Ces morts que l’Histoire se dispute

Qui fut le premier et le dernier poilu morts au combat ?

La question est secondaire. Voire incongrue si l’on songe aux millions de victimes de la Grande Guerre. Mais l’être humain est ainsi qui recherche jusque dans la tragédie, des symboles de gloire et de commémoration. Symbole mathématique aussi, qui place le premier et le dernier dans la liste des souvenirs perpétuels. Comme des icônes : le premier et le dernier de la classe ; le premier et le dernier vainqueur du Tour de France… la liste est longue ! Alors, pourquoi pas le premier et le dernier poilu morts en 14-18 ? D’autant plus que l’Histoire se fait malicieuse, brouillant les pistes pour entretenir la polémique et cultiver le mystère. A l’image de ces communes qui se disputent le centre de la France ou de ces villages normands se chamaillant d’être le premier territoire libéré de la France occupée. Pour une question de minutes parfois, le premier rôle devient alors un second rôle et retombe dans un certain anonymat.

Mais laissons de côté les divergences sur les lieux, les jours et les heures ! Voici l’histoire de ces hommes, mémoires de poilus morts pour la France.

Joncherey. Territoire de Belfort. Une dizaine de kilomètres avant la frontière allemande. Quelques minutes avant dix heures du matin. Ce 2 août 1914. Depuis la veille, l’ordre de mobilisation générale a été décrété en France et en Allemagne. Signe avant-coureur d’une guerre entrée dans les esprits. Comme ces nuages noirs déferlant dans le ciel avant qu’éclate l’orage et que tombe la foudre !

Plantons le décor ! A quelques cinq cents mètres du village, la demeure des Docourt. La route de Faverois passe juste devant. Depuis la veille, le caporal Jules-André Peugeot est chargé, avec son escouade de quatre hommes, de surveiller cet axe et de riposter à toute intrusion ennemie. Un tout jeune homme, Jules-André ! 21 ans depuis le 11 juin. Tout juste sorti de l’école normale, il est parti accomplir son service militaire. Un hussard de la République comme on les appelle ! Le caporal mange sa soupe qu’une cantine vient d’apporter. Quarante mètres plus loin, il distingue d’un coup d’œil la sentinelle postée sur la route quand la petite des Docourt, sur ses frêles jambes de 9 ans, accourt vers lui, l’air affolé :

« Voici les Prussiens ! Voici les Prussiens ! »

De fait, neuf cavaliers surgissent du champ de blé jouxtant la route. Tenue de chasseur et casque à pointe ! Un homme se détache du groupe, franchit le fossé et sabre la sentinelle, touchée au ceinturon. A la sommation du caporal Peugeot, Camille Mayer riposte de trois coups de feu dont le second atteint Jules-André à l’épaule. Le caporal a juste le temps de faire feu à son tour, blessant le lieutenant allemand. Attirés par les cris et les coups de feu, les hommes de l’escouade surgissent et tirent à leur tour. Le lieutenant Mayer s’écroule, mortellement blessé tandis que ses hommes s’enfuient à bride abattue. Trois seront, plus tard, faits prisonniers.

Jules-André Peugeot tente dans un suprême effort de se mettre à l’abri. Quelques pas vers la maison Docourt. Sa tête heurte l’encadrement de la porte. Un dernier souffle de vie. M. Docourt s’est précipité. Trop tard ! Le caporal Peugeot a expiré. Sa tête dans ses bras.

Sur la route gît le corps du lieutenant Mayer. Les deux premiers morts d’une guerre pas encore déclarée ! Officiellement ouverte le 3 août 1914 à 18 heures 45. Le jour même où est inhumé l’officier allemand, au frais des officiers du régiment du caporal Peugeot, lui-même enterré dans son village d’Etupes, distant d’une quinzaine de kilomètres. Le 4 août.

La suite appartient aux commémorations et à la mémoire. En 1922, sur le lieu du drame, est érigé un monument, œuvre du sculpteur Armand Block, représentant en haut, un médaillon à l’effigie du caporal et, au-dessous, un bas-relief montrant la Germania poignardant de son glaive le dos d’un soldat français. Monument qui sera détruit en 1940 lors de l’occupation allemande avant qu’un mur-stèle ne soit construit en 1959, rappelant l’événement du 2 août 1914.

Fortuné-Emile Pouget, chasseur à cheval 2e classe du 12e Régiment, surveille la frontière au nord de la côte de Froidmont, près du signal de Vittonville. De l’autre côté, la frontière allemande. Près de lui, le chasseur Enjalrie. Tout semble calme malgré des patrouilles de cavaliers et de fantassins allemands aperçues dans la matinée. Soudain, huit cavaliers ennemis se présentent face à eux. Pouget ne se méfie pas. Un coup de feu claque. Enjalrie voit son camarade s’effondrer. Une balle dans la tête. Mort sous le coup. Il est 12 heures 15, ce 4 août 1914, dans les bois de Bouxières-sous-Froidmont. Son corps, relevé dans la soirée par la Croix-Rouge, est transporté au cimetière de Pont-à-Mousson. A l’endroit où le chasseur est tombé se dresse encore une croix ainsi qu’une plaque rappelant l’événement.

