Le Crapouillot, journal de guerre

Ecrivain, journaliste et avant tout polémiste enragé, Jean Galtier-Boissière naît en décembre 1891 à Paris où il décèdera soixante-quinze ans plus tard, après y avoir passé le plus clair de son temps. Un Parisien qui, comme tant d’autres, possède des origines rouergates selon Combes de Patris qui consacra une importante étude généalogique à cette famille connue du Saint-Affricain. Les Galtier sont nombreux dans cette région et certains, pour se distinguer, accolèrent au patronyme le nom du domaine terrien qu’ils possédaient. Les ancêtres de Jean Galtier étaient originaires du domaine de La Boissière, sur la commune de Marnhagues, dans le canton de Cornus.

La lignée des Galtier-Boissière compte parmi les notables qui se distinguèrent le plus souvent dans l’exercice de la médecine. Les guerres de religion eurent pour conséquence de diviser les familles entre fidèles de l’église romaine et dissidents qui décrétèrent la réforme luthérienne. Or, suite à un coup de foudre librement consenti, le père de Jean Galtier, protestant affirmé, se précipita dans les bras d’une demoiselle Louise Ménard, catholique convaincue. En voilà un dilemme ! On surmonta l’obstacle en mariant les amoureux trois fois de suite : à la mairie où les époux décidèrent que leurs enfants seraient, selon leur rang de naissance, baptisés le premier à l’église et le suivant au temple et ainsi de suite. Pas de jaloux. A cet étonnant jeu de hasard, la fille aînée sera baptisée selon le rite catholique tandis que Jean, en bon fils cadet, sera voué au culte protestant… malgré lui. On ne choisit pas son destin mais, tout de même, dès sa venue au monde le héros de ce chapitre n’a pas volé sa place dans ce volume dédié à l’insolite !

Jean Galtier-Boissière se chargera d’ajouter à sa vie un grain de sel personnel qui mérite le détour. Passons sur les frasques qui colorèrent son adolescence. Sa vie d’adulte débutera sous une mauvaise étoile : appelé à effectuer son service militaire avec la classe 1911 pour une durée de trois ans (excusez du peu !), il enchaînera sans le moindre répit avec la mobilisation du mois d’août 1914. Sept ans sans quitter l’uniforme dont quatre à subir l’horreur des tranchées, la menace permanente de la mitraille, des obus et des gaz meurtriers.

Parti la fleur au fusil avec la certitude d’en terminer avec le « boche » avant la Noël, le poilu Galtier, promu caporal, va connaître l’harassante retraite jusqu’aux rives de la Marne et la coûteuse contre-attaque qui conduira en Champagne. Solidement arc-bouté aux crêtes du Chemin des Dames, les armées du Kaiser inventent la guerre des tranchées qui s’avèrera plus meurtrière encore en se prolongeant jusqu’à l’ultime assaut couronné par la capitulation allemande de l’automne 1918.

En attendant, l’interminable guerre d’usure va éprouver les antagonistes, soumis à un face à face meurtrier. Entre deux assauts terrifiants à l’arme blanche, le plus souvent pour des gains de terrain dérisoires, les combattants subissent les ravages des artilleries lourdes.

Dans les rares moments d’accalmie, les poilus comme leurs ennemis, font face aux intempéries, aux rats, aux poux et aux cloaques des tranchées. Il faut aussi tuer l’ennui. La mode se répand de ces « feuilles de choux » qui circulent de boyaux en gagnas. Le plus souvent rédigées par des volontaires peu qualifiés dont le louable souci est de contrebattre le « cafard » ambiant en recourant à des blagues faciles.

Jean Galtier-Boissière décide donc de fonder son « canard ». Notre caporal ne manque pas de talent et d’inspiration. Il trempe sa plume dans l’encre acide de l’humour noir. Son journal a pour titre Le Crapouillot, allusion à une pièce d’artillerie de petite taille utilisable pour balancer des grenades dans la tranchée ennemie. Arme qui évoque la silhouette d’un crapaud à la gueule béante et menaçante.

Le premier numéro de la revue s’en prend à ceux de l’arrière soupçonnés de penser à leur confort plutôt qu’aux dangers des poilus qui risquent leurs vies pour les protéger. En guise de titre, cet avis d’une ironie provocante : « Courage les civils ! ».

