L’étrange Victoire de Trévières
Nous sommes le 16 mai 1921. Une photographie nous montrerait une foule rassemblée, se presser sur le parvis de l’église. Au centre du cliché, peut-être une fanfare municipale. Sans doute des écoliers portant gerbes et couronnes. Suivis des anciens combattants et mutilés de la commune. Ceux qui ont perdu un bras ou une jambe. La gueule cassée par un éclat d’obus. Et puis des paysans endimanchés au côté de veuves en robe de deuil tenant leurs mouflets suspendus à leurs mains.
Plus près du monument, recouvert d’un voile noir et habillé de drapeaux, les autorités. Le maire ceinturé de son écharpe tricolore. Le curé en soutane et l’instituteur en redingote et montre à gousset. Derrière eux, le conseil municipal au grand complet. Bustes raidis et visages graves.
A Trévières (Calvados), comme à Igouville, à Quentin ou à Bénouville, la même image. La même communion. Le même cérémonial. Les mêmes discours. Peu ou prou. Les mêmes musiques. Puis les noms égrainés, ponctués d’un émouvant « Mort pour la France ». L’appel des Morts. Ceux qui ne sont jamais revenus. Quarante-quatre hommes pour Trévières sur une population d’environ 900 habitants en 14-18. Une saignée encore plus gourmande si l’on compare la population de 1911 (969 habitants) à celle de 1921 (808 habitants). Cent soixante et un habitants en moins en dix ans !
Commémorer, c’est se souvenir. C’est aussi poser un pansement sur la blessure encore ouverte. Celle des mères, des épouses, des fiancées, des amoureuses en attente du retour. Celles que les autorités nomment désormais « les veuves de guerre ». Celles vouées désormais à pleurer. La guerre tue les hommes et sacrifie les femmes.
A Trévières, un homme a ressenti leur désespoir, leur chagrin, leur enfermement corporel. Il s’appelle Edmond Le Tual de Laheudrie. Il a été maire quelques années avant la guerre. Mais il est surtout artiste. Plus précisément sculpteur. Et c’est lui, dans son atelier, dans la solitude de la conception, qu’il a modelé de ses mains le monument. Et c’est lui, ce jour du 16 mai 1921, qui va lever le voile. C’est lui qui va offrir aux veuves éplorées, maudissant intérieurement cette guerre qui leur a pris leur homme, l’élévation de leur corps et de leur chagrin.
Et puis le temps est passé. Des vies se sont reconstruites. Des destins se sont mêlés. Les larmes ont séché sur le visage des veuves. Les teintes de leur robe se sont éclaircies. Le monument aux morts, figé sur son piédestal, est devenu un lieu de mémoire, fleuri chaque 11 novembre. Discours, appel aux morts, Marseillaise. Rituel immuable des commémorations. Qui pourrait laisser croire à « Plus jamais ça ». Que « Maudite soit la guerre » ! Que c’était « la der des der ». Tromperie. Naïveté. La guerre a de nouveau saisi les hommes de Trévières. Les femmes se sont remises à pleurer. Celles qui ont perdu leurs maris ont craint désormais pour leurs fils. Elles ont refait le film du départ. De l’attente. Du retour. De l’absence. Définitive.
Le monument de Trévières n’en a pas terminé avec l’Histoire. Elle rebat les cartes quand, lors du débarquement de Normandie, un obus de Marine tiré depuis Omaha Beach vient fracasser le visage de la statue. Gueule cassée. Défigurée. Mais toujours debout. Des noms se sont ajoutés à la liste initiale. Ceux de 39-45. Soldats et résistants. Guerre d’Indochine. Soixante et onze noms désormais qui s’amoncellent sur les plaques de fer scellées au socle.
Cinquante ans plus tard. Les commémorations du Débarquement battent leur plein. Des vétérans américains s’amourachent de la femme à la gueule cassée. Jusqu’à vouloir l’acheter et la transporter aux Etats-Unis, à Bedford, en Virginie. Mais un monument aux morts n’est ni un château Renaissance, ni une cheminée Louis XIV à démonter pour leur faire traverser l’Atlantique. Un monument aux morts, ça fait partie de l’Histoire et du patrimoine. Du cœur et de la pensée mémorielle. C’est sacré un monument aux morts. Mais les Américains sont gens tenaces. Si ce n’est l’original, ce sera donc une copie, financée par un mécène franco-américain, Guy Wildenstein et par le Conseil général du Calvados.
« The lady of Trévières » s’élève désormais, depuis le 23 octobre 2002, à l’entrée du National D Day mémorial de Bedford. L’Histoire a parfois de ces détours !


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