Wolf Messing. Un télépathe chez les Soviets

Au pays du matérialisme à tout crin, où toute religion est considérée comme l’opium du peuple, comment un homme a-t-il pu à la fois susciter l’intérêt de Staline ; obtenir sa protection sans goûter du goulag sibérien et continuer, jusqu’à la fin de sa vie, à se produire dans toute l’URSS, devenant un homme riche et respecté de la nomenklatura soviétique ? Sans doute parce que « le petit père des peuples » avait décelé en ce personnage hors-norme un véritable don qu’il pourrait utiliser à ses propres fins politiques. A moins que, comme tant d’autres, lui-aussi se soit laissé illusionner par un homme passé maître dans l’art de la magie.

Don exceptionnel ou art de l’illusion ? Le doute subsiste mais n’obère pas l’incroyable destin d’un prodige, passé maître dans la télépathie ou dans l’art de la simulation.

Dans sa datcha de Kuntsevo, Josip Staline n’en revient toujours pas. Quelques minutes plus tôt, un homme est parvenu jusqu’à lui sans se faire arrêter par sa garde, lui, l’un des hommes les plus protégés au monde. D’autant plus que, depuis des années, l’obsession d’être assassiné l’a conduit à posséder un sosie et à faire goûter ses plats avant d’y toucher, par crainte d’être empoisonné. Aussi, s’est-il empressé de convoquer le chef de sa garde lui ordonnant de faire surveiller de près ce phénomène.

« En aucun cas, il ne doit quitter le territoire soviétique. »

Quelques heures plus tôt. Wolf Messing se présente incognito à l’entrée de la datcha. Patiemment, il concentre ses forces psychiques pour suggérer mentalement aux gardes qu’il est Béria, avec lequel pourtant il ne possède aucune ressemblance. Et c’est bien au nez et à la barbe des policiers qu’il pénètre jusqu’au bureau où travaille Staline, frappe respectueusement à sa porte et s’introduit dans la pièce, réjoui d’avoir accompli sa seconde épreuve, fixant le dictateur d’un regard plein de malices.

« Vous m’aviez lancé le défi d’arriver jusqu’à vous sans me faire arrêter par vos gardes. Me voici !

-Mais comment avez-vous réussi ? lui demande un Staline mi inquiet, mi impressionné.

-Je me suis fait passé pour le chef de votre police. Un laisser-passer de premier ordre, croyez-moi. Vos gardes se sont même inclinés devant moi. »

Dans la Pologne encore sous la coupe russe – mais dont les rêves d’indépendance ne se sont pas évanouis – Wolf Messing voit le jour le 10 septembre 1899, à Gora Kalwaria, au sud-est de Varsovie. Auprès de parents juifs profondément religieux, le petit Wolf apprend avec rigueur le Talmud. « Ce fut alors, raconte-t-il dans sa biographie, que se produisit dans ma vie le premier prodige. Mon père m’avait envoyé acheter un paquet de cigarettes, il faisait déjà presque nuit lorsque je revins. Le porche de notre petite maison de bois était plongé dans l’obscurité. Soudain apparut sur les marches un personnage gigantesque, étincelant, vêtu d’une robe blanche.

-Mon fils, dit une voix, je suis un messager d’en-haut envoyé pour prédire ton avenir ! Va à l’école ! Tes prières sont agréables au ciel !

« Sur ces mots, la vision disparut.

« J’étais alors un garçon très nerveux et mystique, et ces mots m’atteignirent comme un coup de foudre ; je tombai sur le sol évanoui. Lorsque je repris mes sens, mon père et ma mère lisaient des prières sur moi. Quand je fus remis de mon émotion, je leur racontai ce qui m’était arrivé. Après un tel prodige, je ne pus résister plus longtemps et je m’en allai à l’école religieuse du village voisin. »

De la bonne graine de religieux, se dit le rabbin du village. C’est sans compter sur l’esprit rebelle de ce gamin qui, bien que conditionné et en recherche spirituelle, ne désire en aucun cas se morfondre sur les bancs rabbiniques. Du coup, alors qu’il atteint ses onze ans, il s’enfuit de chez lui, dans le but de gagner Berlin. Patatras ! Alors qu’il sommeille, caché sous la banquette d’un compartiment de train, sans billet en poche, il est découvert par un contrôleur qui le réveille sans scrupules :

« Eh là, jeune homme, montrez-moi donc votre billet !

