La grippe espagnole : « l’oedème de guerre »

Nous sommes le 2 décembre 1918. Dans son hôtel particulier du 4, avenue de la Bourbonnais, à Paris, Edmond Rostand se meurt. L’auteur de Chantecler et de Cyrano de Bergerac, qui vit d’ordinaire dans sa propriété de l’Arnaga, à Cambo-les-Bains, est arrivé dans la capitale les derniers jours de novembre pour participer aux réjouissances de la Victoire qui envahissent les rues des villes et des villages depuis l’Armistice du 11 novembre. L’écrivain s’est rendu notamment au théâtre Sarah-Bernhardt pour assister aux répétitions de l’Aiglon, sa pièce rejouée pour l’occasion.

Paris, comme l’ensemble de l’Europe, est victime depuis deux mois, après une première vague printanière moins virulente, d’une épidémie de grippe que les journaux, relayés par le grand public, dénomment la grippe espagnole, ce pays ayant été le premier à en révéler l’existence car non soumis aux contraintes du secret militaire en temps de guerre. Edmond Rostand, âgé de cinquante ans, a-t-il contracté le virus au théâtre ? Le diagnostic du médecin est sans équivoque. Dès le 29 novembre, l’écrivain s’est alité. Le lendemain, la fièvre est montée à 41°. Edmond Rostand s’est affaibli comme une bougie qui s’éteint peu à peu avant de rendre son dernier souffle de vie, le 2 décembre 1918. Avec Apollinaire, il est l’une des personnalités françaises à succomber à la pandémie.

La grippe – du vieux français « grîpan » qui signifie « saisir » – fait aujourd’hui partie des maladies qui reviennent annuellement avec son pic de crise, son degré de complexité et de dangerosité et contre laquelle la médecine sait dorénavant lutter par un vaccin depuis 1937. Loin donc du fléau des grandes épidémies. Même si parfois, la peur s’empare des gouvernements et des populations comme ce fut le cas en 2009 avec la grippe A. En 1918, la situation est bien différente.

Connue à la fin du XIXe siècle sous le nom d’influenza, la grippe est identifiée en Europe dès le XIVe siècle avant de connaître des périodes dévastatrices tout au long du XVIIIe siècle (1729, 1733 et 1782) et du siècle suivant (1830, 1847 et 1889). Ses manifestations sont connues, apparaissant soit au début de l’hiver, soit au début du printemps et plus rarement en été. Les symptômes de cette maladie se traduisent sous diverses formes, soit pulmonaire (pneumonie, pleurésie…), soit nerveuse (délire), soit intestinale (diarrhées). « Le plus souvent, brusquement, parfois après quelques jours de maladie, un individu jeune, vigoureux et jusque-là bien portant est atteint de fièvre et d’accident pulmonaire. (…) Quelques heures après la mort, le cadavre se violace, la face se bouffit, et presque toujours une spume [écume] rose et sanglante fait tissu par la bouche et les narines. L’autopsie montre des poumons gonflés, tuméfiés, d’une coloration noire, violet, » écrit un médecin dans le sud de la France.

Apparue en Europe dès le début de 1918, la grippe espagnole est présente à l’état endémique en France dès le mois de mars. Le virus ne cessera dès lors de se propager, atteignant un pic de décès en novembre dans l’ensemble des départements avant de connaître un recul puis un réveil brutal et inattendu en février 1919.

Les études et les découvertes récentes permettent aujourd’hui de connaître les foyers d’origine de l’infection de 1918, soit en Asie, soit dans le Middle West américain. Aux Etats-Unis, le virus serait apparu dans des camps de formation militaire du Kansas, contaminant de 50 à 70 000 soldats qui vont exporter la maladie en Europe. C’est au Fort Riley, établissement militaire du Kansas, que la grippe apparaît pour la première fois aux Etats-Unis. « Le matin du 11 mars 1918, des soldats s’effondrèrent lors de la parade. A midi, déjà plus de cent d’entre eux étaient hospitalisés. La maladie s’étendit rapidement et en deux semaines, 25 % des militaires furent atteints, mais on déplora peu de décès. Puis l’épidémie gagna la côte et atteignit Boston en août, New-York le 18 septembre. » Le virus pourrait aussi avoir été véhiculé depuis l’Asie par les travailleurs ou soldats annamites venus en Europe. « Le 30 avril, 23 indigènes se présentant à la contre-visite se plaignent de symptômes morbides apparus brusquement dans les heures précédentes – fièvre de 38o à 40o, céphalées, courbatures ; congestion de la face des conjonctives et du pharynx (…). La convalescence est longue et les malades présentent de nouveaux symptômes : toux de plus en plus impérieuse, pneumonies. Persistance de râles de congestion. Seule ou à peu près dans les affections épidémiologiques, la grippe pourrait être prise en considération », conclut le médecin chargé du service médical du Centre d’instruction automobile dans son rapport du 12 mai 1918. Deux constats bien éloignés des théories de l’époque. En effet, dès le début de son apparition, de nombreuses rumeurs et hypothèses circulent sur son origine, cet « œdème de la guerre » qui propage la haine envers les « Boches ». C’est ainsi que des agents allemands sont accusés d’avoir infesté des boîtes de conserve importées d’Espagne. « Son caractère insidieux et ses traîtrises ainsi que l’écrit le journal L’Illustration autorise une comparaison avec les “Boches” accusés de sa propagation par le biais d’espions infectieux, des gaz asphyxiants ou par l’importation de lait corrompu. » On évoque même le choléra, ravivant les peurs ancestrales. La propagande n’est pas en reste : « Nos troupes, en particulier, y résistent merveilleusement. Mais de l’autre côté du front, les Boches semblent très touchés. Est-ce un symptôme de lassitude, de défaillance d’organismes dont la résistance s’épuise ? Quoi qu’il en soit, la grippe sévit en Allemagne avec intensité. »

