Le culte de madame Soleil

Madame Rachel n’a rien vu venir et ses cartes, qu’elle tire depuis qu’elle a abandonné son métier de vendeuse d’oignons sur les marchés de Paname, sont restées muettes sur cette jeune femme qui vient de lui prendre les mains, inversant les rôles. La fatigue peut-être ! En ce dimanche, la fête foraine ne désemplit pas et la clientèle n’a pas cessé de se presser à la porte de sa roulotte, plus par curiosité d’ailleurs que par conviction. Madame Rachel, dans ces années trente, appartient à cette catégorie de personnages de foire – femmes à barbe ; hommes-torpille ; géants et nains – en voie de disparition qui attire encore le chaland.

D’une voix douce, la jeune femme entreprend de lire dans les lignes de sa main, les chemins de son passé. Des parcelles de sa vie se juxtaposent. Des sources souterraines remontent en surface. Par intermittence, son regard magnétique la fixe avec intensité. La cartomancienne est impressionnée. Elle s’étonne de sa clairvoyance. Un sourire aux lèvres, l’inconnue lui dévoile enfin son identité : elle s’appelle Germaine Soleil, né à Chailles, près de Blois. Madame Rachel n’en revient pas. Cette jeune femme qui se tient face à elle n’est autre que sa nièce. Sûre de son don, sa tante la met aussitôt à l’épreuve. Sans lui demander son avis, elle lui confie le premier client qui se présente à l’entrée de la roulotte. Le premier d’une histoire imprévue qui amènera Germaine Soleil jusqu’aux firmaments de la voyance, « le cœur dans les étoiles ».

Que les astres se mettent à tourner du bon côté pour l’enfant du Loir-et-Cher n’effacent pas les aléas de la vie qui  ne l’ont pas épargné jusqu’alors. Un père et une mère disparus bien trop tôt et voilà la petite Loir-et-Chérienne plongée sans détour dans le monde des adultes, obligée en tant qu’aînée de s’occuper de sa fratrie. Finies les promenades dans la campagne à observer la nature ; à écouter les gens de la terre qui ont appris à se soigner avec les plantes ; à se rendre chez un rebouteux pour remettre une fracture en place ; à vivre avec la lune pour semer ou se couper les cheveux. Une transmission visuelle et orale que Germaine n’oublie pas quand elle monte à Paris pour subsister, accompagnée de son frère et de ses deux sœurs. Le temps n’est pas encore venu de mettre en pratique tout ce savoir. Ils sont même plutôt durs pour une femme à peine entrée dans le monde des adultes. Une formation de dactylographie suivie d’une embauche comme secrétaire aux journaux « La Volonté » et « La France de Nice et du Sud-Est » permettent à peine de nourrir toutes les bouches. Juste Germaine s’accorde-t-elle le temps, quand le calme s’incruste dans la nuit, de lire quelques ouvrages d’astrologie et de tracer dans son esprit curieux des cartes du ciel.

C’est le moment, précédant la déflagration mondiale de 1939, que choisit Gaston Fargeas pour venir se faire une place au soleil, près de… Germaine. Le jeune homme est projectionniste de cinéma. Germaine succombe à son charme. Le couple, séparé par les années de guerre, se retrouve ensuite pour ouvrir un magasin de lingerie. Patatras ! la boutique ne marche pas. Gaston et Germaine doivent fermer, aculés par les dettes. Avec quatre bouches à nourrir. Jusqu’au jour où le destin met Madame Rachel dans les mains de Madame Soleil.

En attendant de se faire un nom, Germaine se forge une réputation. Dans les fêtes foraines, la foule se presse désormais devant sa baraque, attirée par le bouche à oreille, par son énergie déployée à expliquer les astres et par le soulagement qu’elle apporte à des êtres souvent désemparés. Voyante ou psychologue utilisant les astres pour faire passer un message ? La voie est étroite mais Germaine Soleil sait l’utiliser à bon escient, mue aussi par un profond humanisme qui lui permet de comprendre, mieux que quiconque, la complexité des hommes et des femmes qui se présentent à elle. De son passé que les difficultés n’ont pas épargné, elle sait extraire des évidences déjà vécues, avec un optimisme de la vie qui fait mouche auprès d’une clientèle déboussolée et qui ne demande qu’à être rassurée.

La vie de Germaine Soleil vient de prendre un nouveau tournant, l’éloignant peu à peu de la promiscuité quotidienne dans laquelle vit sa famille. La clientèle est au rendez-vous. Elle consulte à la foire du Trône quand un journaliste, André Gillois, frappe à sa porte. L’écrivain se rappelle le succès avant-guerre du fameux fakir birman, le premier à avoir utilisé la publicité et la radio pour présenter son horoscope. Germaine accepte sa proposition, ouvrant une porte médiatique, dans les années 60-70, qu’elle va pousser bien au-delà de ce qu’elle peut espérer.