« D’une main tremblante, rappelle-t-il, je tendis au fonctionnaire un morceau de papier découpé dans un vieux journal. Nos regards se rencontrèrent. Alors je me mis à souhaiter de toutes mes forces que l’homme prît le bout de papier pour un billet.

« Le contrôleur prit la feuille, la retourna entre ses doigts. Pendant ce temps, je me concentrais intensément. Enfin il introduisit le pseudo-billet dans les mâchoires de sa pince, puis, me rendant le morceau de papier, il me demanda : “Puisque vous êtes en règle, pourquoi vous cachez-vous sous la banquette ? Allons, debout ! Dans deux heures nous arriverons à Berlin”. »

Dans la capitale prussienne, Wolf Messing gagne le quartier juif pour se loger et trouver un petit boulot pour survivre. Devenu commissionnaire d’une petite entreprise, la chance lui sourit bientôt sous la forme d’un accident aussi rare que surprenant. L’adolescent part pour une course quand, en franchissant un pont, il s’écroule subitement, terrassé. On tâte son pouls ; on écoute les battements de son cœur. Aucun signe de vie ! Son corps froid respire déjà la mort. Quand on est un gamin pauvre et sans famille, la morgue puis la fosse commune représentent les dernières demeures. Par précaution et afin d’officialiser un décès qui ne fait plus aucun doute, un jeune carabin qui l’ausculte décèle de faibles battements de cœur, suffisants pour éviter une méprise et envisager des soins propre à faire repartir un cœur tombé en léthargie.

Messing est ainsi confié au psychiatre et neurologue, le docteur Abel, qui découvre chez lui des facultés parapsychiques hors-norme.

« Vous possédez, à côté de vos pouvoirs parapsychiques, le don de tomber à volonté en catalepsie. »

« Au docteur Abel, avouera plus tard Messing, je dois non seulement la vie, mais également la découverte et le développement de mes facultés paranormales. »

Avec son confrère le docteur Schmidt, Abel apprend au jeune Messing la télépathie avant de le laisser monter sur scène pour accomplir des performances qui, rapidement, provoquent l’intérêt d’un public de plus en plus en nombreux à découvrir les facultés extra-sensorielles de ce petit prodige de quinze ans. Plus étonnant encore, le musée de cire de Berlin l’engage à se produire, chaque semaine, durant trois jours, allongé dans un cercueil en cristal où il tombe en état de catalepsie.

« J’ai dû passer au total au moins trois mois de ma vie dans un cercueil doré, se rappelle-t-il, et pour cette tâche, j’étais payé cinq marks par jour. »

Les représentations de Messing ne passent pas inaperçues parmi les scientifiques. En 1915, alors que l’Europe s’enlise dans la guerre, il est invité ni plus ni moins chez Albert Einstein, le père de la relativité. Le physicien ne croît pas forcément à la télépathie qui « défie, affirme-t-il, les lois fondamentales de la physique ». Pourtant, sa curiosité le pousse à rencontrer ce phénomène dont tout le monde parle et à le mettre à l‘épreuve. Pour y parvenir, il demande au docteur Freud d’assister à l’entretien. Au préalable, les deux hommes ont mis en place un stratagème.

Au cours de la conversation, Messing capte un message télépathique de Freud. Le jeune garçon se lève, se dirige vers la salle de bains où il s’empare d’une pince à épiler puis revient vers son hôte et lui arrache, comme le message le lui indiquait, trois poils du menton d’Einstein.

La carrière de Wolf Messing est alors définitivement lancée. Les grandes capitales s’arrachent ce prodige qui n’oublie pas sa quête de la Vérité suprême. Après une grande tournée mondiale, il se rend en 1927 en Inde où il rencontre Gandhi. Il y demeure plusieurs mois avant de regagner l’Europe et de s’installer dans son pays natal.

