24 octobre 1929. Le Jeudi noir du « Laissez faire »
« La terre des possibilités illimitées ». C’est ainsi que les millions d’immigrants venus du monde entier, poussés par la misère et l’espoir, nomment les Etats-Unis en ce début de XXe siècle. D’autant plus à partir de 1918 quand, la guerre en Europe terminée, s’ouvre pour le continent américain une période de prospérité sans égale. « La prospérité est au coin de la rue », renchérit encore en 1929 le président Hoover.
Cette prospérité se décline d’abord en chiffres. Le conflit mondial a enrichi l’économie américaine, surtout en matière d’armement. Grand argentier de l’Europe, détenteur de la moitié des stocks d’or mondial, les Etats-Unis sont devenus la première puissance industrielle, produisant 44% de charbon, 43% de minerai de fer, 51% pour l’acier et 70% pour le pétrole. Cet essor remarquable, l’économie américaine le doit à sa forte concentration industrielle, à la productivité qui ne cesse d’augmenter grâce à une nouvelle organisation du travail (le taylorisme) et à la volonté des gouvernements républicains successifs de « laissez-faire, laissez aller ».
La production de masse – on passe de 1,5 millions de véhicules en 1921 à 5,3 millions en 1929 symbolisée par les succès de Ford et de General Motors – favorise la consommation de masse et l’optimisme des acheteurs, attirés par l’essor du crédit. « Cette prospérité dont jouissent les Etats-Unis » étonne l’écrivain Paul Claudel, ambassadeur de France à Washington tandis que le président Coolidge affirme avant 1928 : « Il faut considérer le présent avec satisfaction et l’avenir avec optimisme. »
Pourtant, à bien y regarder, tout n’est pas si rose au pays de l’oncle Sam. Des économistes et des cabinets financiers tirent, dès 1927, la sonnette d’alarme. Trop de titres sont massivement achetés à crédit, aussitôt revendus pour obtenir la plus grosse plus-value. En 1927, 577 millions d’actions sont échangées à la bourse de New-York. Ils passent deux ans plus tard à 920 millions.
D’autres causes s’agrègent à cette bulle spéculative. Après quelques années de reconstruction, l’Europe se relève économiquement alors que les Etats-Unis s’enferment dans une politique protectionniste néfaste à son économie. Enfin, le monde agricole souffre d’une surproduction de ses produits entraînant la baisse des cours.
Des indices sur lesquels les gouvernements républicains, les milieux financiers et industriels ferment pour la plupart les yeux, croyant désormais que les crises économiques ne sont plus qu’un phénomène du passé et que rien ne peut venir troubler cet âge d’or de l’économie américaine.
Elle est l’une des plus célèbres photos au monde où l’on voit onze ouvriers assis sur une poutre métallique d’un gratte-ciel en construction, prenant leur déjeuner au-dessus du vide. Symbole d’une Amérique prospère qui ne cesse de s’élever. Pourtant, cette photo est prise en 1932, au cœur d’une crise sans précédent qui bouleverse depuis trois ans le monde entier et remet en cause le libéralisme américain.
En ce samedi 19 octobre 1929, l’augmentation des ventes d’actions provoque la baisse des cours alors que l’indice des valeurs a doublé durant le dernier été. Du jamais vu depuis des années, signe avant-coureur d’une catastrophe prévisible et d’un terrible engrenage à venir.
Les actionnaires, dont la plupart ont acheté à crédit, sont tenus de rembourser à tout moment à leurs prêteurs. Un premier vent de panique souffle donc sur Wall Street, qui s’amplifie au cours des prochains jours. Le mercredi 23 octobre, deux millions d’actions sont vendues. Une pacotille par rapport aux treize millions de titres mises en vente le lendemain sur le marché. Le « Jeudi noir » met à bas dix années de prospérité que les Américains ont crû irréversible. Les banques tentent bien d’intervenir pour maintenir les cours. Elles y parviennent les jours suivants en rachetant massivement des actions. Trop tard cependant ! Le mardi suivant, la vente d’actions s’élève à seize millions. La folie s’empare de l’Amérique. On parle de suicides dans le milieu des traders et des banquiers. Le Dow Jones qui a perdu 22% le jeudi 24 octobre perd encore 13% le 28 et 12% le 29. Les actionnaires, ruinés, se précipitent vers leurs banques pour vider leurs comptes, entraînant la faillite de six cents établissements bancaires pour la seule année 1929. Un chiffre qui quadruplera en 1931. Des millions d’épargnants sont ruinés. Le pouvoir d’achat s’effondre. La production baisse. Impactées, les entreprises licencient ou ferment leurs portes. De quatre millions en 1930, le nombre de chômeurs passe à douze millions en 1932.
A la faillite du système bancaire et à la baisse de 30% de la production s’ajoute l’effondrement de 60% de la production agricole. L’état américain n’a pas la possibilité d’intervenir immédiatement. Acculées, les banques américaines rapatrient leurs capitaux investis, notamment en Europe et au Canada. Plusieurs pays, dont l’Allemagne et la Pologne, sont fortement dépendants des capitaux américains. Les états adoptent alors des mesures protectionnistes dont la conséquence est la chute des deux tiers du commerce mondial. Par contrecoup, des entreprises ferment. Fin 1932, le chômage touche trente millions de personnes dans le monde. Un malaise social s’installe, prélude à l’arrivée de pouvoirs totalitaires comme en Allemagne.
