Au bout des guidons, le bruit des canons. 28 juin 1914
23 juin 1914. Pour la première fois de manière officielle, le drapeau olympique à cinq anneaux flotte sur Paris, à l’occasion de l’ouverture de la XVIe session du C.I.O. Un geste symbolique fort mais qui passe inaperçu dans le contexte de cette année 14.
Cinq jours plus tard. Il est 3 heures du matin quand Henri Desgranges, directeur du journal L’Auto, lance depuis le pont de Saint-Cloud la XIIe édition du Tour de France cycliste. Au programme pour ceux que l’on dénomme déjà les forçats de la route, 5400 kilomètres à parcourir en quinze étapes dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Avec, au menu, les juges de paix des Pyrénées et des Alpes et une étape entre Brest et La Rochelle de 470 kilomètres. Une pure folie si l’on considère les routes et les équipements de l’époque !
Pourtant, ils sont tous là, sur la ligne de départ. L’ancienne génération des premiers vainqueurs du Tour : l’infatigable Louis Trousselier, vainqueur en 1905 mais qui n’a plus ses jambes de vingt ans ; Petit-Breton, le premier à réaliser un fameux doublé en 1907 et 1908 et François Faber, l’idole des foules, premier en 1909, mais qui n’est plus le grand champion qu’il était. Octave Lapize n’a rien à leur envier, lui qui s’est imposé l’année suivante non sans avoir interpellé Desgranges lors de l’étape pyrénéenne : « On ne demande pas à des hommes de faire pareil effort. J’en ai assez. » Ce qui lui vaudra une réputation de tête de cochon par le directeur du journal sportif.
Prête à tenir tête à ces champions sur le déclin, la jeune génération est représentée par le belge Philippe Thys, vainqueur l’année précédente et qui compte bien réaliser la passe de deux. Il possède la meilleure équipe, Peugeot Wolber, et des coéquipiers de talent : Gustave Garrigou, toujours bien placé et premier en 1911, Jean Alavoine et Henri Pélissier dont il doit quand même se méfier car le coureur français possède du talent. Aux soixante-neuf coureurs de marques s’ajoutent soixante-seize coureurs isolés, qui soit n’ont pas été retenus par leurs équipes soit qui courent sans sponsor. On y trouve des coureurs de bon niveau mais aussi des fantaisistes comme cet Henri Pépin qui s’affuble du surnom aristocratique de Pépin de Gontaud. Un joyeux drille qui s’arrête en cours de route pour s’attabler au restaurant et profite des paysages sans avoir cure du chrono. Et quand les mollets deviennent trop durs, il abandonne sa selle et se retire de la compétition dès la première étape, méritant plutôt le surnom de « Pépin le Bref » !
Les douze équipes représentent les grandes marques de bicyclettes (Alcyon, Gladiator ou Peugeot…) et les fabricants de pneumatiques (Continental, Dunlop ou Hutchinson…) Le Tour n’en est qu’à ses débuts mais déjà il est devenu un business et une formidable vitrine pour les marques, désireuses de s’imposer sur un marché de plus en plus porteur.
Qui croirait, à voir ces coureurs s’élancer dans la nuit parisienne, au tragique destin d’une guerre ?
À plusieurs milliers de kilomètres d’un peloton qui musarde sur les routes du littoral de la Manche, quatre jeunes hommes convergent séparément, ce même jour, en direction de l’hôtel de ville de Sarajevo, capitale d’une province annexée par l’Autriche depuis 1908. Membres de l’organisation secrète révolutionnaire et nationaliste « La Main Noire », ils revendiquent l’intégration de la province au royaume indépendant de Serbie. Leur détermination n’a d’égale que leur manque d’expérience. Le prince François-Ferdinand, neveu du vieil empereur François-Joseph et son épouse Sophie de Hohenburg, sont en visite officielle. L’occasion est trop belle et ne se reproduira pas de sitôt. Pour Gavrilo Princip et ses camarades, en ce jour de fête nationale, leur venue est une insulte à leur cause. Les services secrets autrichiens ont averti le prince du danger à défiler dans les rues d’une ville hostile. Le risque peut venir de partout. Qu’importe ! L’héritier de l’Empire austro-hongrois ne reculera pas devant ceux qu’il considère comme des « terroristes ». Personne ne s’est encore aperçue que deux hommes, armé chacun d’un revolver, n’ont pu se résoudre à tirer. Il est 11 heures 02 quand la voiture princière franchit le pont de la Cunurja. L’écrivain bosniaque Nedeljko Cabronovic, lui, n’hésite pas une seconde ! La bombe artisanale roule sur la capote du véhicule avant d’exploser au sol sans blesser le couple princier qui poursuit sa route. Il s’en est fallu de peu mais François-Ferdinand décide de poursuivre sa route coûte que coûte. Une pure folie !
La réussite de l’attentat repose désormais entre les mains de Gavrilo Princip. Quand la voiture, désormais décapotée, passe devant lui, il se précipite, revolver au poing. Le service de sécurité n’a pas le temps de réagir. Deux coups de feu claquent. Le prince puis son épouse s’effondrent. Deux taches de sang maculent leurs costumes. Princip, arrêté, ne cache pas les raisons de son geste meurtrier. Sans se douter qu’il vient d’enclencher un terrible engrenage ! Que ses deux coups de feu vont provoquer le suicide de l’Europe !