Le ton gouailleur de la feuille, apprécié par les frères d’armes, laissera peu à peu la place à une critique de la hiérarchie militaire « peu soucieuse d’économiser les vies des traîne-misère des tranchées ». Le succès du Crapouillot incite son auteur à s’entourer de quelques aides. Jean Galtier-Boissière, qui signe ses papiers en abrégé « J.G.B. », décide d’étendre la diffusion du canard hors de la zone des combats. Il n’hésite pas à envoyer des textes manuscrits à son père qui réside à Paris afin de les faire imprimer en typographie. Le médecin se charge de distribuer les pamphlets libertaires dans quelques points de vente de la capitale… évitant toutefois de les déposer dans les kiosques proches de son cabinet médical fréquenté par une clientèle huppée. Sage précaution. Rançon du succès, l’impertinence du Crapouillot attire l’attention de la censure militaire qui sabrera quelques propos jugés subversifs. Les censeurs interviendront assez souvent sans parvenir à décourager l’auteur qui poursuivra ses publications jusqu’au terme du conflit. La paix rétablie, le numéro daté du 1er janvier 1919 paraît avec, en couverture, l’effigie d’un poilu amputé de deux jambes. Image provocante soulignée par cet appel : « Et maintenant, au travail » !

Jean Galtier-Boissière rendu à la vie civile n’abandonne pas sa revue dont il entend tirer profit. Il en conserve le titre guerrier mais il l’oriente vers un genre littéraire en s’entourant de jeunes rédacteurs qui partagent son esprit d’indépendance et un franc-parler audacieux. Le Crapouillot rassemble une phalange prompte à souffler le vent d’émancipation qui succède aux sombres années apocalyptiques.

Dès les premiers numéros, on relève les signatures promises à la célébrité, entre autres celles de Mac Orlan, Gus Bofa et Francis Carco (qui fréquenta le lycée de Rodez).

La revue fait bonne place aux illustrateurs. Lui-même doué d’un bon coup de crayon, J.G.B. s’entoure d’artistes dont il pressent le talent, tels Touchagues, De Ségonzac ou Jean de Brunoff.

Tous bénéficient d’une absolue liberté pour exercer leur verve satirique. Le patron prêche d’exemple. C’est dire combien les pamphlets contestataires du Crapouillot ont du succès auprès des lecteurs ravis de se gausser des gouvernants qui, il est vrai, prêtent le flanc aux sarcasmes.

Revers de la médaille, la publication subira une kyrielle de procès en diffamation qui plombera dangereusement sa trésorerie. Jean Galtier-Boissière, désireux de calmer l’ardeur de ses compagnons, impose un quota « qui limite le nombre de procès annuels à ne pas dépasser » (sic). La résolution semble particulièrement utopiste. Quand les proches de J.G.B. lui demandent par quel miracle il survit en consacrant l’essentiel de son temps à une affaire qui lui procure plus de dettes que de profits, il dévoile son secret :

« Petit joueur aux courses du P.M.U., j’ai repéré que les journaux du turf pronostiquaient des chevaux qui gagnaient rarement. Alors je me suis mis à parier gros sur les tocards… et ça marche ! » Il suffisait d’y penser. Plus sérieusement, notre veinard avait réussi un coup fameux en misant à la Bourse sur les actions du pétrole russe en plein boom ! Coup de chance dont, en bon chantre de l’anticapitalisme, il ne pouvait se vanter…

A partir de 1930, le Crapouillot change, si on ose dire, son fusil d’épaule. On esquive les chicanes judiciaires en brocardant les institutions plutôt que les individus. Chaque numéro sera entièrement consacré à un thème d’actualité afin d’éviter la multiplication des procès. Les cibles ne manquent pas. Parmi les titres des années 30, on relève : « Les 200 familles », « La fausse noblesse », « La Troisième République ». Et, juste à l’avènement du nazisme, un numéro intitulé « Hitler, est-ce la guerre ? », interrogation qui demeurera en suspend pendant six années, telle une épée de Damoclès. On connaît la réponse…

Après le terrible choc de la débâcle de 1940 et dans les ambigüités de l’Occupation qui s’ensuit, J.G.B. fera l’objet de diverses sollicitations. Le patron du Crapouillot choisit de fuir la capitale pour se réfugier… à Barbizon, berceau de famille, côté maternel. Bref parcours qui suffira au directeur à prendre la résolution, risquée, de suspendre la publication de ses cahiers satiriques.

L’aventure du Crapouillot ne sortira de son long coma qu’en 1948. Remise en selle par son tenace créateur, elle se nourrira de sujets historiques, passés ou présents, toujours assaisonnés à la sauce piquante.

