Edmond Billaudot. Que savait-il lire dans le cœur des hommes ?

« Mademoiselle Lenormand est morte ! Mademoiselle Lenormand est morte ! » Le gavroche parisien, quelques sous en poche pour annoncer la triste nouvelle, remonte la rue de Tournon quand il croise Jules-Charles-Ernest Billaudot. Les deux garçons ont à peu près le même âge – 14 ans – pourtant rien ne rapproche ce fils de petit-bourgeois monté à Paris depuis son Yonne natale à ce gamin des rues, nourri depuis son jeune âge à la portion congrue et aux petits boulots de subsistances. Rien sauf cette annonce qui accable Jules-Charles-Ernest Billaudot.

Ce 23 juin 1843, la plus grande voyante de l’Histoire – c’est ainsi que sa nombreuse clientèle la dénomme – vient juste de passer de vie à trépas, laissant en friche les connaissances chiromanciennes apprises depuis plusieurs mois à son jeune apprenti. Celle qui fut la maîtresse d’Hébert, qui côtoya Marat, Robespierre ou l’impératrice Joséphine dans le tourbillon révolutionnaire où chaque destin était suspendue au couperet de la guillotine, avait découvert en Jules-Charles-Ernest ce don qui fera dire, bien des années plus tard, à Victor Hugo : « L’invisible est le cœur du visible et certains hommes, comme Ernest Billaudot, ont été choisis pour entendre battre ce cœur. »

Jules-Charles-Ernest Billaudot n’est pas encore sous les feux de la voyance mais il a retenu les leçons de la Pythonisse. De sa mort qui l’attriste, en approchant de la maison de la voyante où se presse déjà une foule compacte, il sait déjà qu’il la remplacera dans le cœur des hommes.

22 octobre 1856. Jules et Edmond Goncourt, esprits curieux s’il en est, terminent dans leur journal la rédaction d’une visite chez le mage Edmond, dont Paris ne fait que relater le don de voyance. Depuis que leur entourage et les cercles littéraires autour desquels gravitent les deux frères leur ont vanté les mérites de cet homme secret, qui ne sort guère mais voyage sans limite dans le destin des hommes, ils ont voulu comprendre avant d’expliquer.

« 29 octobre. C’est dans la maison bâtie par Lechesne, 30, rue Fontaine-Saint-Georges, toute seizième siècle, fleurie de sculptures des pieds à la tête, avec des chouettes en pierre qui montent la garde sur les portes – maison, dit la voix publique, qu’Edmond a achetée avec l’argent de ses consultations.

« Cour encombrée de produits sculpturaux en plâtre du nommé Lechesne, sur des piédestaux de bois marbré : chasse au sanglier, terre-neuve défendant un enfant nu contre un serpent…

« Au premier, une vieille femme à cheveux blancs, la mère Edmond, ouvre, salue et introduit dans une salle à manger toute déshonorée et bourgeoisifiée par le carton-plâtre seizième siècle. Aux murs, encadrés, les Moissonneurs de Léopold Robert, personnages lithographiés par Julien et coloriés. Au-dessus, encadrés sur fond noir, des mains de papier blanc, découpées, avec des lignes et des signes tracés à la plume : main de Robespierre, main de l’empereur, main de l’impératrice, main de Mgr Affre, tué sur les barricades, et – ceci étant un parloir de putains qui espèrent – la main de Mme de Pompadour. A la glace, pancarte contenant tout ce qu’on peut demander : talismans, thèmes généthliaques, horoscopes, etc… »

Le décor ainsi planté par l’œil averti et un brin caustique des deux écrivains, place au maître des lieux :

« Une porte s’ouvre et l’homme paraît, vous invitant à entrer. Un grand homme, une grosse tête carrée, de gros traits et de grosses moustaches, la figure forte des portraits de Frédéric Soulié ; une robe de chambre de velours noir, de grandes manches pendantes. La chambre est noire ou à peu près ; les rideaux fermés, avec du haut de la fenêtre, par les vitraux de couleurs, un jour prismatique et bigarré, tombant et dansant en descendant dans cette nuit fourmillante et pleine de choses, que l’Ïil tâtonne et ne peut saisir : un hibou blanc, etc… »

La séance peut commencer.

« -On s’assied. Il s’assied. Une table vous sépare, où le jour mystérieux aboutit comme dans un tableau de Rembrandt.

-En quel mois êtes-vous né ? Quel âge avez-vous ? Quelle fleur aimez-vous ? Quel animal préférez-vous ?

« Puis, remuant un paquet de cartes hautes comme la main : “Prenez-en treize au hasard.” Et il les retourne. Sur chaque carte est figurée une chose, une passion, une rencontre, un tableau de vie, par exemple une femme brune – toutes allégories ou images peinturlurées de rouge et de noir, dessinées par un homme ignare du dessin, avec une imagination bizarre et touchant au burlesque, fantastique et bourgeoise, monstrueuse comme le dessin de je ne sais quelles fatales divinités du jour et de la réalité crue, croquées et virulemment sanguinées par l’enfant fou d’un bourgeois de la rue Saint-Denis. Au-dessus de chaque carte sont écrits la signification et le dire.

