Mata Hari. L’espionne sacrifiée
Raymond Poincaré n’aura pas transigé. Peut-être n’a-t-il pas eu l’ombre d’un doute sur sa culpabilité ? Et bien qu’il possède une conscience, il a surtout vu dans ce refus de la grâce présidentielle, l’intérêt majeur de la France. Surtout qu’à la différence de l’un de ses prédécesseurs, Armand Fallières, il n’est pas un adversaire de la peine capitale. Et puis il se doit de tenir compte de l’opinion publique. Et l’opinion publique, en cette année 1917 où le destin de la France peut basculer, durant laquelle les mutineries se multiplient sur le front au point que les conseils de guerre se montrent d’une intolérable sévérité, exige des coupables. D’autant plus si la coupable est une espionne, étrangère de surcroît, mondaine qui plus est. Le bouc-émissaire idéal pour cacher ses peurs et montrer sa force. Aussi, Raymond Poincaré, assis à son bureau, n’hésite pas. D’une geste vif, il paraphe sa signature sur le papier qui mentionne le refus de la grâce présidentielle. Margaretha Zelle n’a plus que quelques heures à vivre !
A vrai dire, la belle Batave – bien que son corps et son visage se soient un brin fanés au fil des années – elle est âgée de 41 ans – n’a guère douté de la sentence. Les mois précédant sa condamnation ne peuvent guère l’inciter à l’optimisme en dépit de ses relations, pour certaines très haut placées. En ce début d’année 1917 – tandis que gronde la Révolution russe – deux espionnes sont passées par les armes. Le 10 janvier, au Donjon de Vincennes, Marguerite Francillard tombe sous les balles du peloton d’exécution. Cette modeste couturière de Grenoble, naïve mais très amoureuse, s’est entichée de « son Frantz ». En réalité un agent de renseignement qui dirige le Centre allemand de Genève. De lui, elle accepte tout, jusqu’à lui remettre de petites notes discrètement fournies par des inconnus. Ses allées-et-venues entre la Savoie et la Suisse n’échappent pas aux agents de la Sureté Générale qui la surveillent de près, n’hésitant pas à la courtiser pour la faire parler. A une amie, elle finit par écrire : « Mon amant ne veut plus que je reste à Grenoble. Il y a un tas de gens qui me suivent et me poursuivent, qui se montrent très pressants et très galants. Je crois que mon Frantz est jaloux. Il exige que j’aille à Paris et il m’a bien recommandé de quitter la ville sans qu’on le sache. J’irai donc prendre le train à la prochaine gare et, quand je serai arrivée à Paris, je t’écrirai. »
Le Frantz, en réalité, n’a rien d’un amoureux jaloux. Juste a-t-il estimé qu’elle serait plus utile à Paris.
Dans la capitale, Marguerite continue donc de recevoir bon nombre d’individus dans son hôtel du Quartier latin avant d’être arrêtée puis enfermée à Saint-Lazare, dans la cellule 12. A son procès, c’est l’acte en soi qui est jugé, aucun document fourni n’étant susceptible d’avoir mis en péril la sécurité du pays. La peine de mort est requise. Le recours en grâce refusé. Le 10 janvier 1917, à 4 heures 30, la belle couturière aux cheveux roux est réveillée dans sa cellule. Elle entend la messe avant de prendre le chemin du terrain d’exécution. Face au peloton, refusant le bandeau devant les yeux, elle prononce d’une voix faible et apeurée la phrase que lui a suggérée l’aumônier qui l’assiste. « Je… demande… pardon… Dieu… Vive la France ! » Les fusils claquent !
Deux mois plus tard, Jeannette Tickelly, née Dufays, âgée de 46 ans, subit le même sort. Née de parents allemands, veuve d’un Français, elle-même mère de trois enfants dont l’un d’eux sert dans l’infanterie française, elle s’établit à Francfort mais revient fréquemment en France. Une situation idéale pour en faire une espionne. Sa situation de femme de ménage dans plusieurs hôtels parisiens de luxe lui permet de recueillir de précieux renseignements, notamment sur le mouvement et la position des troupes alliées. Connue sous le nom d’agent Zud 160, Jeannette Tickelly est arrêtée à Paris, jugée le 20 décembre 1916 et fusillée le 15 mars de l’année suivante. Devant l’officier qui l’accompagne en voiture sur le lieu d’exécution, elle déclare naïvement : « Monsieur l’officier, je n’ai pas tué ; on ne doit pas me tuer ! Ce n’est pas juste. Je n’ai pas versé de sang, on ne doit pas verser mon sang ! » Clap de fin !
