Erik-Jan Hanussen. Le voyant juif d’Hitler

Nous sommes le 24 février 1933. Minuit. Dans la salle de spectacle du pompeux palais de l’Occultisme, à Berlin, les spectateurs retiennent leur souffle. La majorité des dignitaires nazis accompagnés de leurs épouses est présente pour la fête du Parti, Goebbels et Hess en tête. Le silence s’établit quand les lumières s’éteignent. Happée par un projecteur, une jeune femme apparaît sur scène, la démarche mécanique et le regard sous influence.

Derrière l’épais rideau de velours rouge, Erik-Jan Hanussen suit sa protégée. Il la commande mentalement avant de se projeter devant ce public qui l’attend et a fait sa fortune. Une mise en scène parfaitement rodée. Un murmure s’élève de la salle. « Le plus grand voyant d’Europe », protégé d’Hitler, sait influencer les foules par son regard magnétique et une gestuelle apprise sur le bout des doigts, accentuée par les jeux d’ombre et de lumière.

Hanussen s’arrête devant la jeune femme qui, désormais, lui fait face. Le magnétiseur porte ses mains vers son visage dont les yeux commencent à se révulser. Conditionnée, l’actrice s’allonge sur une table. Dans la salle, Goebbels regarde se dérouler la mise en scène avec un sourire sarcastique qui en dit long sur son opinion. Il déteste Hanussen et tous les mages, voyants et magnétiseurs qui prospèrent dans un Berlin rongé par la crise économique et par la violence. Il sait également que bon nombre de nazis appartiennent à des sociétés secrètes. Pour lui, Hanussen n’est qu’un charlatan dont l’influence sur le führer est néfaste. Depuis plusieurs semaines, le ministre de l’Information a lancé une enquête sur le conseiller occulte d’Hitler et les renseignements obtenus par la police politique du régime lui suffisent pour dévoiler sa véritable identité. Goebbels, cependant, ne se doute pas qu’Hanussen, lui-même, va se jeter dans la gueule du loup nazi.

Hypnotisée, la jeune femme, prise de convulsions, se met à hurler dans son sommeil, devant une foule ébahie : « La foule… Une grande foule dans les rues. Les flammes sortent des fenêtres. Les ennemis de l’Allemagne essayent de nous détruire… Ils mettent le feu à un grand palais de Berlin… »

Un long murmure d’effroi et de de désapprobation s’élève du public. Goebbels et Hess se regardent. Ils n’en croient pas leurs oreilles. Comment Hanussen a-t-il été mis dans la confidence ? Qui a révélé ce secret d’état ? Car ni l’un, ni l’autre n’envisagent un seul instant que le mage possède un don de voyance.

Pour Goebbels, les bornes sont dépassées. Hanussen doit disparaitre de la scène. Le führer se laissera convaincre par la raison d’état. Dans trois jours, le Reichstag flambera. L’occasion de dénoncer les communistes et de se débarrasser d’eux. Définitivement !

Sur scène, Hanussen comprend qu’il est allé trop loin. Que, malgré les protections et l’aura qui l’entoure, le secret qu’il vient de dévoiler causera sa perte. Goebbels, qui tente depuis plusieurs mois de l’éloigner d’Hitler, tient sa vengeance. Hanussen se hâte de réveiller la jeune femme et la pousse hors de la scène pour rejoindre les loges. Le temps est venu de disparaître !

De nombreuses zones d’ombre entourent la vie d’Erik-Jan Hanussen. Ou plutôt d’Herschel Steinchneider, né selon les informations à Vienne ou dans un petit village austro-hongrois, le 2 juin 1889. Son père, de confession israélite, a exercé le métier d’acteur dans des cirques itinérants avant de devenir gardien de synagogue. Le garçon n’est pas doué pour les études et une vie stable. Très jeune, il rejoint un cirque pour mener la vie de saltimbanque sur les routes et les chemins du vieil empire austro-hongrois, tout à la fois lanceur de couteau, homme fort ou cracheur de feu… Peut-être apprend-il durant ces pérégrinations quelques notions de télépathie.

Toujours est-il qu’on retrouve le jeune Herschel à Vienne en 1910. A 19 ans, il gagne sa vie comme pigiste dans les journaux viennois tout en exerçant la télépathie dans les cabarets. La guerre éclate et Steinchneider rejoint son régiment pour se battre avec les puissances de la Triplice. Peu d’informations filtrent de cette période hormis que l’homme n’hésite pas à exercer auprès de ses camarades de combat son don de voyance. Ainsi, raconte-t-il avoir découvert sans aide une source d’eau qui permet à son régiment de pouvoir étancher sa soif. Plus tard, alors qu’il est démobilisé, il se produit dans des music-halls. Ses prédictions étonnent au point de provoquer des doutes sur ses capacités de clairvoyant. Arrêté en Tchécoslovaquie, il est accusé d’escroquerie, de chantage et de détournements de mineurs.

Fin des années 1920, Herschel Steinchneider se retrouve à Berlin où il tient, peut-être, un petit bar fréquenté par les chefs SA. Dans cette période de troubles politiques où tout peut basculer, Steinchneider devient Erik-Jan Hanussen, descendant d’une vieille famille danoise, effaçant du même coup ses origines juives. Il sait tout le parti qu’il peut tirer de ses relations avec les chefs nazis. S’engage-t-il dans le NSDAP ? Devient-il un membre éminent du groupe de Thulé qui prétend à la prédominance de la race aryenne sur les autres races ? Difficile à dire. Quoi qu’il en soit, son ascension est fulgurante, sans doute due à son charisme et à ses démonstrations de télépathie et d’hypnose qu’il exerce auprès des dirigeants nazis. Jusqu’à être introduit auprès d’Hitler par, selon les dires, le photographe Heinrich Hoffmann ou l’écrivain Han-Einz Ewers.

