Les Grandes Peurs de 14-18
Un bruit, une rumeur, un fait déformé ou grossis qui se répand et voilà que la raison perd son sens, divague et finit par perdre toute logique. L’irrationnel verse son crédit à la foule qui l’absorbe et le répand à son tour. Ainsi naissent les faux bruits et les légendes. Spontanés ou organisés.
Le plus célèbre colportage de faux bruits se déroule durant l’été 1789, quelques jours après la prise de la Bastille. A l’annonce que des bandes de mercenaires à la solde des seigneurs ravagent la campagne française, pillant les villages et trucidant ses habitants, la paysannerie s’enflamme. Les châteaux sont attaqués. Les droits seigneuriaux incendiés. Les milices bourgeoises interviennent pour ramener le calme. La Grande Peur annonce la fin des privilèges, abolis dans la nuit du 4 août. Et pourtant, sans connaître son origine, ce n’était qu’une rumeur !
14-18 engendre pareils mythes et légendes. Longtemps, les scènes de joie qui suivent l’ordre de mobilisation générale, début août 1914, reçoivent l’adhésion des historiens, des ouvrages scolaires et des films. Souvenons-nous pourtant de ces premiers jours où les pays basculent dans la guerre. Quand mères et fils, maris et femmes, pères et enfants se séparent. Quand chacun abandonne travail et camarades. Nulle euphorie populaire, pas plus en ville que dans les campagnes où les hommes s’inquiètent des moissons à terminer, du bétail à soigner et à nourrir, des vendanges à venir. Il suffit de lire les rapports préfectoraux pour détricoter ce qui n’est que mise en scène et instrumentalisation d’une hystérie guerrière. L’abus d’une Histoire trop encline à perpétuer les idées fausses. Semblable mythe apparaîtra après la Seconde Guerre mondiale d’une France résistante qui ne résistera pas, à son tour, à une analyse sérieuse des historiens à partir des années 1980.
Revenons au début du conflit. L’envahisseur allemand est capable et coupable de tous les maux. Des plus cruelles horreurs. Ne se raconte-t-il pas qu’ils coupent les mains des enfants, les rendant inaptes pour tenir un fusil. Que des gamins, retirés à leurs parents, sont vendus pour quelques sous. Balivernes bien entendu !
Grossir les faits, les exagérer participe à la production de ces légendes qui ont la vie dure et à influencer les populations qui les nourrissent. Ainsi du nombre des victimes ! La bataille d’Altkirch suscite l’émotion. 20 000 Français et 35 000 Allemands y auraient perdu la vie, début août 1914. Que nenni ! Les combattants étaient à peine 10 000 !
Les bombardements, notamment sur Paris entre mars et août 1918, alimentent les discussions. Dégâts matériels et victimes sont multipliés. Et quand les autorités démentent, c’est qu’elles veulent cacher la vérité. La censure qui frappe d’ailleurs la presse suscite des interrogations. On ne nous dit pas tout ! Alors les supputations vont bon train. Ainsi des camps secrets de prisonniers en France et en Allemagne. Ou de l’arrivée de renforts russes à Honfleur.
L’hallucination individuelle ou collective fait partie de ces phénomènes psychologiques qui apparaissent en temps de guerre et même après. Le cas du soldat amnésique de Rodez (voir chapitre sur ce sujet) est exemplaire. Des dizaines de familles sont persuadées de le reconnaître comme un des leurs alors qu’aucun trait de physionomie commun ne vient étayer une quelconque ressemblance.
Parmi les plus sensationnelles peurs collectives de 14-18, celle de la société Maggi alimente la rumeur dans les esprits et provoque une paranoïa au sein de la population. Avant de devenir le célèbre bouillon, la société fondée par un Suisse alémanique, Julius Maggi, se définit comme une coopérative laitière possédant dépôts et magasins de vente. Dans ce secteur, la concurrence est rude et les coups bas nombreux entre sociétés. « Qui trouvons-nous à la tête de cette société ? s’exclame le secrétaire général du syndicat des crémiers en 1907. Six à sept capitalistes allemands ; ils n’emploient que des ingénieurs allemands qui, constamment, parcourent les campagnes et sillonnent les routes dans leurs automobiles et arrivent ainsi à connaître mieux que nous-mêmes la topographie des pays. »
Deux années avant l’entrée en guerre, l’extrême droite, par la voix de l’Action française, dénonce, sous la plume du polémiste Léon Daudet, le rôle d’espionnage de la société « allemande » Maggi. La société servirait de couverture à des agents allemands chargés d’obtenir des renseignements sur la production de lait, la quantité du bétail… C’est ce que rapporte un article de la Montagne des Pyrénées-Orientales, en septembre 1905 : « Dans cette région une compagnie Suisse a organisé une industrie laitière, créant une sorte de monopole pour la centralisation du lait, et son expédition à Paris. Peu à peu, et à mesure que les dépôts étaient installés, que leur approvisionnement était assuré, on évinçait tous les employés en les remplaçant par des employés Suisses ou Allemands.