Le commissaire Priolet a tenu à pénétrer le premier, ce 13 février 1917, dans la chambre de l’hôtel Elysée Palace où loge Margaretha Zelle depuis son retour en France, le 4 janvier dernier. L’agent double ne se doute pas qu’elle est pistée par les agents français qui ont intercepté plusieurs messages délibérément envoyés par les Allemands afin que les Français reconnaissent en elle, l’agent H-21.
La scène est pourtant inattendue. Mata Hari sort nue de la salle de bains, regarde surprise ces hommes qui envahissent sa chambre mais se reprend vite avant de se rhabiller et de leur offrir, avec un cran absolu, des chocolats versés dans un casque allemand.
Arrêtée pour « espionnage et complicité d’intelligence avec l’ennemi », elle est interrogée à quatorze reprises par le commissaire Bouchardon. Peut-être pense-t-elle encore pouvoir faire jouer ses relations pour éviter la peine capitale !
Son procès débute le 24 juillet 1917 devant le troisième conseil militaire, au Palais de justice de Paris. Trois jours à huis-clos durant lesquels elle avoue ses relations courtisanes et conteste sa vie d’espionne. Emile Massard, officier qui assiste à son procès écrit : « Je vois toujours Mata Hari, droite dans le box des accusés. Très grande, svelte, le visage un peu en lame de couteau, elle avait par moments, un air rêche et désagréable, malgré ses beaux yeux pervenche et ses traits réguliers.
Dans sa robe bleue, décolletée en pointe très bas, avec son chapeau tricorne coquettement militaire, elle ne manquait pas d’élégance, mais elle était totalement dépourvue de grâce, ce qui paraîtra surprenant pour une danseuse. »
Le 26 juillet, elle est condamnée à mort à l’unanimité du conseil militaire « pour s’être introduite, en 1916, dans le camp retranché de Paris, afin de s’y procurer des renseignements dans l’intérêt d’une puissance ennemie, l’Allemagne ;
D’avoir en France et à l’étranger, procuré à cette puissance des renseignements susceptibles de nuire aux opérations de nos armées ;
D’avoir, à l’étranger, entretenu des intelligences avec des agents diplomatiques allemands dans le but de favoriser les entreprises de nos ennemis en leur communiquant des secrets relatifs à notre politique intérieure… »
Il existe indéniablement un mythe Mata Hari. Son nom de scène a survécu aux oubliettes de l’Histoire et à l’opprobre. Au fil du temps, avec l’ouverture des archives, les études fleurissent à son sujet. L’image de Mata Hari change, à lire les articles publiés à l’occasion du centenaire de sa mort ou des ouvrages parus tel celui de Paulo Coelho en 2017. Sa vie d’espionne est largement revisitée et reléguée à une fonction subalterne : « Il n’y avait pas de quoi fouetter un chat », dira plus tard le substitut du procureur à son procès, André Mornet. Sans aucun doute victime d’une machination des services secrets allemands qui avaient découvert son double jeu, c’est la femme en tant que telle qui intéresse désormais. Mondaine, courtisane et aventurière. Avec ses failles et ses malheurs. Un personnage de roman. Tout ce dont raffole le public !
L’histoire de Margaretha Zelle n’est qu’une suite de rendez-vous manqués qui finissent par décider du destin de sa vie.
Les treize premières années de son enfance se déroulent dans une atmosphère familiale douce et prévenante. Mais, patatras, en janvier 1889, l’entreprise de fabrication de chapeaux et de capes paternelle, prospère jusque-là, fait faillite, scellant une adolescence sans soucis. Conséquences : le couple se sépare l’année suivante et la mère de Margaretha ne survit pas à ce divorce. Le jeune fille, à 16 ans, part vivre chez son oncle après avoir été renvoyée de l’école normale. Raison invoquée : une liaison avec son directeur. Premier rendez-vous manqué !
Ce père tant chéri qui l’a abandonnée, elle le cherche et le trouve en 1895 sous la forme d’une annonce matrimoniale. L’homme en question, un capitaine de vaisseau de retour des Indes, n’est pas l’homme idéal imaginé pour une belle jeune femme de 19 ans. Rodolphe Mac Leod en possède le double. Il vit chez sa sœur, à Amsterdam. Mais il lui procure l’autorité paternelle, la sécurité et l’affection de son enfance. Un équilibre qui ne résiste pas à la naissance de deux enfants – un garçon et une fille – ainsi qu’au départ vers l’île de Java, lieu d’affectation de son mari. Margaretha subit l’ivresse des colonies. Elle reçoit, sort, rencontre et finit par tromper son mari. Elle s’éprend des danses balinaises. Elle est belle, attirante, le sait et se laisse séduire. Le couple se déchire. Second malheur dans sa vie : la perte de son fils, retrouvé empoisonné. Une vengeance ? Retour en 1902 aux Pays-Bas. Divorce. Tout s’effondre pour Margaretha quand son ex-époux soustrait sa fille Jeanne de la garde maternelle. Troisième rendez-vous manqué !