Désormais installée dans un appartement rue Poissonnière, devenue la voyante du tout-Paris, elle accède à la gloire en tenant, chaque jour, le micro d’Europe 1, écoutant et conseillant ses auditeurs. C’est Lucien Morisse qui l’a convaincue : « Cet inconnu, aux grands yeux perçants, m’a longuement écoutée parler pour me dire ensuite : “Le nom que tu portes ne t’a pas été donné par hasard. Les dons que tu as reçus ne sont pas pour toi seule. Tu vas bientôt te faire entendre par des milliers de gens.” » Le 14 septembre 1970, l’astrologue entre dans les foyers français par la voix de la radio. Sa voix chaleureuse apaise. Les appels se multiplient dans les mois et les années suivantes, atteignant parfois le chiffre de trente milles. Des centaines de milliers de lettres parviennent en même temps à la radio. Germaine Soleil est devenue une voix, comme celle d’Albert Simon pour la météorologie et de Françoise Dolto pour la psychanalyse. Avant que les Français ne découvrent sa silhouette de grand-mère aux sourires enjôleurs sur les écrans télévisés, chez Dorothée ou chez Jacques Martin. Germaine écrit aussi dans « France Dimanche ». Jusqu’à Georges Pompidou qui fait entrer son nom dans le jargon populaire. Interrogé sur sa vision de la politique, le président de la République se fend, dans un humour très gaullien, d’un : « Je ne suis pas Madame Soleil », démontrant toute la place que Germaine occupe alors dans l’esprit des Français et jusque dans les bureaux feutrés des hommes politiques : « J’ai eu parmi mes clients, écrit-elle, plusieurs potentats orientaux, le président de la République de Colombie et tout un noyau d’hommes politiques français. Ils appréciaient les indications que peut leur donner l’astrologie. Il arrive souvent qu’ils me demandent conseil par téléphone sur un problème politique ou privé. Je prends alors leur dossier et, après un rapide calcul, je leur indique les chances de réussite ou les obstacles possibles. »

Mais la voyante adulée des Français est aussi consciente de ses limites. A chaque auditeur, elle lance en guise de conclusion : « Tenez bon, mon petit », leur signifiant que les astres ne peuvent rien sans l’énergie du corps et de l’esprit. Et que la politique ne se règle certainement pas dans la consultation des astres.

Germaine sait de quoi elle parle. Le courage et l’obstination lui ont permis de réussir sa vie, en dépit des épreuves qui l’ont jalonnée. En 1978, elle a encore la tristesse de perdre son projectionniste des années 30, le père de ses enfants. Comme d’autres trouvent dans l’écriture leur raison d’être, Germaine recherche dans les astres cette énergie puisée dans les forces invisibles qui l’entourent et qui lui ont toujours donné cette force d’avancer. Comme ce jour où un client, René Moritz, la demande en mariage, seulement vingt jours après sa première consultation. Badine, elle expliquera plus tard « qu’en comparant son thème astral au sien, elle avait remarqué que les maisons astrologiques dans les deux thèmes étaient placées presque de la même façon et que le tout concordait vers une explication : “remariage à la suite d’un coup de foudre” ».

Ce même René Moritz qui, à 23 heures 30, le mardi 27 octobre 1996, retrouvera son « soleil », définitivement partie pour l’envers du décor rejoindre ces forces invisibles où elle continue peut-être de nous accompagner. Parce que, tel l’astre solaire, elle possède une énergie renouvelable. Celle d’être entrée dans l’histoire de la voyance où elle n’a pas toujours fait l’unanimité. Dans son guide des voyantes, « Le Crapouillot » l’affuble même d’une triple couronne de reine du bidon, affirmant à son propos : « « Inutile de chercher chez elle un quelconque don de voyance. Possède assurément des connaissances astrologiques, mais qu’elle disperse à tous les vents. En revanche, du bon sens et de la psychologie. Et un intarissable bagou. » Le journal satirique en remet une couche en évoquant la création conjointe, en 1972, par Germaine Soleil et Jean-Claude Corbineau de « L’Institut de recherches et d’orientations astrologiques », dont le but est de répondre aux milliers de demandes de réponses et de consultations qui arrivent dans les bureaux d’Europe 1 et que seul, un ordinateur peut gérer à la vitesse des cartes perforées. Une marchandisation de la voyance qui doit occuper une quinzaine d’informaticiens chargés d’alimenter la machine à prévoir l’avenir, capable de présenter 31 818 645 504 combinaisons de base. L’astrologie à l’ère de l’électronique ? Le projet fait chou blanc, faisant pâlir l’astre solaire de Germaine qui a déclaré, quelques temps auparavant, à un journaliste de « France-Soir » : « On a dit de moi que j’étais un charlatan. Je ne le crois pas, car l’humanité, je la connais. Je lis sur les visages, les mains, les étoiles… Tout cela n’a rien de mathématique, d’absolu. Je ne suis pas une voyante, mais j’ai l’instinct… » De quoi douter des certitudes…

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