La vie de Jean Galtier-Boissière ne se limite pas aux parutions du Crapouillot dont il assura la direction jusqu’en 1966.

Dès la période des années 30, on relève sa coopération avec diverses publications. Peu lui importe qu’elles se réclament de « gauche » ou de « droite »… pourvu qu’elles véhiculent des parfumes anarchiques. Sa préférence allait cependant au Canard Enchaîné où il fut accueilli grâce à un ami lyonnais, Henri Béraud, qui y travaillait comme journaliste. Ce dernier, connu pour ses affinités avec le communisme, vira brusquement de bord après la fameuse nuit du 6 février 1934 qui embrasa les abords de la chambre des Députés. Mêlé (en tant que reporter) à l’émeute des ligues d’anciens combattants qui tentaient d’envahir le Palais Bourbon, Béraud fut témoin de la fusillade du service d’ordre qui fit plusieurs morts et de nombreux blessés parmi les manifestants. Le journaliste publia un violent article incriminant le gouvernement et le préfet de Police de l’époque. Cette prise de position vaudra à son auteur d’être limogé de la rédaction du Canard Enchaîné.

Accueilli à bras ouvert par les ligueurs de la droite, Henri Béraud adhéra aussitôt à leurs convictions populistes. Sollicité par l’hebdomadaire Gringoire – dont il deviendra bientôt le directeur politique – il sera arrêté à la Libération et jugé. Condamné à mort, l’accusé bénéficiera d’une grâce présidentielle arrachée, in-extremis, au général de Gaulle… à l’initiative de Jean Galtier-Boissière ! Lequel faisait toujours passer l’amitié avant tout autre sentiment, y compris à l’égard d’un collègue qui avait fait le mauvais choix.

Tournée la page des années noires, le patron du Crapouillot regagne la capitale sur laquelle souffle un vent salutaire. La revue y retrouve sa place mais en réduisant ses articles critiques sur les activités littéraires et artistiques pour laisser place à des chroniques plus légères susceptibles d’attirer une plus large audience.

Dans l’ambiance euphorique de la Libération, l’équipe rassemblée autour de J.G.B. reprend la tradition des joyeux moments de détente qui se situaient dans les brasseries de Montmartre. Désormais, les agapes se situent à Saint-Germain-des-Près, le quartier à la mode existentialiste.

Rue de Seine, près de la célèbre église et des grands cafés qui la jouxte et où se pavanent les stars de l’intelligentsia parisienne, Jean Galtier-Boissière a jeté son dévolu sur un café-tabac à l’enseigne du « Bar de l’Institut ». L’endroit est tenu par Albert Fraysse, un nom qui fleure bon son bougnat pur-sang. Nul doute que J.G.B. ait choisi ce troquet en hommage aux racines rouergates de son patron. Il y rencontrait le photographe Robert Doisneau et le poète Jacques Prévert qui commençaient à faire parler d’eux. Il aimait trinquer avec Henri Espinouse, un peintre qui avait du mal à vendre ses tableaux. L’artiste philosophait en éclusant les verres de Bourgueil :

« Je suis le plus grand collectionneur de mes propres œuvres, je possède 95 pour cent de ma production ! »

On se console comme on peut !

Les vins de Bourgogne ont leur vertu et Albert Fraysse ne cessait d’en vanter les mérites en remplissant les verres derrière son comptoir, une ombre de moustache au-dessous d’un gros nez couperosé et la bedaine sanglée dans un tablier de cuir.

Vint un jour où, un peu las, le bougnat maria sa fille à un élève-architecte qui fréquentait la proche école des Beaux-Arts. La jeune épouse prit le relais de son père, lequel quitta la rue de Seine pour regagner le Rouergue natal en compagnie de son épouse.

La bande du Crapouillot continua à fréquenter le Bar de l’Institut. Le temps vint où Jean Galtier-Boissière, repus des jeux de la polémique, songea à la retraite. En 1965, il céda sa revue à l’éditeur Jean-Jacques Pauvert. Le Crapouillot survécut encore une vingtaine d’années avec des fortunes diverses et des changements fréquents dans sa direction. La publication évoluera vers des thèmes politiques sous l’influence de plus en plus grande des partis d’extrême-droite. L’ultime numéro paraîtra au mois d’octobre 1996, avec les feuilles mortes… Jean Galtier-Boissière était mort depuis trente ans !

(Avec la complicité de Paul Astruc)

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