L’invasion de la Pologne par les troupes nazies et soviétiques marque une étape déterminante dans la vie et la carrière de Messing. Son pays dépecé par ses deux hégémoniques voisins, le paragnoste préfère l’URSS à l’Allemagne hitlérienne qui a mis sa tête à prix à hauteur de 200 000 marks. Deux ans plus tôt, Messing a annoncé en pleine représentation la mort d’Hitler s’il prenait au führer l’envie d’envahir l’Europe de l’est. A Varsovie, il se cache dans une chambre froide avant d’être découvert par des soldats allemands. Mais, une fois de plus, Messing réussit à se sortir d’une situation périlleuse. Rassemblant ses forces, il suggère par télépathie à ses gardes de se rassembler dans la pièce où il est prisonnier avant de fuir précipitamment en les enfermant à clef.

La frontière franchie, Messing se retrouve en territoire soviétique. Ses premières représentations attirent rapidement l’attention des autorités occupantes. Au soir d’une séance à Moscou, il est interpellé par deux hommes qui l’entraînent dans un hôtel. Après quelques minutes d’attente, il pénètre enfin dans une pièce. Face à lui se tient la stature imposante de Staline, curieux de découvrir l’homme qui a défié Hitler et qui, surtout, possède un don propre à servir ses intérêts.

L’entretien est cordial mais Staline est bien décidé à soumettre son invité à deux épreuves. Pour la première, Messing devra récupérer une forte somme d’argent dans une banque sans aucun papier officiel. Au jour prévu, il se présente au guichet de la Moscow Gosbank, tend un papier vierge au caissier et, par incitation télépathique, lui ordonne de lui remettre la somme de 100 000 roubles. Le caissier obéit à cette suggestion et remet à Messing la somme demandée. Après avoir donné acte de sa réussite auprès des autorités soviétiques, il revient à la banque pour rendre au malheureux employé, médusé, la somme dérobée.

Quand, dans la seconde épreuve, Messing parvient jusqu’à Staline sans être arrêté, le chef du PCUS est définitivement convaincu. Avec un tel don, il estime que Messing peut devenir un redoutable moyen d’information. Liberté lui est ensuite accordée de se produire dans tout le pays sans être inquiété. Parallèlement, il accumule une petite fortune dont une partie lui sert à protéger ses arrières au cas où. Ainsi achète-t-il deux chasseurs à l’armée de l’Air soviétique comme gage de sa bonne conduite communiste.

Aidé dans ses représentations par sa femme puis par un magicien Ivan Ovskaya, Wolf Messing continue ses séances jusqu’à son décès, en 1974, à Moscou.

Télépathe ou illusionniste ? La question se pose pour lui comme pour ses prédécesseurs. Pour Frédéric Myers, « la télépathie est une communication des impressions d’un esprit à un autre esprit, en dehors des voies sensorielles connues. » Messing, de son côté, explique ses performances : « Il ne s’agit pas de lecture des pensées mais plutôt, si je peux m’exprimer ainsi, de lecture des muscles… Lorsque quelqu’un pense intensément à quelque chose, les neurones envoient des impulsions à tous les muscles de l’organisme. Leurs mouvements, insensibles pour un œil non averti, peuvent être aisément ressentis par les miens… Souvent, je parviens à lire les pensées sans aucun contact. Dans ce cas, c’est la fréquence de la respiration, le battement du pouls, le timbre de la voix, l’aspect de la démarche… qui me servent d’indices. »

Ce qui, à priori, nous ramène à la technique du cumberlandisme, une pratique définie au début du XXe siècle par un magicien anglais Stuart Cumberland, qui consiste à deviner où se trouve un objet caché seulement grâce au contact physique avec une personne.

Imaginons, et Staline dût avoir la même idée, qu’un esprit puisse lire dans les pensées d’un autre esprit ou, mieux encore, l’influencer, ce qu’il en découlerait pour l’humanité ? La fin de la liberté individuelle !

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