27 août 1859. Et le pétrole jaillit !
36 métiers. 36 misères. Telle fut la vie d’Edwin Drake jusqu’en 1857. Un stéréotype de l’américain aventurier bourlinguant à travers les Etats-Unis pour faire fortune. Qui ne lui sourit jamais vraiment. Avant de se retrouver Grosjean comme devant à l’approche de la quarantaine. Marié et deux garçons. Les poches vides mais un bagout de prédicateur mormon. Qualité déterminante chez notre homme quand, dans un hôtel de New Haven où il a trouvé refuge avec sa seconde épouse, ses deux oreilles tendues, il perçoit une conversation entre deux hommes, ma foi, fort intéressante. De quoi rebondir une fois encore en ces temps de vaches maigres où la chance semble une bonne fois pour toutes l’abandonner. Le premier homme, avocat à New York, se nomme George Bissel. Le second, James Townsend, est banquier. L’alliance du droit et de la finance. Edwin Drake flaire le bon filon. Redingote et chapeau melon, l’air d’un bon père de famille avec ce zeste d’assurance des vieux briscards, Drake se mêle à leur discussion. Le sujet est d’importance. Pas moins que de s’associer pour créer la première compagnie pétrolière, la Rock Oil Company, réalisable grâce à l’apport financier de 300 000 dollars apportés par plusieurs riches partenaires. Le projet est d’extraire du pétrole dans la région de Titusville (Pennsylvanie) qui en regorge. Ils ont reçu l’assurance de la part d’un chimiste, Benjamin Silliman, de la distillation de ce produit. Non pour produire de l’énergie mais bel et bien pour fabriquer des huiles médicamenteuses. Un commerce fructueux à en croire nos deux hommes, « l’huile de pierre » mélangée à de l’eau, de l’huile végétale, des épices et des aromates se vendant au prix fort d’un dollar la fiole.
Avec sa gouaille d’aventurier, Drake leur fait comprendre qu’il est l’homme de la situation. Il connaît bien la région, voyage gratis en tant qu’ancien conducteur de chemin de fer et se dit prêt à acheter des parts dans leur société. Affaire conclue et cochon qui s’en dédit. Poignées de main et sourires de circonstances. A nous Titusville, son pétrole et ses dollars. Voilà donc Edwin Drake affublé du titre pompeux d’agent général de la compagnie. Et, pour faire bonne impression, du grade de « colonel ». De quoi en jeter à la figure des autochtones !
Titusville justement. Une bourgade de bûcherons de 125 habitants. Des types rudes, un tantinet sauvages, adeptes du coup de poing pour régler leurs différents et à qui on ne la fait pas. L’existence du pétrole est connue dans la région. Il affleure même à la surface du sol et de la rivière. Depuis des lustres, les Indiens Seneca l’utilisent à des fins thérapeutiques. Certes avec des moyens forts rudimentaires consistant à laisser flotter une couverture à la surface de l’eau. Une fois imbibée, il suffit de la retirer puis de la presser pour en extraire le précieux liquide. Une méthode qui fait sourire notre agent général. Lui, c’est de la production qu’il lui faut. En milliers ou millions de barils que son esprit transforme en milliers et millions de dollars. Le rêve américain est à ce prix ! Et à sa portée !
Voilà donc notre homme en ce mois de décembre 1857 à pied d’œuvre à Titusville. L’agent général achète quelques lopins de terre. Il recrute aussi. Quelques hommes forts capables de creuser en profondeur à la manière des chercheurs de sel forant un puits. Pour 1,25 dollar par mètre creusé. Toujours ça de pris ! Sans guère de succès que quelques poches de pétrole ! Les mois passent et Drake comprend qu’il lui faut utiliser des moyens autrement performants. D’autant plus que Bissel, Townsend et les actionnaires s’impatientent. Drake demande d’autres moyens financiers qu’on lui accorde. Son idée : construire un derrick en bois, acheter une vielle locomotive à vapeur et commencer à forer. L’idée est judicieuse mais pas suffisamment au point. Les parois du puits s’effondrent. Les gravats bloquent le foret. Avec son ouvrier William Smith dit Uncle Billy – le seul habitant de Titusville qui ait voulu finalement le suivre, les autres ayant trouvé que la plaisanterie avait assez duré et que Drake devait avoir le cerveau un brin ramolli – Drake va pourtant réussir là où tout le monde le voyait échouer. Le tout grâce à une idée lumineuse comme c’est souvent le cas pour les découvertes depuis Archimède et son fameux « Eureka ». Pour éviter tout encombrement du foret par les gravats, il suffit de le glisser dans un tube métallique. Et le tour est joué ! En quelques semaines, le forage atteint les 20 mètres de profondeur. Mais pas une goutte de pétrole ! Patatras ! Bissel et Townsend signifient à Drake d’arrêter les frais. Tête de mule avec des finances à sec, Drake continue. Descend encore d’un mètre. Nous sommes le samedi 27 août 1859. En fin de journée. Drake et Uncle Billy n’en peuvent plus de suer sous cette canicule. Ils reviendront travailler lundi. Un espoir tout de même. Le foret est brusquement descendu de plusieurs dizaines de centimètres. Une crevasse. Qui sait si…
Uncle Billy est un type consciencieux. Pas du genre à perdre son temps au comptoir du saloon ou se pencher sur un prie-Dieu à l’heure de la messe. Aussi, en ce jour du Seigneur, prend-il la précaution de venir vérifier l’état de leur installation. Hasard ? Intuition ? L’Histoire reste muette à ce propos. Toujours est-il que sa surprise est totale. Le pétrole est remonté à la surface et a inondé le derrick. On imagine Uncle Billy rouler ses grands yeux, prononcer quelques jurons bien sentis puis se précipiter chez Edwin Drake lui annoncer l’incroyable nouvelle.