La France, protégée au début par l’indépendance de son système bancaire et par une monnaie forte, est sérieusement touchée à partir de 1932. La dévaluation des monnaies étrangères – notamment de la livre-sterling – est un mauvais coup pour le pays qui voit augmenter son déficit commercial. Frappées par la baisse des exportations, des entreprises licencient. Entre mars 1933 et mars 1934, le nombre de chômeurs passe de 400 000 personnes à 1,2 millions.
Aux Etats-Unis, à la faveur des élections de 1933, le démocrate Roosevelt arrive au pouvoir avec un programme économique nouveau, le New Deal. Au « laisser-faire, laisser-aller » des républicains, il répond par une série de lois telles que le contrôle de la Bourse, des salaires minimaux, des conditions de travail plus égales, des aides publiques et surtout par une politique de grands travaux susceptible de faire baisser le chômage et de relancer la consommation. Si le chômage est en baisse, il demeure encore élevé, passant de 17% en 1936 à 14,3% en 1937 puis à 19% en 1938, une hausse qui s’explique par la limitation des dépenses de l’état afin de stopper le déficit américain.
Comble de malheur, une grande sécheresse touche l’agriculture qui fait suite à la dépression intervenue au début des années 20. Des familles rurales entières sont jetées sur les chemins de l’exode. Des images de misère et de désespoir que Steinbeck a restitué dans « Les raisins de la colère » : « Un homme, une famille chassés de leur terre ; cette vieille auto rouillée qui brimbale sur la route dans la direction de l’Ouest. J’ai perdu ma terre. Il a suffi d’un seul tracteur pour me prendre ma terre. Je suis seul et je suis désorienté. Et une nuit une famille campe dans un fossé et une autre famille s’amène et les tentes se dressent. Les deux hommes s’accroupissent sur leurs talons et les femmes et les enfants écoutent. Tel est le noeud… »
Pour enrayer la chute des prix, notamment agricole, un programme de destruction des produits et l’incitation à moins produire est mis en place. Des stocks de blé, de maïs, de viande sont supprimés alors que des millions d’Américains souffrent de la faim. « … Des hommes armés de lances d’arrosage, écrit Steinbeck, aspergent de pétrole les tas d’oranges, et ces hommes sont furieux d’avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. Un million d’affamés ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées. Et l’odeur de pourriture envahit la contrée. On brûle du café dans les chaudières. On brûle le maïs pour se chauffer – le maïs fait du bon feu. On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher. On saigne les cochons et on les enterre, et la pourriture s’infiltre dans le sol. Il y a là un crime si monstrueux qu’il dépasse l’entendement. Il y a là une souffrance telle qu’elle ne saurait être symbolisée par des larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu’elle annihile toutes les réussites antérieures. Un sol fertile, des files interminables d’arbres aux troncs robustes, et des fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice. Et les coroners inscrivent sur les constats de décès : mort due à la sous-nutrition – et tout cela parce que la nourriture pourrit, parce qu’il faut la pousser à pourrir. Les gens s’en viennent armés d’épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent ; ils s’amènent dans de vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosées de pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant ; ils écoutent les hurlements des porcs qu’on saigne dans un fossé et qu’on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d’oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide ; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. »
Ouvriers et classe moyenne sont également touchés, cherchant par tous les moyens à survivre. Ainsi, des « marathons de la danse » sont organisés dans plusieurs villes américaines où des couples tournent autour d’une piste jusqu’à l’épuisement pour simplement manger et toucher la prime en cas de victoire. Une épreuve parfaitement reproduite par le film de Sidney Pollack, « On achève bien les chevaux », réalisé en 1969 où Jane Fonda et Michaël Sarrazin montrent à la fois le désespoir et la révolte de ceux qui sont tombés dans la déchéance sous le regard voyeur des spectateurs.
La crise de 29 aura des conséquences à plus long terme. L’échec du libéralisme économique entraîne dans plusieurs pays l’échec du libéralisme politique à l’exemple de la France du Front populaire en 1936. Des boucs-émissaires sont montrés du doigt. Juifs et étrangers font partie du registre xénophobe des partis d’extrême-droite dont plusieurs arrivent au pouvoir par les élections ou par un coup d’état. Surtout, les populations ont perdu confiance, entraînant un bouleversement social et politique qui trouvera sa conclusion dans la Seconde Guerre mondiale. Les Etats-Unis, avec l’effort de guerre, retrouvent alors leur niveau de 1928. La production augmente tandis que le chômage baisse. La crise est passée mais à quel prix ! Sans aucune garantie qu’elle ne se renouvelle !
En 2008, la bulle immobilière qui fait suite à la bulle spéculative boursière des années 1990, rendue possible par une politique de crédit facile, provoque une crise d’une ampleur mondiale que l’on compare à celle de 1929. La banque Lehmans Brothers s’effondre. L’intervention des états pour sauver le système bancaire en le renflouant entraîne un gonflement de la dette publique, la montée du chômage et une crise sociale qui contribue à la montée du racisme et du protectionnisme.
Comme le retour du loup, la peur d’un nouveau « Jeudi noir » hante toujours les populations !


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