Thomas Martin. Le paysan qui fit trembler la Restauration

Pauvre Martin ! Que n’a-t-il pas fait la sourde oreille, ce 15 janvier 1816 ! Le corps plié dessus la glèbe, « l’haricotier » beauceron s’échine à labourer quelques arpents de terre à Champtier-des-Longs-Champs, près de Gallardon (Eure-et-Loir) quand un homme vêtu d’une longue redingote et coiffé d’un haut-de-forme, se disant être l’archange Raphaël, lui intime l’ordre d’aller prestement rendre visite au roi Louis XVIII afin, déclare-t-il, qu’il remette de l’ordre dans le pays et fasse respecter le dimanche en tant que jour chômé. Si Thomas Martin ne l’avait pas écouté, il se serait évité une bonne somme d’ennuis.

Un bien étrange archange que ce Raphaël, habillé comme un beau monsieur à la manière de l’époque. Peu prolixe en paroles, du moins selon les propos rapportés par Martin lui-même.

Que le mystérieux archange s’adresse à une personne de rang modeste pour une telle entreprise n’est pas pour nous étonner. A Laus (1647), à Lareu (1689), à Notre-Dame de La Salette (1846) et à Lourdes (1858), la Dame blanche s’adresse pareillement à des petits bergers ou bergères, éduqués dans la Foi chrétienne et sans grande instruction.

L’apparition, d’autre part, se déroule dans un contexte politique difficile. Quelques mois plutôt, l’Empire napoléonien s’est effondré sous les coups de boutoir des puissances monarchiques, le roi Louis XVIII, en exil depuis la Révolution de 1789, retrouvant le pouvoir en même temps que les émigrés revanchards désirent rétablir l’absolutisme. Entre modérés et ultras, la lutte pour le pouvoir est sans merci. Se pose aussi la question du trône ! Nul ne sait ce qu’il est vraiment advenu du dauphin, le futur Louis XVII, laissant libre-cours aux rumeurs les plus folles. Le temps est venu pour Thomas Martin, « l’haricotier » beauceron, de croiser le destin de la France !

Quand on est, comme Martin, bon paysan et bon croyant et qu’une telle apparition vous tombe sur la tête, vous ne faites ni une, ni deux et vous foncez illico presto au presbytère en rendre compte au curé de Gallardon qui, bien que se dénommant Laperruque, vit ses cheveux se dresser sur son crâne. Que diable ce pauvre Martin venait-il lui raconter comme sornettes ? L’homme d’église, pour bien connaître son fidèle paroissien, s’étonna de ses propos fort curieux, réfléchît un tantinet puis, prenant sa soutane à son cou, s’en alla quérir les conseils, accompagné de Martin, de l’évêque de Versailles Mgr Charrier de La Roche.

Mais on ne la fait pas à son Eminence ! Sacrebleu ! Tancé puis éconduit, le malheureux Martin finit par se retrouver au poste de police, histoire de lui faire avouer ce qui se cachait derrière toute cette histoire à dormir debout.

Toutefois, l’affaire est remontée jusque dans les salons de la préfecture d’Eure-et-Loir. L’exigence de Thomas Martin de se rendre auprès du roi élève ses révélations au rang d’affaire d’état. L’époque est sensible. Du coup, le 26 mars 1816, le préfet, le comte de Breteuil, se déplace personnellement pour interroger le gaillard. A l’issue de l’entretien, durant lequel Thomas Martin fait preuve d’une grande sérénité, il est décidé de l’envoyer auprès du ministre de la Police générale, le duc Decazes. On ne prend jamais suffisamment de précautions avec les visionnaires !