« Alors, avec un geste impérieux et l’index de la main plongeant dans l’échelle descendante de la lumière, comme montrant et assignant l’avenir, l’homme commence et d’une voix canaille, avec des intonations du peuple, il vous récite pendant une demi-heure le roman qui vous menace. »

Peu convaincus, les frères Goncourt ? Leur conclusion ne laisse planer aucun doute sur un scepticisme qu’ils n’ont pas entièrement déposé à la porte d’entrée du mage.

« Cet homme est rare dans un tel métier : il parle sans tarir, sans arrêt, sans repos… Un habile homme, qui a l’éloquence qu’il lui faut – j’allais dire toute l’éloquence : l’art de paraître parler.

« Une seule chose m’a frappé ; c’est un hasard assez bizarre que cela lui soit tombé sous la langue : “Vous, vous n’avez rien à craindre d’un coup d’épée ou d’un coup de pistolet, vous avez tout à craindre d’un trait de plume !” Vraiment le hasard ne l’a pas trop mal servi, parlant à un homme de lettres déjà poursuivi et qui se sent poursuivable toute sa vie… Mais dans la bouche du devin, la phrase n’avait-elle pas un autre sens ? Voyant un jeune homme avec une femme légère du quartier, son trait de plume ne faisait-il pas allusion à la signature de billets ? »

Et de sortir, pour finir, le couteau littéraire chargé de trancher dans le vif de la magie :

« Cela m’a coûté quarante sous ; mais j’ai connu le confesseur qui vend l’Espoir à Paris. Quelques chose à faire sur le tireur de cartes… Et je suis sorti convaincu que la sorcellerie mourrait le même jour que la religion : deux fois immortelles comme l’Espérance humaine. Les sorciers dans un pays sont en proportion de la religion. »

Entre le décès de Mlle Lenormand et la diatribe des Goncourt, treize années se sont écoulées durant lesquelles Jules-Charles-Ernest Billaudot a troqué son habit de garçon de province pour la veste noire du magicien, utilisant tous les ingrédients appris auprès de la devineresse pour lui succéder, créant un tarot calqué sur le modèle d’Antoine Court de Gébelin et d’Eteilla et rédigeant divers ouvrages sur l’art divinatoire.

Son apparente « infaillibilité » lui permet ainsi d’attirer dans son appartement écrivains et hommes politiques. A la différence des Goncourt, Victor Hugo, dont on connaît la prédiction pour les sciences occultes, ne tarît pas d’éloges sur le mage de la rue Fontaine qui, à plusieurs reprises, lui a tracé les lignes de son destin :

« Cet homme a su voir en moi un poète épris de liberté faisant face à l’oppression… Cet homme est un homme sincère ; il ne se trompe pas. Il a interrogé son tarot et m’a annoncé un prochain exil auquel je crois profondément… »

Eugène Sue, l’auteur des « Mystères de Paris », Alexandre Dumas, auquel le mage Edmond aurait prédit un succès fulgurant avant de se retrouver ruiné et Auguste Renoir auquel il affirma dans son cabinet : « Vous êtes un artiste et dans cent ans, chacune de vos pointes sèches vaudra le prix d’une calèche et chacun de vos tableaux… un château ! » le consultent régulièrement. Tout autant que l’impératrice Eugénie qui le fait venir aux Tuileries entre deux cures thermales et incite son Badinguet d’époux, fossoyeur de la Seconde République, à l’interroger sur le sort de la guerre qui pourrait éclater entre la France et la Prusse. Le mage Edmond ne se dérobe pas. Face à l’empereur, dans une tunique de lin blanc rehaussé d’une large ceinture noire, il déroule sur la table les sept cartes choisies par la main impériale. L’une après l’autre, chacune annonce l’imminence d’une catastrophe, marquée par la défaite et l’arrestation de l’Empereur. Prédictions maudites d’un mage redevenu à ses yeux un charlatan,  Napoléon III n’entendra plus que sa voix intérieure qui le poussera définitivement dans le piège de Sedan.

Prédicateur de l’Histoire, Edmond Billaudot ? Peut-être à en croire des écrits retrouvés dans ses archives après sa mort ! Il aurait ainsi annoncé, sans citer de date, des combats durant lesquels les hommes seraient ensevelis sous la force des armes : « En regardant le ciel couvert de nuages gris, j’ai vu que les nuages se transformaient en quantité de gigantesques fusils avec leurs baïonnettes… les morts tombaient du ciel comme une grêle… un bruit épouvantable se faisait entendre dans les airs, semblable à un feu d’artifices dont chaque étincelle était le corps d’un soldat français… »

Quand le bruit des canons de 14-18 gronde sur la vieille Europe, Jules-Charles-Ernest Billaudot a depuis le 20 mai 1881 quitter notre monde. Personne n’annoncera dans les rues de Paris la nouvelle de son décès. Le mage Edmond laissait pourtant en héritage, outre son nom, un tarot dont il prit soin de confier son destin à celui qui le découvrirait un jour.  Ainsi ressurgit dans les années 1950, l’Oracle Belline, du nom de ce mage qui s’intitula « le plus grand voyant de France ».  Décidemment, les voyants ont l’art de rabattre les cartes en leur faveur, quitte à pratiquer un certain égocentrisme.

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