28 juin 1914. L’attentat de Sarajevo

L’été 14 aurait pu être un si bel été ! Un été aux senteurs enivrantes des foins coupés ; aux vignes gorgées de sucre que l’on vendangera dans l’ivresse des pressoirs. Un été aux terrasses des cafés et des guinguettes à siroter quelques alcools forts pour les hommes et quelques douceurs pour les femmes. Un été qui acquittera l’énigmatique madame Caillaux, coupable d’avoir assassiné le directeur du Figaro pour venger l’honneur bafoué de son époux de ministre. Un été au bout des poings de Georges Carpentier qui ravira à « Gunboat » Smith la couronne mondiale des poids lourds. Un été, éloigné de l’émotion qui à chaque incident diplomatique laisse présager un conflit. Un été qui occultera le passé dans une sorte de naïveté inconsciente à refuser la réalité.

Ce 28 juin 1914, la France se passionne pour son Tour de France, entré dans sa douzième édition, depuis sa création en 1903. Tandis que le peloton  musarde sur les routes du littoral de la Manche, à plusieurs milliers de kilomètres, sept jeunes hommes convergent séparément en direction de l’hôtel de ville de Sarajevo, capitale de la province de Bosnie annexée par l’Autriche depuis 1908. Membres du groupe révolutionnaire nationaliste panslave « Jeune Bosnie », contrôlée par l’organisation nationaliste serbe « La Main Noire », elle-même manipulée par les services secrets serbes, ils revendiquent l’intégration de la province au royaume indépendant de Serbie. Leur détermination n’a d’égale que leur manque d’expérience.

Ce même jour, dans la même ville, l’archiduc François-Ferdinand, neveu du vieil empereur François-Joseph et son épouse Sophie de Hohenberg sont en visite officielle. Rien n’est simple pour le couple depuis leur mariage morganatique. Aristocrate tchèque, Sophie Chotek est rejetée par la noblesse autrichienne qui refuse de lui accorder le protocole dû à son rang. C’est ainsi que le prince Montenuovo, chargé de l’étiquette à la cour autrichienne, a interdit de lui rendre les honneurs militaires pour saluer leur arrivée dans la ville bosniaque, occasionnant le départ de près de quarante mille soldats de Sarajevo. Un nouvel affront pour la duchesse et son époux. En revanche, pour Gavrilo Princip et ses camarades, en ce jour de fête nationale, l’arrivée du couple est une insulte à leur cause. Les services secrets autrichiens ont averti l’archiduc du danger à défiler dans les rues d’une ville hostile. Le risque peut venir de partout. Des revolvers, des machines infernales et des capsules de cyanure ont été distribués aux activistes par les services secrets serbes. Qu’importe ! L’héritier de l’Empire austro-hongrois ne reculera pas devant ceux qu’il considère comme des « terroristes ».

Arrivé en gare de Sarajevo vers 10 heures, le couple doit se rendre en cortège officiel de six véhicules jusqu’à l’hôtel de ville. Il est 11 heures 02 quand la voiture princière franchit le pont de la Cunurja. Personne ne s’est encore aperçue que deux hommes, armés chacun d’un revolver, n’ont pu se résoudre à tirer. Par peur sans doute ! L’écrivain bosniaque Nedeljko Čabronović, lui, n’hésite pas une seule seconde ! Sa bombe artisanale roule sur la capote du véhicule avant d’exploser au sol sans blesser le couple princier qui poursuit sa route. Il s’en est fallu de peu mais François-Ferdinand décide de poursuivre sa route coûte que coûte. Une pure folie ! Dans le véhicule qui suit, plusieurs blessés sont relevés avant d’être transportés à l’hôpital.

Un concours malheureux de circonstances décide de la réussite de l’attentat. Dans l’affolement général qui suit, enfin parvenu à l’hôtel de ville, le cortège officiel, sur ordre du général Oskar Potiorek, gouverneur de la Bosnie-Herzégovine, change d’itinéraire. Comble de malchance, la voiture du couple princier se trompe d’itinéraire. Se rendant compte de son erreur, le chauffeur décide de faire demi-tour, immobilisant quelques secondes le véhicule au milieu de la chaussée. Quelques secondes qui vont bouleverser l’ordre mondial et la paix !

A cet instant, Gavrilo Princip et ses complices ont décidé de quitter les lieux, devant l’échec de leur camarade. Mais au dernier moment, le jeune bosniaque se ravise. Face à la voiture désormais décapotée, il se précipite, revolver au poing. Le service de sécurité n’a pas le temps de réagir. Deux coups de feu claquent. Le prince puis son épouse s’effondrent. Le premier est touché au cou, la duchesse à l’abdomen. Des taches de sang maculent leurs costumes. Princip, arrêté, ne cache pas les raisons de son geste meurtrier. Sans se douter qu’il vient d’enclencher un terrible engrenage ! Que ses deux coups de feu vont provoquer le suicide de l’Europe !

Dès lors, en ce début d’été exceptionnellement tranquille, le sort des hommes semble comme suspendu à l’acte solitaire mais terriblement funeste d’un inconnu.

La guerre devient-elle inéluctable ? Pas encore à en croire les manœuvres diplomatiques et les déclarations rassurantes des gouvernements. A Vienne, le ministre des Affaires étrangères appellent à la guerre alors que le premier ministre hongrois, le comte Tisza, préfèrent la voie diplomatique. Et puis, de nombreuses voix pacifistes s’élèvent depuis plusieurs années pour dénoncer la boucherie à venir. Jaurès, empruntant au Congrès socialiste de Bâle les vers du poète allemand Schiller, proclame avec sa force de tribun : « Je briserai les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées. » Une réponse au nationaliste Paul Déroulède pour qui « la Revanche doit venir, lente peut-être, mais en tout cas fatale, et terrible à coup sûr ; la haine est déjà née et la force va naître ; c’est au faucheur à voir si le champ n’est pas mûr. » Des propos loin de déplaire à Henri Desgranges. Le patron du Tour n’a jamais caché ses idées sur la suprématie de la race blanche, sur la discipline et la volonté de revanche sur l’Allemagne. Sur la route du Tour, les colonnes de son journal exaltent le patriotisme, n’hésitant pas à comparer les coureurs de « la fière randonnée » à une armée en campagne, évoquant les tensions qui s’avivent au sein du peloton, les alliances et les mésalliances, critiquant ces coureurs qui partent à la guerre comme à la guerre sans préparation et lançant des ultimatums quand certains coureurs enfreignent le règlement.

Le système des alliances, porté depuis la fin du XIXe siècle par les puissances européennes, offre aux bellicistes l’occasion d’une guerre générale. Soutenu par l’Allemagne et son chancelier Hollweg, l’Autriche lance un ultimatum à la Serbie, qui le rejette, refusant que des enquêteurs autrichiens pénètrent sur le sol serbe. L’enchaînement est fatal. Le 28 juillet, l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie. « Ma décision est motivée, déclare le vieux François-Joseph, par les exemples répétés d’hostilité, de haine et d’ingratitude du Royaume de Serbie contre ma personne et ma couronne (…) Dans cette heure grave, je suis totalement conscient de toutes les conséquences de ma décision devant Dieu Tout-puissant. J’ai tout pris en considération et tout examiné. C’est avec la conscience tranquille que je m’engage sur la route où mon devoir me presse… » Une conscience tranquille qui provoquera la mort de 18,6 millions de personnes et mettra l’Europe à genoux.

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