Dès lors, en ce début d’été exceptionnellement tranquille, le sort des hommes semble comme suspendu à l’acte solitaire mais terriblement funeste d’un inconnu.
La guerre devient-elle inéluctable ? Pas encore à en croire les manœuvres diplomatiques et les déclarations rassurantes des gouvernements. Et puis, de nombreuses voix pacifistes s’élèvent depuis plusieurs années pour dénoncer la boucherie à venir. Jaurès, empruntant au Congrès socialiste de Bâle les vers du poète allemand Schiller, proclame avec sa force de tribun : « Je briserai les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées. » Une réponse au nationaliste Paul Déroulède pour qui « la Revanche doit venir, lente peut-être, mais en tout cas fatale, et terrible à coup sûr ; la haine est déjà née et la force va naître ; c’est au faucheur à voir si le champ n’est pas mûr. » Des propos loin de déplaire à Henri Desgranges. Le patron du Tour n’a jamais caché ses idées sur la suprématie de la race blanche, sur la discipline et la volonté de revanche sur l’Allemagne. Sur la route du Tour, les colonnes de son journal exaltent le patriotisme, n’hésitant pas à comparer les coureurs de « la fière randonnée » à une armée en campagne, évoquant les tensions qui s’avivent au sein du peloton, les alliances et les mésalliances, critiquant ces coureurs qui partent à la guerre comme à la guerre sans préparation et lançant des ultimatums quand certains coureurs enfreignent le règlement.
L’été 14 aurait pu être un si bel été ! Un été aux senteurs enivrantes des foins coupés ; aux vignes gorgées de sucre que l’on vendangera dans l’ivresse des pressoirs. Un été aux terrasses des cafés et des guinguettes à siroter quelques alcools forts pour les hommes et quelques douceurs pour les femmes. Un été qui acquitte l’énigmatique madame Caillaux, coupable d’avoir assassiné le directeur du Figaro pour venger l’honneur bafoué de son époux de ministre. Un été au bout des poings de Georges Carpentier qui ravit à « Gunboat » Smith la couronne mondiale des poids lourds. Un été, éloigné de l’émotion qui à chaque incident diplomatique laisse présager un conflit. Un été qui occulte le passé dans une sorte de naïveté inconsciente à refuser la réalité.
Ainsi va aussi la route du Tour qui, après les Pyrénées et les Alpes, a longé les frontières des régions occupées et se dirige désormais vers Paris où l’arrivée est prévue le 26 juillet. Henri Pélissier n’a pas réussi à combler l’écart d’une minute cinquante qui le sépare du belge Philippe Thys dont la science de la course lui permet de remporter un second Tour consécutif. Derrière ces deux hommes, Jean Alavoine grimpe sur le podium alors qu’une fois de plus, Gustave Garrigou collectionne un accessit en terminant à la cinquième place derrière un autre Belge, Jean Rossius. Le triomphe de Peugeot-Wolber est complet en plaçant ses hommes aux trois premières places.
Rendez-vous est déjà pris pour l’année prochaine. « Dites à vos lecteurs, déclare Thys à Desgranges, que l’an prochain je tenterai la passe de trois. » « Cela sera pour l’année prochaine », lui répond malicieusement Henri Pélissier. Ni l’un, ni l’autre ne savent pas encore que les seigneurs de la route vont laisser le champ libre aux seigneurs de la guerre. L’Auto, rassasié des épisodes du Tour, publie, le 3 août, un éditorial dans lequel la folie nationaliste d’Henri Desgranges atteint son paroxysme : « Mes p’tits gars ! Mes p’tits chéris ! Mes p’tits gars français ! Ecoutez-moi ! Les Prussiens sont des salauds… Il faut que vous les ayez, ces salauds-là. Il faut que vous les ayez !… Comme des taons que vous êtes, mes p’tits gars, harcelez-le, piquez-le, rendez-le fou… Il faut en finir avec ces imbéciles malfaisants qui, depuis quarante-quatre ans, nous empêchent de vivre, d’aimer, de respirer, d’être heureux… »
Henri Desgranges s’engagera en avril 1917 à l’âge de cinquante-deux ans.
Comme les paysans qui abandonnent leurs moissons, comme les ouvriers qui désertent leurs usines, comme les femmes qui laissent partir leurs époux ou leurs fils, les cyclistes raccrochent leurs vélos pour rejoindre leur affectation militaire. Le front, durant quatre longues années, devient une affaire d’hommes ; l’arrière, une affaire de femmes qui y gagneront un début d’émancipation. Parmi les cent quarante-cinq coureurs qui se sont élancés le 28 juin de Paris pour accomplir, compagnon du devoir, leur Tour de France, quinze ne reviendront pas. Des plus célèbres comme Octave Lapize, Lucien Petit-Breton, François Faber ou Emile Engel aux plus anonymes comme Emile Guyon (43e), René Cottrel (47e), Henri Alavoine (52e), Maurice Dejoie, Pierre Vugé, Georges Tribouillard, Auguste Pierron, Pierre Stabat, Auguste Garnier, Félix Pregnac et Emile Lachaise qui ont tous abandonnés.
Quinze absents qui, du 29 juin au 27 juillet 1919, ne verront pas l’abandon de Philippe Thys dès la première étape et la victoire de son compatriote, Firmin Lumbot. Henri Pélissier, quant à lui, devra attendre 1923 pour revêtir le nouvel emblème du Tour : le maillot jaune.


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