24 avril 1955. Bandung. « La levée d’écrou » du Tiers-Monde

L’expression « tiers-monde » n’est plus guère employée de nos jours, ne correspondant plus à la géopolitique du début de XXIe siècle. Depuis de nombreuses années d’ailleurs, les manuels scolaires lui ont préféré celui de « pays en développement ». Plus soft ! Plus diplomatique sans doute pour cacher la pauvreté et les inégalités qui frappent encore de nombreux pays de la planète. Si les termes changent, les problèmes persistent !

A l’origine, le tiers-monde n’a existé que par la guerre froide opposant les Etats-Unis et ses alliés occidentaux au bloc communiste dirigé d’une main de fer et doublé d’un rideau du même métal de l’Union soviétique. D’un côté, donc, l’O.T.A.N. créé en 1949 et regroupant 11 pays ; de l’autre, en riposte, le pacte de Varsovie, né le 14 mai 1955, quatre jours après l’adhésion de la R.F.A. au pacte Atlantique.

L’appellation « tiers-monde » voit le jour le 14 août 1952 quand le démographe français Alfred Sauvy l’emploie dans un article de France Observateur intitulé « Trois mondes, une planète ». « Nous parlons volontiers, écrit-il, des deux mondes en présence de leurs guerres possibles de leur coexistence, etc., oubliant trop souvent qu’il en existe un troisième, le plus important et en somme le premier dans la chronologie… Ce Tiers-Monde ignoré, exploité, méprisé, comme le Tiers-Etat, veut lui aussi être quelque chose. » Référence faite à la fameuse questions-réponses de l’abbé Sieyès en 1789 : « Qu’est-ce que le tiers-état ?… »

Moins de trois années se sont écoulées quand, du 18 au 24 avril 1955, s’ouvre une conférence qui se veut le point de départ de la prise de conscience des pays asiatique et africain et de leur reconnaissance de la part des deux mondes capitaliste et communiste. Ce qui n’exclue en aucune façon que des pays comme Ceylan, la Turquie ou le Pakistan soient ouvertement pro-occidental tandis que d’autres, comme l’Egypte, passent des accords avec l’U.R.S.S.

Plusieurs réunions préparatoires précèdent cette conférence qui doit aboutir à une résolution commune : à New Delhi en 1947 et en 1949 qui voient l’Egypte et l’Ethiopie rejoindre 25 pays d’Asie ; en 1954 à Colombo où est fixée la date et le lieu de rendez-vous. Ce sera au « Palais de l’Indépendance », à Bandung, petite station balnéaire d’altitude située sur l’île de Java, à l’invitation de l’Indonésie. Il est amusant de constater que les grandes questions de l’ordre mondial se déroulent souvent dans des lieux de villégiature (Yalta ; Bandung ; Davos ; Charm el-Cheickh). Le nombre des participants fera sa force. L’entre-soi, sa faiblesse. 29 pays y participent, représentant 1,25 milliard d’habitants. Quinze pays sont asiatiques, neuf du Proche-Orient et six de l’Afrique, la plupart des pays africains étant encore dépendants des puissances coloniales européennes. Seul, le continent latino-américain n’est pas représenté. A ces pays-là s’ajoutent trente mouvements de libération nationale luttant pour l’indépendance de leur pays. En tout et pour tout, mille cinq cents représentants et observateurs venus pour ce que Léopold Sédar Senghor nommera « la levée d’écrou » du tiers-monde. Parmi eux, cinq dirigeants incarnent la volonté d’émancipation et l’esprit de Bandung. Le président invitant, Achmed Sukarno, est le héros de l’indépendance indonésienne. C’est à lui que revient de fixer d’emblée les objectifs de la conférence : « […] Nous tous, j’en ai la certitude, sommes unis par des choses plus importantes que celles qui superficiellement nous divisent ; nous sommes unis, par exemple, par la haine commune du colonialisme, sous quelque forme qu’il apparaisse ; nous sommes unis par la haine du racisme et par la détermination commune de préserver et de stabiliser la paix dans le monde… »

A son côté, l’Indien Jawaharlal Nehru est partisan d’une stricte neutralité vis-à-vis des deux superpuissances. Mais les tensions futures avec la Chine le mèneront à soutenir l’U.R.S.S. dès l’année suivante. Le maréchal Tito est le seul représentant du continent européen. Chef du Parti communiste de Yougoslavie après la victoire sur les Nazis, il a rompu avec l’U.R.S.S. en 1948 pour préserver son pays de la tutelle soviétique. Il vient chercher aides et appuis à Bandung. Gamal Abdel Nasser a pris le pouvoir en Egypte en 1952 après un putsch militaire qui a renversé la monarchie du roi Farouk. Désireux de devenir le leader du monde arabe face aux puissances étrangères (Grande-Bretagne, Etats-Unis et France) qui veulent garder le contrôle du canal de Suez et soutien des Palestiniens face au nouvel état d’Israël, lui-aussi se rapprochera de l’Union soviétique. Enfin, Zhou Enlai, premier ministre de la Chine communiste, joue un rôle central dans le déroulement de la conférence, recherchant toujours un compromis entre les différentes idées émises par les différents pays.

