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Antoine de Tounens ou le rêve éveillé d’un règne impossible

Tout est possible… même à « donner sa vie pour des rêves », comme l’écrira Saint-Loup dans son ouvrage « Le Roi blanc des Patagons », paru en 1950.

Folie insensée ? Tragi-comédie ? Pulsions de l’imaginaire soumises à la cruelle réalité des faits ? Visionnaire géopolitique ? Depuis plus d’un siècle, Orélie-Antoine de Tounens ne cesse d’interroger ceux – rares au demeurant – qui ont voulu remonter le cours de son incroyable épopée. Luttant contre vents et marées, de la Dordogne capricieuse aux rivages acérés de la Terre de Feu et de la Patagonie, ce rêveur suiveur de nuages n’eut de cesse de projeter son dessein avant d’en accomplir la tâche, en dépit des sarcasmes, des hochements de tête compatissants et des portes (ministères, prisons ou asile) qui se refermaient sur lui afin que le silence recouvre son obsession.

 

Pour qu’un fils de paysan moyen, né à La Cheyze (Dordogne), le 12 mai 1825, puisse accéder au trône de Patagonie, aux confins de l’Argentine et du Chili, il est nécessaire de nourrir son esprit de rêves et d’ambitions, portant aux tentatives impossibles. A l’isolement de la ferme familiale, entourée de collines barrant toute découverte d’un horizon plus lointain s’offrent dans l’imaginaire du petit Antoine Tounens, des territoires inconnus tracés sur des cartes d’atlas aux noms magiques. L’esprit vagabond du gamin en retiendra deux : la Patagonie et l’Araucanie, là où la terre n’est qu’une résonance du ciel… qu’un vœu de pauvreté… battue par tous les vents et par tous les courants marins se jetant furieusement contre les falaises blanches d’écume. Il en étudie la géographie, l’Histoire, ses peuples et leurs traditions pour finir par se convaincre que lui seul, Antoine Tounens, peut rendre à ses peuples dispersés et sans roi, une indépendance si chèrement acquise au fil de leur Histoire mais en passe d’être perdue face au colonisateur chilien.

Dès lors, l’adolescent n’a plus qu’une seule idée en tête : accomplir sa destinée messianique pour devenir roi de Patagonie et d’Araucanie, rassembleur des peuples mapuches (Araucans), puelches et patagons.

D’abord se créer un personnage ! Le petit notaire besogneux de Périgueux commence par s’acheter une particule… monte à Paris faire part de son titre royal… avant de se faire proprement éconduire par les ministres de Napoléon III. En 1857, il vend sa charge d’avoué après que son frère Jean ait contracté un emprunt de vingt-cinq mille francs afin de lui permettre d’organiser son expédition. Car le temps est venu, pour Antoine de Tounens, de se faire couronner roi.

L’océan franchi, le 28 août 1858, âgé de trente-trois ans, il aborde enfin les côtes chiliennes au port de Coquimbo, à quatre cents kilomètres de Santiago. Reconnaissons-lui cette sagesse d’y demeurer plusieurs mois, apprenant la langue, rédigeant la Constitution de son futur royaume et choisissant les couleurs de son drapeau, bleu, blanc et vert. Alors vient le temps de s’enfoncer en territoire araucan et d’y découvrir la réalité de ses convictions. Et comme tout explorateur qui s’aventure dans des contrées incertaines, Antoine de Tounens bénéficie d’un incroyable concours de circonstances mêlé à une pugnacité qui frise l’inconscience.

 

Deux cent mille Indiens peuplent ce territoire coincé entre le Pacifique et l’immense cordillère des Andes, au sud du rio Bio-Bio. Hostile, l’Araucanie l’est doublement : par sa géographie et son climat d’abord ; par ses habitants, ensuite, qui illustrent leur fierté d’indépendance par les combats que leurs ancêtres ont menés contre les conquistadors espagnols et les troupes chiliennes. Reste qu’au fond d’eux-mêmes persiste le mythe de l’homme blanc venu de la mer les sauver. Ce que Cortès ou Pizarro ont fini par accomplir en soumettant Aztèques et Incas avec une armée de pacotille, lui, Antoine de Tounens peut y parvenir. Au cœur de tribus divisées, il lui suffit d’user de son charisme lié à un réel talent d’orateur pour convaincre le cacique Quilapàn qu’il est le sauveur de son peuple et par là même le roi d’un nouveau royaume étendu du 42° sud au cap Horn. Ainsi naît, le 20 novembre 1860, dans l’anonymat de ces terres lointaines, Orélie-Antoine Ier, roi de Patagonie et d’Araucanie, le seul capable aux yeux des Mapuches de les guider vers la victoire. Le souverain a tout prévu : les couleurs du drapeau ; un gouvernement sorti tout droit de ses rêves ; une monnaie et une devise royale (Justice et Paix). Son destin est en marche. Il ne lui reste plus qu’à l’annoncer au monde entier. Mission accomplie quelques semaines plus tard, à Valparaiso, devant une presse médusée qui découvre cet homme aux longs cheveux noirs frisés et à la barbe foisonnante venu proclamer l’annexion de ce territoire en son nom et la constitution d’une monarchie dont il se dit le garant. Mieux encore, pensant à son pays, il sollicite le soutien du gouvernement français pour financer les projets de développement de son Etat, notamment la création d’une ligne de vapeurs entre Bordeaux et son royaume.

 

De ces entrevues, Orélie-Antoine Ier ne retirera qu’incompréhension et dépit. Insuffisamment tout de même pour le faire renoncer à son entreprise. Revenu sur ses terres, il entreprend de soulever les Mapuches, leur promettant des armes et l’aide de puissances extérieures. Amusé au départ par celui qu’elles considèrent comme un illuminé peu dangereux, les autorités chiliennes s’inquiètent désormais des troubles qui agitent cette région dont elles estiment détenir le droit d’annexion.