Arrêtons-nous cependant un instant sur cette date devenue symbolique de la découverte du pétrole et remontons le temps pour nous apercevoir que l’or noir est connu et utilisé depuis des lustres. Pour la momification chez les Egyptiens. Comme cosmétiques en Mésopotamie. En Chine aussi et du côté de Bakou, visité par Marco Polo en 1254. Bakou qui deviendra bien des siècles plus tard un grand centre pétrolier où se déroulera le premier forage en 1854 par l’ingénieur Semyonov. Soit cinq années avant Drake. Quand on vous dit que la date est purement symbolique et que l’Histoire peut parfois être cruelle avec certains.
Les deux hommes pompent dare-dare cette production miraculeuse à raison de 10 barils par jour. C’est peu mais c’est déjà un début. Du coup, la nouvelle se répand comme une trainée de poudre dans la région. Ce qui, avec le pétrole, représente, ma foi, un certain danger. Drake avertit ses associés. Mais oublie, le malheureux, de faire breveter son invention. Du coup, Titusville devient le nouvel eldorado de l’Amérique. Prospecteurs, aventuriers, prostituées, voleurs et escrocs en tout genre se précipitent pour se partager le gâteau. S’il le faut à coups de poing ou de revolver. Ce qui n’était qu’un petit village voit sa population multiplier par 20. Le prix du terrain s’envole. Plus de 50 fois le prix. Fleuris de centaines de derricks poussant comme des champignons. « Ici, le pétrole est partout : dans les rues, dans les maisons, sur les vêtements et les bottes, s’enthousiasme un journalisme. L’air sent le pétrole, les gens sentent le pétrole, les animaux sentent le pétrole. Tout pue le pétrole ! »
Mais voilà ! Revers de la médaille. Les règles de l’économie – celle de l’offre et de la demande – sont impitoyables au pays de l’Uncle Billy. De 2000 barils en 1859, la production flambe à 3 millions en 1861. Le prix du baril s’effondre, passant de 20 dollars à 20 cents. Faillite de centaines de petits producteurs. Drake n’échappe pas à la ruine. Ses associés vendent leurs actions avant qu’elles ne s’effondrent. Bissel rebondira plus tard en s’associant à la New-Jersey Oil Company. Le souffle de la richesse a juste effleuré le visage d’Edwin Drake. Fin de l’aventure. L’homme qui a fait jaillir aux Etats-Unis le pétrole des entrailles terrestres ne vivra plus que chichement grâce à une pension annuelle de 1500 dollars accordée par l’Etat de Pennsylvanie pour service rendu à la Nation. Et au capitalisme ! Car la saga du roi-pétrole ne fait que commencer !
En attendant, une invention vient concurrencer le pétrole. Le 22 octobre 1879, Thomas Edison fait jaillir l’électricité d’une ampoule. Une nouvelle énergie est née ! Bien plus propre et commode que l’or noir ! Fi de la lampe à pétrole donc. Un rude coup pour cet hydrocarbure qui rebondit grâce à une nouvelle invention : l’automobile.
Le temps est venu des grandes compagnies. Les Rockefeller aux Etats-Unis créent la Standard Oil. En Russie, la famille Nobel se lance dans la prospection avant de laisser la place aux Rothschild. La Royal Dutch et Shell se forgent des empires en assurant production, raffinage, transport et vente.
Le choix du tout-pétrole qui coïncide avec la baisse de la production du charbon dans les pays occidentaux montre à quel point cette énergie non-renouvelable est devenue un enjeu planétaire, un moyen de puissance et une source de conflits attisés par le conflit israélo-palestinien débouchant sur la création de l’OPEP et sur la crise politico-économique de 1973. D’autres suivront avec la guerre irako-iranienne, l’invasion du Koweït puis de l’Irak jusqu’à la prise par le groupe Etat islamique des zones pétrolières, source de financement.
Quel avenir pour le pétrole à l’aube du XXIe siècle ? Aujourd’hui, les réserves de pétrole brut sont estimées à 180 milliards de tonnes équivalent pétrole offrant une cinquantaine d’années de production. Mais d’autres réserves peuvent encore être découvertes. La fin du pétrole n’est donc pas encore pour demain. Mais, déjà, d’autres sources d’énergies alternatives sont susceptibles de réaliser cette transition énergétique.


Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !