A l’auberge du « mauvais rêve »

En Ardèche, les auberges ont décidemment une bien sinistre réputation. Au XIXe siècle s’entend ! Celle de Peyrebeille, au nord du département, demeure dans toutes les mémoires, immortalisée par le film « L’auberge rouge ». Le couple Martin et leur fidèle domestique Rochette y trucidaient les malheureux voyageurs égarés la nuit avant de faire disparaître leurs corps. L’affaire, amplifiée par la rumeur et la vindicte populaire, fera grand bruit et conduira les trois accusés à l’échafaud, dressé devant l’auberge aujourd’hui encore dans son jus. Frayeur garantie !

Beaucoup moins connue mais toute aussi mystérieuse est l’histoire, située plus au sud de l’Ardèche, à Vals plus précisément, d’un crime dont l’épilogue se révèle unique par la révélation qui en est faite.

En cette année 1888, il est alors question dans tout le pays de Vals, de la disparition de l’avocat Me Victor Arnaud que la rumeur populaire estime avoir été victime d’un assassinat. « Me Arnaud, révèle un journal local, il y a huit jours, était parti pour une course de quelques kilomètres dans la montagne ; il n’est pas revenu à son hôtel. »

L’enquête ne donnait rien. Nul indice et nulle trace du corps jusqu’au jour où une lettre anonyme arrive sur le bureau du juge d’instruction, dénonçant un couple d’aubergistes. Arrêtés sur-le-champ, mari et femme sont interrogés par le magistrat qui, hasard du destin, a invité le tout nouveau substitut du procureur, M. Bérard, à assister à l’interrogatoire.

Quelle n’est pas sa surprise quand, face à lui, il découvre deux visages qui sont loin de lui être inconnus, tant leurs traits se sont incrustés dans sa mémoire.

Trois ans plus tôt. Vals. Jeune magistrat fraîchement émoulu, M. Bérard ne dédaigne pas venir se ressourcer à Vals prendre les eaux comme l’on dit et de profiter de sa villégiature pour découvrir les alentours sauvages de ce coin des Cévennes, bâton en mains et chaussures de randonnée. Ce jour-là, il vient de parcourir une trentaine de kilomètres d’un bon pas quand la nuit le saisit, à plus d’une heure de son hôtel. Par chance, il avise une auberge perdue dans une gorge sauvage dont la masse sombre laisse transpirer un sentiment d’inquiétude, vite chassée par le besoin de se reposer et de trouver un lit pour la nuit. Au mieux, lui servira-t-on quelque chose à boire de chaud et peut-être quelques restes à finir.

De vagues lueurs oscillent derrière les petites fenêtres, comme des yeux en mouvement. Après avoir franchi la porte de la grille et fait gueuler un chien galeux aux dents acérés comme des pointes de fer, le magistrat toque à la porte de l’auberge.

« Entrez donc », lui répond une voix de femme nasillarde.

Dans l’unique pièce, la vieille aubergiste achève de tisonner le feu de la cheminée quand elle se retourne sur le nouveau venu, le perçant de ses yeux froids.

« Il ne fait pas bon courir par ses heures, jeune homme, le toise-t-elle. Nul ne sait les mauvaises rencontres que l’on peut faire. »

Troublé, M. Bérard ne répond pas à la menace. Les superstitions sont encore si enracinées dans les esprits.

« Auriez-vous une chambre pour passer la nuit ? l’interroge-t-il.

-Au galetas, maugrée la bonne femme. Si vous avez de quoi payer. Et ne comptez pas manger un morceau.

Ce faisant, elle se dirige vers le fond de la pièce et écarte un rideau de velours élimé donnant accès à un escalier raide et obscur.

« Le maître n’est pas encore rentré ? questionne M. Bérard un brin inquiet.

« Vous le verrez bien assez tôt, lui réplique-t-elle, laissant trainer derrière elle un rire mauvais.

  1. Bérard sent alors une onde froide lui parcourir tout le corps.

La vieille ouvre la porte de ce qui fait office, ici, de chambre pour les étrangers de passage. Un lit défoncé est recouvert d’une antique couverture aux auréoles douteuses. Près de la fenêtre, un broc fendu repose sur une petite table de toilette faisant face à une armoire boiteuse.

« Faites de beaux rêves », beau Monsieur, grince la vieille en refermant la porte.

  1. Bérard s’aperçoit que la porte ne comporte pas de serrure, comprenant à cet instant qu’il devra avoir l’œil. Il finit quand même par s’endormir, exténué par sa journée.

La suite, c’est M. Goron, directeur de la Sureté générale, en poste à Privas à cette époque, qui la relate dans ses « Mémoires ».

« La nuit, la fatigue, sans doute, lui donna un cauchemar affreux. Il voyait l’aubergiste et sa femme s’approcher de son lit sans qu’il eût la force de se relever et de crier.

« L’homme tenait un grand couteau de cuisine à la main et lui coupait la gorge pendant que la femme, cramponnée à ses bras, l’empêchait de se défendre.

« Quand il ne remua plus, les deux assassins le prirent l’un par les pieds, l’autre par la tête, et le portèrent dans le trou à fumier.

« Il ne se réveilla que sous l’impression douloureuse, plus douloureuse que celle du couteau, du fumier qui pesait sur sa poitrine et l’étouffait.

« Le cauchemar avait été si horrible que le jeune magistrat s’éveilla baigné de sueur, en proie à un trouble nerveux indicible.

« Il s’habilla à la hâte et partit.

Mais en quittant l’auberge où il avait passé une si mauvaise nuit, il regarda longuement l’hôte et sa femme. Et, sans doute sous l’impression du rêve affreux qui l’avait tourmenté, il lui parut que tous deux avaient des têtes de bandits… »

Trois ans plus tard. Privas. M. Bérard vient de reconnaître les deux aubergistes introduits dans le bureau du juge. Ce peut-il, pense le substitut, que mon cauchemar est un rapport avec cette affaire. Aurait-il eu un rêve prémonitoire, cette nuit-là ?

Intrigué, il demande au juge de pouvoir interroger ces derniers qui nient avec  énergie toute implication dans cette disparition. Les deux individus ne bronchent pas aux questions du substitut qui finit par leur décrire la scène du crime.

« Vous êtes les coupables, leur dit-il, et je le sais d’autant mieux que je vous ai vus commettre votre crime. C’est vous, l’homme, qui avez coupé la gorge de la victime avec votre grand couteau, et tous deux vous avez porté le cadavre dans le trou à fumier où il doit être encore !

« Les deux aubergistes, raconte M. Goron, furent pris d’un tremblement nerveux ; il leur semblait sans doute qu’ils voyaient apparaître devant eux le spectre de l’homme qu’ils avaient assassiné ; ils se jetèrent à genoux, éperdus, et avouèrent leur crime. »

Les recherches entreprises sur le lieu du crime confirmeront la vision du magistrat. Par la suite, plus personne n’entendit parler des deux scélérats, la justice ayant scellé leur sort. Quant à M. Bérard, il fera comme député carrière dans la politique, la chose la plus imprévisible qu’il soit !

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