l’une de ses proches. Napoléon s’en est d’abord amusé, puis moqué et enfin il avait compris que rien n’était plus en opposition avec la majesté que ces petitesses d’esprit et de jugement qui vous asservissent à des êtres si bas et si vils que vous rougissez de les admettre dans votre salon même pour n’y faire que leur métier. Mais Joséphine, tout en promettant de ne plus faire venir Mademoiselle Lenormand, l’admettait toujours chez elle, dans son intimité, et la comblait de présents. »
De quoi faire bouillir le sang chaud du petit Caporal corse et d’envoyer pour quelques jours la voyante tâter du cachot à la prison des Madelonnettes, accusée d’avoir prédit la conspiration du 16 décembre 1803. Divers rapports de police, les années suivantes, montrent à quel point elle est surveillée, Napoléon s’inquiétant de son influence au point de la faire à nouveau arrêter le 11 décembre 1809, quelques jours avant son divorce avec Joséphine. Ce qui n’impressionne guère la voyante qui rapporte cette anecdote à propos de son interrogatoire par le préfet de police :
« Mademoiselle, vous qui prétendez prédire l’avenir, vous auriez bien pu prévoir ce qui vous arrive aujourd’hui !
-Je le savais, monsieur le Préfet. Mon horoscope se trouve dans l’un des cartons que vous avez saisis chez moi. Vous pouvez vous en assurer. »
Ce que fit le préfet et, raconte-t-elle quinze ans plus tard, à son grand étonnement, le fait fut vérifié.
Royaliste, elle salue le retour des Bourbons en France. Mais sa critique du Congrès d’Aix-la-Chapelle en 1821 lui vaut un procès en Belgique. Accusée de sorcellerie, le tribunal de Louvain la condamne à une année d’emprisonnement, jugement cassé par la Cour suprême de Bruxelles.
Continuant à prédire l’avenir, la voyante écrit dès lors ses souvenirs, ce qui est quand même plus aisée, même pour une voyante. En tout quatorze ouvrages dont celui consacré aux « Mémoires historiques et secrets de l’impératrice Joséphine », paru en 1827. Elle décède en 1843, dans son appartement de la rue de Tournon, abandonnant à ces murs tous les secrets d’une vie passée à prédire l’avenir. A l’instant de son trépas, elle aurait abjuré ses pratiques, elle qui avait prévu de vivre jusqu’à cent vingt-quatre ans. Une chansonnette lui survécut encore quelques années, intitulée « La Somnambule extra-lucide » que n’aurait pas renié Pierre Dac :
« Plus forte que mad’moisell’ Lenormand,
Mon nom partout depuis vingt ans circule ;
Dans ma famill’, voyez-vous, c’est dans l’sang !
En v’nant au monde on y vient somnambule.
Dans mon salon, rue d’Cléry, j’prends cent sous,
Vingt francs l’grand jeu, jamais d’charlatanisme,
Mais ici j’veux mettre à la portée de tous
La double vue, les cart’ et l’magnétisme !
Deux sous ! vous qui voulez savoir
L’passé, l’av’nir, vrai ! c’est splendide !
Deux sous ! Rien qu’deux sous ! Venez voir
La somnambule extra-lucide ! »
Encore aujourd’hui, Marie-Anne Lenormand est considérée comme l’une des plus grandes voyantes de l’histoire.


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