« Or, dans chacun de ces dépôts de laiterie, on établissait une sorte de statistique énumérant les bestiaux de tous les propriétaires des environs, la quantité de fourrage qu’ils récoltent, la disposition et la contenance de leur étables etc…, et bien d’autres détails tout à fait typiques. Comme cette compagnie englobe ainsi trois ou quatre départements, elle possède sur la région Nord-Ouest de Paris un système de renseignements de la plus haute importance pour une armée qui aurait à se ravitailler, à se cantonner sur notre territoire… »
Mieux encore, les plaques publicitaires émaillées d’enseignes considérées comme allemandes, notamment le bouillon Kub, sont désignées comme autant de panneaux indicateurs pour l’armée allemande. Le bruit court en effet qu’elles possèderaient des codes secrets de repérage. Face à la propagation de cette rumeur, le gouvernement ordonne aux préfets de faire enlever toutes les enseignes des sociétés allemandes. « Le 4 août, le Préfet d’Ille-et-Vilaine, Lucien Saint, fait parvenir au sous-préfet de Montfort un télégramme les priant de faire détruire complètement et d’extrême urgence toute affiche du bouillon Kub placée le long des voies ferrées, pont, bifurcation. » Le Temps du 6 août 1914 révèle que « les maires de plusieurs communes de Seine-et-Oise ont reçu ordre de faire enlever de tous les murs de leurs localités diverses grandes affiches de publicité qui, d’après certains dires, comporteraient des renseignements sur les routes et l’importance des villages au point de vue topographique et des réquisitions possibles à y effectuer et constitueraient en cas d’invasion un remarquable service d’information ».
Les employés allemands de Maggi, jusqu’aux touristes, sont montrés du doigt, accusés de battre la campagne pour fournir des renseignements. Jusqu’au docteur Bertillon qui publie une thèse fumeuse sur l’odeur « caractéristique » que dégage un Allemand : « On ne manquera pas d’objecter que l’odeur des soldats allemands résulte surtout des conditions dans lesquelles ils se trouvent placés par la guerre. A cela il est facile de répondre qu’aussi bien dans l’état de paix que dans les périodes de guerre, l’odeur des Allemands présente les mêmes caractères de fétidité, et j’en ai recueilli d’innombrables preuves. […] L’odeur de la race allemande présente des caractères si particuliers que lorsqu’on l’a une fois perçue, elle reste définitivement gravée dans la mémoire sensorielle.
« C’est par elle qu’il fut permis de dépister, quelques semaines avant la guerre, un employé allemand qui, sous le couvert de la qualité d’Alsacien-Lorrain, s’était fait admettre à l’Établissement médico-pédagogique de Créteil. Il s’agit donc d’une odeur spécifique de race qu’on retrouve chez la grande majorité des individus allemands. Cette odeur, par l’effet de soins de propreté, de pratiques d’hygiène spéciale, de l’usage de désinfectants, est moins appréciable dans les classes riches ou aisées ; elle n’en est pas moins sensible pour un odorat délicat. Elle n’est pas particulièrement liée à la couleur des poils. Elle émane des individus bruns aussi bien que des blonds roux. »
Rien d’étonnant donc, au moment de la mobilisation générale, de voir les intérêts allemands en France attaqués et les magasins pillés par une population conditionnée par la revanche et la haine. A Paris, le 1er août 1914, la foule se déchaîne contre les dépôts de la Société Laitière Maggi. Celui du 7, Grande Rue, est saccagé. Des slogans sont inscrits sur les devantures, mettant en avant l’espionnage allemand. Et les bruits enflent ! Il se dit que Julius Maggi aurait quitté Paris emportant 40 millions en or dans sa voiture ; que 200 enfants seraient en train d’expirer à l’hôpital Tenon, empoisonnés par le lait des laiteries Maggi. Foutaises bien sûr ! Le gouvernement français prend bien des mesures, punissant tout rassemblement et pillage. Mais le mal est fait !
Une autre légende concerne la poudre Turpin, du nom de son inventeur et connu sous le nom scientifique de mélinite. Une poudre sans fumée, inventée en 1885 par Eugène Turpin, que les Poilus surnomment vite « la poudre à punaises ». Son auteur, accusé d’avoir vendu son invention à l’Empire allemand, emprisonné en 1892 avant d’être lavé de tout soupçon, se met dès l’entrée en guerre au service du gouvernement français. Pour fortifier l’opinion publique et maintenir l’enthousiasme cocardier, que ne dit-on pas alors sur la poudre Turpin ! Albert Dauzat, dans le Mercure de France du 16 juillet 1918, explique : « Le point de départ était l’offre faite par Turpin, au début des hostilités, de se mettre à la disposition du gouvernement français ; les journaux firent remarquer justement quels services pourrait nous rendre l’inventeur de la mélinite ; ils ajoutèrent qu’il avait fait de nouvelles découvertes. Sur ce canevas, l’imagination populaire eut tôt fait de broder des chimères […] Un médecin-major racontait les expériences faites avec la fameuse poudre : sur cent moutons, il n’en était resté que trois. Cette anecdote des trois moutons eut alors un succès prodigieux […] Le 5 septembre, des soldats racontaient qu’on venait de tuer ainsi 40 000 Allemands dans la forêt de Compiègne. Un voisin de tramway, dont le langage révélait une certaine éducation scientifique et médicale m’expliquait : « Cette poudre, après l’explosion de l’obus, agit de deux façons : d’abord sur le cœur, en provoquant une endocardite foudroyante, et, à défaut, par asphyxie, car tout l’oxygène de l’air se trouve absorbé sur un rayon de 800 mètres. Aussi ne peut-on l’employer près des lieux habités… »


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