Treize mois ont passé depuis la proclamation de son royaume quand Orélie-Antoine Ier est arrêté, le 5 janvier 1862. Jugé comme un vulgaire criminel, il est condamné à mort et jeté dans un cachot sordide. Mais le roi déchu, bien que tombé malade, ne perd pas ses illusions et rédige l’ordre de succession au trône. Le Roi est mort ! Vive le Roi ! Pas tout a fait encore… Inquiet de son ressortissant farfelu, le consul de France au Chili Cazotte sollicite du gouvernement chilien sa libération, promettant de le faire renoncer à son trône et de le rapatrier en France où il débarque au mois de novembre 1862.

Tout autre qu’Antoine de Tounens aurait regagné ses pénates, contrit mais soulagé d’avoir échappé à un sort peu enviable. Que nenni ! Se considérant à Paris comme un roi en exil, il n’a de cesse d’arpenter les couloirs des ministères, sollicitant leur aide pour retrouver son trône et faire miroiter à la France du Second Empire « d’apporter toute sa prépondérance dans cette partie de l’Amérique du Sud ». En vain lance-t-il un « Appel à la Nation française » ! Sorti de la franc-maçonnerie où il n’a pas trouvé guère plus de soutiens, Orélie-Antoine Ier  s’en vient quérir, bien malgré elle, l’aide de sa famille périgourdine, notamment celle de son frère, héritier de la propriété, qui lui fournit les fonds nécessaires pour entreprendre un second voyage. Une souscription en faveur de son projet est même lancée en 1866, preuve que le personnage n’a rien abdiqué.

Sept ans se sont écoulés depuis son départ d’Araucanie mais l’ambition d’Orélie-Antoine Ier ne s’est pas évanouie dans les dédales de la médisance et des chausse-trappes. Avec quelques aventuriers dont un certain Planchu qu’il a fini par convaincre, persona non grata au Chili s’il s’avisait d’y retourner, le roi sans trône décide de passer par l’Argentine et le territoire patagon pour regagner sa terre. Les Mapuches, qui se battent toujours pour préserver leur indépendance, ne l’ont pas oublié mais lui rappellent ses promesses. Car, au-delà des mots et des ors de la toute jeune monarchie araucane, il leur faut des armes pour pouvoir lutter. Une exigence à laquelle leur roi ne peut guère répondre sauf de faire croire à ses sujets, de plus en plus sceptiques sur ses capacités à les mener au combat, qu’un navire français rempli d’armes, le d’Entrecastaux, fait route vers la côte Pacifique. Fadaise ! Les armes n’arriveront jamais et Orélie-Antoine Ier devra précipitamment quitter son royaume, en 1871, quelques mois seulement après son arrivée, sa tête ayant été mise à prix par le gouvernement chilien.

En France, l’Empire a cédé les rênes du pouvoir à la République. Pour un monarque déchu, l’espoir est maigre d’être enfin reconnu. Pourtant, Orélie-Antoine Ier ne renonce pas. Trop tard pour redevenir Antoine de Tounens, il fonde l’Ordre royal de la couronne d’acier auquel s’associe le poète François Coppée, crée une Société de la Nouvelle France qui s’effondre en bourse dès les premiers jours et publie un bulletin où il propose aux jeunes filles à marier d’immigrer vers la Patagonie. Mettant encore une fois à mal les finances de sa famille, il tente par deux fois de regagner son royaume. En 1874, circulant sous une fausse identité au nom de Juan Pratt, il est reconnu par un colonel argentin qui le dénonce aux autorités de son pays sans qu’il ait pu revoir son royaume. Emprisonné quelques jours, Orélie-Antoine Ier est rapatrié en France par les soins de l’ambassade.

1876 sera l’année de son dernier voyage. L’Argentine vend à l’immigration européenne ses immenses terres prises aux Indiens. Une honte pour lui qui n’a pas su défendre ses sujets. Le désespoir le guette. Opéré d’une occlusion intestinale, ruiné, le roi sans terre échappe à la mort et revient en France. Une dernière souscription échouera. Il retourne alors sur sa terre périgourdine pour y finir ses jours, recueilli par le fils de son frère Jean et en proie à la condescendance de ses compatriotes. Il meurt le 17 septembre 1878 à Tourtoirac non sans avoir demandé au curé de sa paroisse de prononcer « Le roi est mort ! » dès lors que ses yeux se seront à jamais refermés. Sur sa tombe, il avait préalablement fait inscrire : « Ci-gît Orélie-Antoine Ier, roi de Patagonie décédé le 17 décembre 1878 ».

Ainsi prenait fin, dans l’anonymat de la campagne périgourdine, la vie d’un homme qui « méritait mieux que les railleries dont on l’a poursuivi ». Mort, il n’était plus le Français fou qui rêvait d’être roi. Il devenait un être hors du commun, qui avait voulu faire de son rêve, une réalité ! Qu’il sache, que dans l’éternité où il cherche encore un royaume, son nom est désormais associé, sur Terre, à la Patagonie !

Des preuves ? Son neveu, Mgr Adrien-Jean de Tounens hérita du titre avant de le confier à Achille Laviarde, en 1882 sous le titre d’Achille Ier.

Bien plus tard, en 1950, l’écrivain Saint-Loup lui consacra un premier ouvrage, « Le Roi blanc des Patagons », suivi en 1981, du livre qui le fit définitivement basculer dans la postérité « Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie », sous la plume de Jean Raspail, cette œuvre étant adaptée à la télévision en 1990. Antoine de Tounens pouvait enfin rire de ceux qui l’avaient rejeté et dont les noms s’étaient depuis longtemps évanouis à la différence du sien.

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