Longtemps, l’inflation du nombre de décès dus à l’épidémie trouve une explication dans les mauvaises conditions d’hygiène des tranchées et dans la faiblesse physique des soldats. En réalité, la grippe profite de l’absence de médicaments efficaces, des déplacements humains et du manque de praticiens partis pour un grand nombre sous les drapeaux. Désemparés, les médecins préconisent alors des saignées, qui ne font qu’empirer la maladie. L’huile camphrée, des solutions d’or et d’argent sont préconisées sans grand résultat. Des pseudo-médicaments apparaissent, sorte de remèdes miracles comme la Fluatine et le Rheastar : « On est certain d’éviter ou d’enrayer la grippe espagnole et toutes les maladies épidémiques – choléra, peste, typhoïde, variole, rougeole, scarlatine, etc. » si on mélange à sa boisson un peu de Fluatine. Quant au puissant Rheastar, il guérit aussi bien la tuberculose que la grippe espagnole… Non toxique, bon pour l’estomac, bienfaiteur surtout des alvéoles pulmonaires, le Rheastar a vite fait d’atteindre le siège du mal, à cause de sa douceur, il est accueilli en ami par nos cellules… La grippe guérit en faisant place à la gaieté messagère de la santé… » Evoquant l’emploi du rhum pour soigner la maladie, le Journal du 19 octobre 1918 publie : « C’est facile à dire, le rhum est hors de prix : vous n’en trouverez pas à moins de 16 F le litre et si vous voulez une “marque”, ce sera 20 ou 25 F. De plus, vous ne pouvez acheter moins de 2 l. à la fois –excellente mesure n’est-ce pas contre l’alcoolisme. Les médicaments sont quasi introuvables. Quant au médecin, difficile d’en trouver un. » Des mesures prophylactiques sont conseillées comme le port de masques à gaz ou l’utilisation de vaporisateurs qui ne font qu’enrichir les vendeurs de miracle. Des solutions plus efficaces sont quand même mises en place par les autorités : fermeture des écoles dès la mi-novembre 1918, qui ne se traduit pas toujours dans les faits, certains établissements restant ouverts ; interdiction ou limitation des réunions et des cérémonies religieuses ; mise en place au mois d’octobre d’un service de désinfection chargé de se rendre sur les lieux où la maladie a frappé. Les préfectures réclament également à l’autorité militaire de détacher des médecins et des pharmaciens, qui font cruellement défaut dans de nombreuses communes.

Le bilan est lourd, estimé aujourd’hui à près de 40 millions de victimes dans le Monde en six mois. Soit trois fois plus que n’en fait la Première Guerre mondiale. Le chiffre de 50 à 100 millions est même avancé par certains chercheurs, incluant l’ensemble des continents. A elles seules, la Chine et l’Inde compteraient plus de 6 millions de morts. 250 000 victimes au Japon. En Europe, le bilan est estimé entre 2 et 3 millions, la France comptant environ 408 000 victimes et le Royaume-Uni, 220 000. Aux Etats-Unis, leur nombre grimpe à 549 000.

Ainsi, la grippe espagnole reste, dans l’inconscient collectif, avec la peste et le choléra, l’épidémie qui a frappé le plus les esprits mais dont le bilan chiffré, terrible, est atténué par la tragédie de la Première Guerre mondiale.

Gravement atteint en 1919 par la grippe espagnole, après avoir survécu à la guerre, Maurice Genevoix sera plus chanceux qu’Edmond Rostand. Revenu dans son Val de Loire, l’auteur de « Ceux de 14 » retrouvera la santé et la force d’écrire « Raboliot », son œuvre majeure !

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