Hanussen a fini par se créer un personnage. Il ne lui reste plus qu’à faire fortune. En 1931, il achète une imprimerie à Breslau et lance deux journaux, le « Hanussen Magazin » et le « Bunte Wochenschau », spécialisés dans l’occultisme et le paranormal. Rusé, il comprend vite que ses prédictions doivent porter sur le destin politique et sur les finances. Hitler le consulte régulièrement, inquiet sur le devenir de sa carrière politique après l’échec à la présidentielle de 1932. Un beau jour, alors qu’il vit une période de doutes et de dépression, le führer demande à Hanussen de lui dresser son horoscope.

« Bien que votre thème vous soit favorable pour le futur proche, lui explique Hanussen, il subsiste quelques obstacles à votre accession au pouvoir. Pour les vaincus, il faudrait que vous possédiez une mandragore. Mais pas n’importe laquelle : une mandragore que j’arracherai à la pleine lune, dans la cour d’un boucher de votre ville natale… »

Quelques jours plus tard, à l’occasion d’une soirée, Hanussen se dirige vers Hitler et lui remet la racine magique, assortie d’un quatrain :

« Alors, l’avant-dernier jour de ce mois,

Vous toucherez au but, vous aborderez un tournant.

Nul aigle ne pourra vous porter sur ses ailes.

Vous toucherez au but l’avant-dernier jour de ce mois. »

La prédiction se vérifiera. Hitler arrive au pouvoir le 30 janvier 1933. Prédiction ou plutôt pouvoir d’anticipation tant la prise du pouvoir par les nazis semblaient imminentes après les résultats obtenus lors des précédentes élections.

Pour Hanussen, désormais, rien ne semble trop beau. Le petit saltimbanque autrichien tient désormais la vedette à la Scala de Berlin où il se produit à guichets fermés durant deux saisons. Un numéro de télépathie conclut son spectacle d’1 heure 30. Des spectateurs sont conviés à inscrire une date sur une carte de visite qu’ils glissent dans une enveloppe cachetée. Hanussen, les yeux bandés, la place sur son front. A charge pour lui de découvrir la date et l’événement concerné.

La gloire et les honneurs lui montent à la tête. Le tout Berlin défile dans son hôtel particulier du  quartier chic de la Kurtfurstendamm, rue Lietzenburgerstrasse. Pour des séances de télépathie, d’hypnose, de comportements de soi mais aussi pour des soirées plus privées fréquentées par de jolies femmes et de jeunes garçons efféminés. Hanussen a compris tout le parti qu’il peut tirer de son don. Il se lance alors dans la construction d’un palais de l’Occultisme dans lequel il règne en maître, recevant ses invités sur un trône.

Cependant, une épée de Damoclès repose sur la tête d’Hanussen. Il sait qu’il ne possède pas que des amis au sein du Parti national-socialiste. Goebbels, notamment, qui le surveille, jalousant sa proximité avec Hitler. Il suffirait d’une enquête sur sa véritable identité et sur ses origines juives pour que son empire s’effondre. Une erreur finit par provoquer sa chute quand Hanussen met à la porte son secrétaire particulier, Ismet Dzino. Ce Libanais, peut-être pour assurer ses arrières, a constitué un dossier accablant sur son ancien patron. Du pain béni pour Goebbels qui apprend la forfaiture d’Hanussen. Accusé, celui-ci se défend en inventant une histoire rocambolesque. Ses parents, d’origine danoise, seraient morts accidentellement en Autriche-Hongrie. Des habitants juifs auraient récupéré Herschel, lui donnant leur nom. Et pour étayer son histoire, il publie une autobiographie dans le quotidien « Berlin an Morgen ». Le vent a soufflé fort. Hanussen, aveuglé par la gloire et se sentant protégé par le führer, ne se rend pas compte que Goebbels et Hess avancent discrètement leurs pions avant de l’abattre.

Le mystère demeure sur la fin du « Raspoutine germanique ». Hanussen, se sentant finalement menacé, tente d’expédier sa fortune à l’étranger avant de quitter le sol allemand. Trop tard ! Le 24 mars 1933, il est arrêté par des hommes de mains du parti nazi. Personne ne le reverra vivant. Le 8 avril 1933, le quotidien nazi « Vôlkisches Beo-Bachter » annonce la découverte d’un cadavre, à moitié dévoré, dans un petit bois de pins, entre Neuhof et Baruth, en banlieue de Berlin. Le même journal confirmera, vingt-quatre heures plus tard, qu’il s’agit bien d’Hanussen, ficelé avec du fil de fer et le corps criblé de cinq balles mortelles.

Un voyant pouvant en cacher un autre, Hanussen est remplacé auprès d’Hitler par l’astrologue suisse Karl-Ernst Krafft. Dès 1939, ce dernier rédige des horoscopes qui prévoient la victoire totale des nazis. Tombé en disgrâce et accusé de complot, il est déporté au camp de concentration d’Oranienburg puis à Buchenwald où il meurt en janvier 1945. Quant au secrétaire d’Hanussen, Ismet Dzino, il se suicidera en 1937 après avoir abattu sa femme et son enfant.

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