Decazes a bien d’autres chats à fouetter que d’écouter ces calembredaines ! Manu militari, il expédie « l’haricotier » à La Salpetrière. A charge pour l’aliéniste Pinel de lui tirer les vers du cerveau et de voir de quel bois est constitué ce paysan. Le rapport ne tarde pas : « Cet homme, affirme Pinel, ne présente aucune trace de délire… » ; seulement « des manies intermittentes avec hallucination des sens… » concluant : « C’est un véritable état visionnaire, qui fait attribuer une sorte d’existence réelle à des images purement fantastiques. » Et toc ! Du coup, Thomas Martin est envoyé voir à Charenton s’il existe un moyen pour lui faire entendre raison, quitte à lui administrer un remède de cheval histoire de le remettre en selle. Toutefois, le brave homme, dont personne ne peut nier la persévérance, possède plus d’un tour dans son sac afin de tournebouler la tête du ministre. Quand Decazes apprend que Martin a annoncé à son frère, trois jours avant d’en avoir donné l’ordre, qu’une enquête sera diligentée à son sujet, il se dit que ce Martin-là possède peut-être plus de visions que d’hallucinations. C’est qu’entre-temps, l’archange Raphaël est réapparu à plusieurs reprises devant Martin, l’incitant à continuer ses démarches pour voir le Roi. A moins que les ultras royalistes ne lui aient sciemment fourni des informations, le manipulant à leur guise.

Voilà donc notre visionnaire à nouveau dans le bureau du duc Decazes, quai Malaquais à Paris :

« Voulez-vous donc parler au Roi ? l’interroge le ministre.

-Oui, ma mission ne sera pas faite à moins que je ne lui parle.

-Mais qu’avez-vous à lui dire ?

-Je ne sais pas pour le moment. Les choses me seront indiquées quand je serai auprès de lui.

-Je vais vous y conduire, » finit par acquiescer Decazes.

A peine le ministre est-il sorti de la pièce que l’archange réapparaît à Martin :

« Vous allez parler au Roi ; les paroles vous viendront à la bouche. »

Pas bavard notre archange. Et voilà notre Martin livré à lui-même !

Ce qui se passe dans le cabinet feutré du Roi reste un mystère. La teneur des propos nous est uniquement rapportée en 1828 par le journaliste janséniste Silvy auquel Martin s’est confié après avoir promis de garder le secret jusqu’à la mort de Louis XVIII, décédé en 1824.

« Le secret que j’ai à vous dire, c’est que vous occupez une place qui n’est pas la vôtre, qui ne vous appartient pas.

-Comment, comment ! mon frère et ses enfants étant morts, ne suis-je pas le légitime héritier du trône ? » s’estomaqua le roi.

On sait que le comte de Provence, « Monsieur », a toujours espéré prendre la succession de son frère qu’il juge peu capable de gouverner. Il a même désiré un temps que Louis XVI ne puisse avoir de descendance jusqu’à la naissance de son premier fils, en 1781. Mieux encore, il est soupçonné d’avoir fomenté les troubles d’octobre 1789 afin d’être porté au pouvoir. Ce ne fut pas le cas. Marie-Antoinette lui vouait une haine tenace et le comte le lui rendait bien. Son exil ne fut pas de tout repos, balloté et expulsé au gré des accords diplomatiques avant de prendre sa revanche avec la Restauration de la monarchie.

« Je ne connais rien à tout cela, lui réplique Martin, mais je sais que la place ne vous appartient pas. Ce que je vous dis là est aussi vrai qu’il est vrai qu’un jour, étant à la chasse avec le roi Louis XVI, votre frère, dans la forêt de Saint-Hubert, le roi étant devant vous à une dizaine de pas, vous avez eu l’intention de le tuer… »

Le Roi blêmit en entendant cet épisode connu de lui seul. Martin poursuit :

« Louis XVI était monté sur un cheval plus grand que le vôtre et venait de passer. Vous avez été embarrassé par une branche d’arbre qui s’était ployée de manière à vous empêcher de commettre ce meurtre, alors que votre frère était passé sans être embarrassé par les branches du même arbre. Vous aviez un fusil à deux coups, dont l’un était pour votre frère, le roi, et vous auriez tiré l’autre en l’air pour faire croire qu’on avait tiré sur vous, et vous auriez accusé quelqu’un de la suite. Or le roi a rejoint sa suite, et vous n’avez pu réussir ce projet, mais vous avez conservé ce dessein pendant longtemps et vous n’avez jamais eu une occasion favorable pour le mettre à exécution.

-Il n’y a que moi et Dieu qui sachions cela. Promettez-moi de garder sur toutes ces communications le plus grand secret.