Paris lui offre une nouvelle vie ainsi qu’une nouvelle personnalité. Elle est désormais Mata Hari (« L’œil du jour » en javanais) et se construit un passé, fille d’une princesse indienne et d’un baron, « née à Java, au milieu de la végétation tropicale, et, depuis ma plus petite enfance, des prêtres m’ont initiée à la signification profonde de ces danses qui constituent un véritable culte ». Paris est friand d’exotisme ! Elle va leur en donner !
De salons privés en salles de spectacles, Mata Hari connaît un succès foudroyant qui l’amène le 18 août 1905 à l’Olympia puis dans les grandes capitales (Madrid, Berlin, Vienne, Le Caire…) où sa beauté, son corps nu et la lascivité de ses danses lui attirent les faveurs masculines. Succès éphémère toutefois. Son étoile pâlit face à la concurrence. Qu’importe ! Son charme asiatique ne la quitte pas et ne laisse pas les hommes indifférents. La danseuse orientale devient une mondaine et une courtisane qui collectionne les amants et mène grand train de vie sans se soucier de ses arrières.
Quand la guerre éclate, elle vit à Berlin avec l’une de ses liaisons épisodiques. Elle décide aussitôt de regagner les Pays-Bas puis Paris où elle loge au Grand Hôtel, sans grand revenu. L’argent finit par manquer. Margaretha est âgée de 40 ans quand elle succombe à la proposition du consul allemand à La Haye. Il règlera ses dettes et des émoluments réguliers en échange de renseignements sur la France. Un rendez-vous que Margaretha aurait mieux fait de rater !
La carrière de l’agent H-21 dure le temps d’une seule année. Elle se rend en Belgique et à Madrid où elle entre en contact avec l’attaché militaire de l’ambassade d’Allemagne. Mais entretemps, Margaretha Zelle est tombée amoureuse d’un jeune capitaine russe qu’elle désire rejoindre à Vittel où il est soigné. En ce temps de guerre, il est difficile de se déplacer sur le front. Alors Margaretha fait jouer quelques relations et parvient à contacter un officier du contre-espionnage français, le capitaine Ladoux. L’homme lui propose son soutien ajouté à un million de francs pourvu qu’elle travaille pour la France. Sa mission : espionner le Kronprinz qu’elle a déjà côtoyé.
Mata Hari devient ainsi un agent double. Un jeu dangereux dans lequel elle peut rapidement se brûler les ailes. D’ailleurs, Français et Allemands la surveillent de près. Quand les services de renseignement français s’assurent de son double jeu, ils lui tendent un piège. Margaretha revient à Paris quelques jours pour voir son amant. Le 13 février, le piège se referme sur elle. L’agent H-21 a vécu. La machine judiciaire va la broyer !
Le lundi 15 octobre, au petit matin, elle est extraite de sa cellule à 6 heures 15. La suite, devant le poteau d’exécution, c’est Emile Massard qui la raconte : « La condamnée n’est plus qu’à une dizaine de mètres du poteau. Droite, dans sa robe bleue sur le tapis formé par l’herbe verte, elle est fière et regarde les soldats avec assurance. Tout à coup elle dit à la petite sœur Marie :
-Maintenant, c’est fini !… Lâchez-moi.
Et d’un geste saccadé, nerveux, elle rompt l’étreinte. Son avocat l’embrasse. Le pasteur se met devant elle et les gendarmes la poussent doucement vers le poteau…
Un gendarme veut l’attacher au poteau en lui passant une corde autour de la ceinture. Elle proteste. Un infirmier lui présente un bandeau fait d’un mouchoir rouge : elle le repousse et redresse la tête. Le pasteur Darboux, qui lui cache la vue du peloton, l’exhorte et n’en finit pas. Tout le monde s’énerve. La scène – une grande “dernière” – qu’on dirait étudiée et préparée, dure trop longtemps. Enfin le pasteur s’écarte.
L’adjudant lève son sabre et commande :
-Joue !…
Mata Hari sourit. Dernier sourire à son dernier public ! De la main elle envoie des baisers à l’avocat et au pasteur.
Les deux sœurs sont à genoux, les mains jointes.
-Feu !
Une détonation, une seule pour douze coups de fusil. Mata Hari est à terre au pied du poteau. Son corps n’a pas un tressaillement, pas un mouvement réflexe. Un maréchal des logis donne le coup de grâce dans l’oreille et la tête rebondit légèrement comme une balle élastique…
Au cimetière, il n’y eut qu’un simulacre d’inhumation. Le corps fut porté à l’amphithéâtre et disséqué ; les morceaux furent dispersés un peu partout. »
Ainsi finit Mata Hari, l’agent H-21. Deux fois tuée ! Pour la faire disparaître de l’Histoire !


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