Créer les conditions d’une croissance économique des pays récemment sortis du colonialisme, si possible par une aide réciproque ; créer des industries de transformation dans les pays producteurs afin d’éviter le pillage des ressources par les pays industrialisés tout en encourageant leurs investissements ; interdire toute ingérence étrangère en mettant en avant le droit à l’autodétermination des peuples voulant accéder à l’indépendance ; demeurer à l’écart de la rivalité des deux blocs ; promouvoir la paix mondiale font partie des grands principes de Bandung que Nehru conclue ainsi dans le discours de clôture : « Depuis sept jours nous sommes dans cette belle ville de Bandung, et Bandung a été au cours de cette semaine le point de mire, la capitale, devrais-je dire, de l’Asie et de l’Afrique […]. Vous avez vu le projet de communiqué final que je vous ai lu. Je pense qu’il représente un résultat considérable. Mais j’aimerais plus encore attirer votre attention sur le fait que nous nous sommes rencontrés, vus, liés d’amitié et que nous avons discuté ensemble pour trouver une solution à nos problèmes communs […].
Il y a aujourd’hui un autre esprit en Asie […]. L’Asie n’est plus passive […]. Il n’y a plus d’Asie soumise, elle est vivante, dynamique […]. Nous sommes résolus à n’être d’aucune façon dominés par aucun pays, par aucun continent. Nous ne sommes pas des « béni-oui-oui » qui disent « oui » à n’importe quel pays. Nous sommes des grands pays du monde et voulons vivre libres sans recevoir d’ordres de personne. Nous attachons de l’importance à l’amitié des grandes puissances, mais […], à l’avenir, nous ne coopérerons avec elles que sur un pied d’égalité. C’est pourquoi nous élevons notre voix contre l’hégémonie et le colonialisme dont beaucoup d’entre nous ont souffert pendant longtemps. Et c’est pourquoi nous devons veiller à ce qu’aucune autre forme de domination ne nous menace. Nous voulons être amis avec l’Ouest, avec l’Est, avec tout le monde. Le seul chemin qui mène droit au cœur et à l’âme de l’Asie est celui de la tolérance, de l’amitié et de la coopération. […] Je pense qu’il n’y a rien de plus terrible que l’immense tragédie qu’a vécue l’Afrique depuis quelques siècles […], depuis l’époque où des millions d’Africains ont été expédiés comme esclaves en Amérique ou ailleurs, la moitié d’entre eux mourant dans les galères. Nous devons tous accepter la responsabilité de ce drame, oui tous, même si nous ne sommes pas directement compromis. […] Malheureusement, même aujourd’hui, le drame de l’Afrique est plus grand que celui d’aucun autre continent, tant au point de vue racial que politique. Il appartient à l’Asie d’aider l’Afrique au mieux de ses possibilités, car nous sommes des continents frères. »

Un nouvel état d’esprit naît ainsi à Bandung qui se perpétue en septembre 1961 à Belgrade pour la conférence des pays non alignés, à l’initiative de Tito. Il y est surtout question d’une politique extérieure commune, indépendante des deux blocs alors que la situation internationale s’est encore aggravée le mois précédent avec la construction du mur de Berlin. 25 états se retrouvent à Belgrade pour une déclaration en 27 points. Deux conceptions s’y opposent. Celle défendue par Nehru favorable à une coexistence pacifique entre les deux blocs au sein de laquelle les pays non alignés joueraient le rôle de médiateur, estimant que le processus de décolonisation est terminé : « La décolonisation ? Elle est faite ! Rien ne compte plus que d’empêcher la guerre entre l’Est et l’Ouest ! Qu’est-ce que l’émancipation de quelques peuples, quand l’humanité entière est menacée d’anéantissement ? » Et celle mise en avant par des pays comme Cuba, le Ghana, l’Indonésie… qui estiment que la lutte anticolonialiste n’est pas terminée comme le rappelle le président ghanéen Nkrumah : « … le problème de la paix et de la guerre n’est que le corollaire d’autres problèmes et on ne peut lui trouver de solution définitive à moins d’un effort délibéré, concerté et général pour liquider le colonialisme complètement et de façon définitive ». La conférence de Belgrade débouchera sur un compromis entre les deux tendances. Outre cette question, le mouvement des pays non-alignés invite « tous les pays intéressés à envisager de réunir le plus tôt possible une conférence internationale en vue d’étudier leurs problèmes économiques communs et de réaliser un accord sur les voies et moyens propres à supprimer tous les obstacles à leur développement, et en vue d’examiner et d’arrêter les mesures qui permettent le mieux de réaliser leur développement économique et social ».

L’appartenance au non-alignement s’effilochera rapidement. La Chine, en conflit avec l’Inde, quitte le mouvement la même année. Cuba, asphyxié économiquement par l’embargo américain, se rapproche de l’U.R.S.S. D’autres pays ayant accédé à l’indépendance, deviennent le terrain d’opposition entre les deux superpuissances. Tant en 1976 à Colombo (Sri Lanka) qu’en 1983 à New Delhi ou en septembre 1992 à Jakarta, les pays non alignés tenteront de faire entendre leurs voix dans l’ordre du monde. Sans toutefois être véritablement entendus.

Soixante-deux ans plus tard, que reste-t-il des espoirs suscités à Bandung ? La réponse tient dans l’analyse du journaliste Paul-Marie de la Gorce, paru en 1997 dans Le Monde : « La mode est maintenant au désenchantement et au scepticisme : le Tiers Monde n’aurait résolu aucun de ses problèmes, ni la faim, ni le sous-développement, ni la désunion ; les expériences socialistes y ont tourné en dictatures tropicales et les expériences capitalistes en corruption cosmopolite. »

« Le plus grand coup de tonnerre de l’Histoire depuis la Renaissance » selon Sédar Senghor, n’a guère laissé en héritage qu’une espérance peu concrétisée dans les faits.

0 réponses

Laisser un commentaire

Rejoindre la discussion?
N’hésitez pas à contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.