-Prenez donc garde de vous faire sacrer à Reims. Si vous le tentiez, vous seriez frappé de mort pendant la cérémonie du sacre. »

Et pour faire bonne mesure, il conclut :

« Sire, vous savez que Louis XVII est vivant. Vous savez que vous occupez un trône usurpé à votre neveu… »

En d’autre temps, Martin serait parti a minima tâter de la Bastille ; a maxima roué vif en place de Grève. Louis XVIII, abasourdi par cette révélation, le laisse pourtant repartir avec la promesse de Martin de tenir sa langue sur ce secret.

Sa mission accomplie, Thomas Martin peut regagner sa campagne beauceronne. En héros ? Pas forcément ! Sa renommée a suscité bien des jalousies et Martin doit se réfugier chez des amis. Sa réputation de visionnaire s’étend alors sur l’ensemble du territoire. Et la simplicité du début a laissé place à un orgueil déplacé, affligé par l’appât du gain que lui rapporte une certaine vénération de la part de ses contemporains.

Le paysan ne disparaît pas pour autant de la scène politique. Les années qui suivent sa rencontre avec le roi sont chargés d’événements. Le duc de Berry, fils du comte d’Artois, est assassiné par Louvel en 1820. Quatre ans plus tard, Louis XVIII décède sans avoir tenu parole de rendre le pouvoir à un fantôme, Louis XVII. A la même époque, apparaît un mystérieux Naundorff qui se dit être le fils de Louis XVI, héritier du trône. Trop tard ! Charles X a été couronné roi de France.

Thomas Martin revient sur le devant de la scène à l’occasion de la Révolution de 1830. C’est le roi en personne qui le fait chercher à Gallardon. Dans la nuit du 2 août, Martin est sommé de se rendre à Paris. Il n’en fait rien !

« Ne prenez pas la peine de vous expliquer, répond Martin à l’officier chargé de le conduire. L’archange m’a averti qu’on viendrait me consulter. J’ai la réponse. Dites-au roi qu’il sait bien la raison de tous ces malheurs. A présent, il ne peut rien faire quand bien même il aurait 200 000 hommes de troupe ; il ne réussirait qu’à faire couler beaucoup de sang. Il faut qu’il parte en exil, il y mourra sans avoir revu la France ainsi que son fils, le duc d’Angoulême. Henri, son petit-fils, ne sera jamais roi. La branche ne pourra rien faire ; tous ceux qui ont usurpé le trône, périront misérablement. »

On sait le sort réservé à Charles X, l’arrivée au pouvoir de Louis-Philippe et la monarchie de Juillet. Naundorff, que Thomas Martin a reconnu comme Louis XVII, ne parviendra jamais à convaincre qu’il est le fils de Louis XVI avant de décéder en 1845 à Delft (Hollande).     Aujourd’hui, conformément aux analyses ADN, la science a apporté une réponse : le dauphin est bien mort dans la prison du Temple en 1795. Naundorff comme tous les autres prétendants n’étaient que des affabulateurs ou des usurpateurs. Sur cette question-là, Thomas Martin s’est donc bel et bien trompé. Sans doute a-t-il été manipulé par les naundorffistes qui profitent de ses visions et prophéties pour faire reconnaître l’horloger prussien comme étant Louis XVII.

La fin de Thomas Martin est tout autant mystérieuse. Le 12 avril 1834, « l’haricotier » se rend à Chartres pour une neuvaine. Avant de partir, il confie à sa femme cette prédiction :

« Je sais bien qu’il m’arrivera quelque chose. J’ignore ce que ce peut être mais je remets tout à la volonté de Dieu. »

Ainsi sera fait ! Le 9 mai 1834, il décède à Chartres. Officiellement d’une indigestion. Certains diront, victime d’un empoisonnement. Avait-on un intérêt à le faire disparaître ? Et pourquoi ne l’avait-on pas fait bien auparavant maintenant qu’il ne représentait aucun danger pour la monarchie ?

Thomas Martin sera enterré à Gallardon dans cette terre qu’il a si souvent labourée. Que retenir de cette histoire si ce n’est qu’un petit paysan, visionnaire ou non, réussit à faire la morale à deux rois de France.

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