Sur le monument de Bouxières-sous-Froidmont, une plaque rappelle « la mémoire du cavalier Pouget du 12ème chasseur, mort pour la France le 4 août 1914 sur le Froidmont. Premier tué après la déclaration de guerre ». Précision importante qui évite de l’opposer à Jules-André Peugeot. Deux hommes du même âge, tués à quelques heures d’intervalle.

Le jour même, quelques heures plus tôt, une voiture roule dans la nuit. A l’intérieur, deux hommes : le sous-lieutenant André Ferry, arrivé quelques heures plus tôt en gare de Montmédy ou de Verdun et son conducteur, le soldat Georges Bigard, du 165e R.I. Arrivée à proximité de Delut (Meuse), la voiture tombe sur un barrage français. Sommation d’usage. Georges Bigard n’obtempère pas. Deux autres sommations. La voiture roule toujours. Un éclair jaillit dans la nuit. Georges Bigard s’effondre sur le volant. La sentinelle vient de faire feu ! Aussitôt secouru, Georges Bigard est transporté à l’hôpital militaire de Montmédy où il décède à 3 heures 40. Enterré à Verneuil-sur-Avre (Eure), il peut être considéré comme le premier mort de la guerre tué par une balle française.

Reste le cas du chasseur cycliste Edmond Berger, déclaré « Mort pour la France » le 3 août 1914. Le jour même où le caporal Peugeot décède. Sans savoir l’heure et la cause véritable de son décès. Officiellement mort noyé dans le canal du Rhin au Rhône, près de Brebotte alors qu’il porte à vélo un courrier vers Morvillars. Tombe-t-il par accident dans le canal ? Une balle ennemie le fauche-t-il en selle avant de tomber dans les eaux du Rhin ? Nul ne le sait ! De ce Montluçonnais de 22 ans, inhumé au cimetière de sa ville, demeure une belle photo prise dans un décor de photographe, lui en tenue militaire tenant un vélo.

Entre ces quatre hommes, point de polémique dérisoire. Ils n’ont fait qu’ouvrir le ban d’une tragédie peuplée de dix millions de morts.

Une histoire d’heure. De minute. Le destin d’Augustin Trébuchon bascule ce 11 novembre 1918. A 11 heures précises, le clairon du 415e Régiment, positionné sur la rive droite de la Meuse, à Vrigne, doit sonner le cessez-le-feu. La paix après quatre années de combats et de tragédie. Signée la veille, à 5 heures 10, dans un wagon, à Rethondes (forêt de Compiègne), entre le maréchal Foch et les plénipotentiaires allemands. L’Histoire ne badine pas avec la précision chronologique.

A Vrigne-Meuse, les soldats français continuent d’essuyer les tirs ennemis venant de l’autre rive. Tentative d’une ultime contre-attaque. Parmi eux, Augustin Trébuchon, un berger lozérien de 40 ans, engagé depuis 1914. Le genre de type qui n’a pas froid aux yeux.

10 heures 45. L’estafette Trébuchon reçoit l’ordre de porter un message au capitaine du 415e. Sait-il que la guerre est en passe de se terminer ? Que rien ne presse ! Que la vie est encore plus importante à cette heure, à cette minute même que la veille ou l’avant-veille. A quoi songe-t-il, à cet instant précis, Augustin Trébuchon ? Peut-être tout simplement d’accomplir son devoir de soldat ! Comme il l’a fait depuis le premier jour de la mobilisation générale. Comme depuis son enfance quand il apprenait à obéir et à ne pas poser de questions. Alors Augustin Trébuchon s’élance. Le souffle des obus ne l’effraie plus. Son quotidien depuis quatre ans. Lui qui avait l’habitude du silence des hauts pâturages lozériens. Bientôt, espère-t-il, il sera de retour et la vraie vie recommencera. Des balles sifflent. Augustin Trébuchon accélère le pas. Et tout par un coup, son corps vacille, ses bras nagent dans le vide. Un trou dans la tête. Mort sur le coup. A 10 heures 50. Environ. Retrouvé par son camarade Georges Gazareth, agent de liaison comme lui.

Dix minutes plus tard, les treize notes du clairon Octave Delalucque sonne l’armistice. La paix des armes ! Tout est fini. Ou presque ! Le corps d’Auguste Trébuchon est d’abord exposé dans l’église de Vrigne puis ensuite enterré dans le carré militaire du cimetière municipal comme dix-sept de ses camarades.

Longtemps, sa tombe portera la date du 10 novembre 1918. Antidatée par l’armée, soucieuse de ne pas susciter de polémique, marquant l’impossibilité d’être tué le jour de la Victoire. Un déni de vérité, réparé depuis sur le site « Mémoire des hommes ».

Mort pour rien, le berger lozérien né au Malzieu-Forain ? Sans doute ! Mais ni plus ni moins que les 1 394 000 soldats français morts avant lui.

Dernier mort de 14-18, Augustin Trébuchon ? Peut-être pas ! Mais qu’importe ! Des recherches lui opposent le soldat Jules Achille, tué par un tir d’obus allemand à 10  heures 55. Ou encore Auguste-Joseph Renault, 21 ans, 1ère classe natif de Saint-Trimoël, tué à 10 heures 58 près de Chinay (Belgique). Ou encore le soldat américain Henri Gunther, tué à 10 heures 59, près de Chaumont-devant-Damvillers. Ou encore…

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