Charles Fossez. Le vendeur de vent

Charles Fossez n’en peut plus. La maladie – une polyoradiculonévrite – qui ronge son corps a fini par atteindre son moral. Déjà, voici un mois, il a tenté de mettre fin à ses jours. Mais son entreprise a échoué. Ce 12 décembre 1952, le calme règne dans son appartement parisien du 37, rue Ballu, dans le IXe arr. Dans la chambre qu’il occupe seul, il se saisit d’une corde et d’un fil électrique qu’il a récupéré dans une boîte à outils. Le câble accroché à la porte, il glisse calmement sa tête dans le nœud coulant de la corde et se laisse aller. Quelques instants suffisent pour faire passer Charles Fossez de vie à trépas. Se rappelant les recommandations de Pierre Dac qui l’avait si souvent brocardé sur scène (« il faut se suicider jeune quand on veut profiter de la mort »), l’ex-fakir birman vient d’enfoncer définitivement le clou de sa vie. La seule fois, sans doute, où il a su prévoir l’avenir sans se tromper, faisant sien l’adage que l’on est jamais mieux servi que par soi-même.

Huit ans plus tôt. Paris vient d’être libéré ! Dans son logement, rue de Berne, Charles Fossez a vécu la guerre comme une pénitence. Faire du business, c’est son affaire ! Pour autant, il ne s’est pas fourvoyé dans les combines sordides du marché noir et des rapports obscurs avec l’occupant. Mais avec le vent de liberté qui souffle désormais sur la France, il sait que ce sont les hommes entreprenants qui se feront une place au soleil. Et de l’imagination, Charles Fossez en a à revendre ! Une imagination qui lui a causé quelques années plus tôt un bien mauvais tour après lui avoir offert gloire et fortune ! En ressortant son imposant carnet d’adresses, Charles Fossez sourit ! Toute sa vie tient dans ces noms de personnes et de lieux. Un précieux héritage qu’il est bien décidé à faire fructifier.

Son incroyable aventure débute en 1932. Le 15 janvier exactement. Celui qui n’était encore, quelques jours plus tôt, qu’un simple vendeur des Galeries Lafayette à Saint-Etienne, débarque gare de Lyon à Paris avec l’idée bien arrêtée de faire fortune dans la capitale. Pour y parvenir, il n’a guère les moyens  de ses ambitions. Tout au plus peut-on lui reconnaître une imagination fertile et un sens aigu du commerce. Ce qui est loin d’être négligeable pour mettre Paris à ses pieds. Avec pour seule fortune un bagage et un petit pécule, il s’installe au 14, rue de Berne puis se rend dans les rédactions parisiennes afin qu’elles publient une annonce à la formule lapidaire : « Dans l’ennui, venez à lui ! Le fakir birman, 14, rue de Berne, de 10 heures à 19 heures. » En attendant les premiers pékins qui se présenteront à son domicile, Charles Fossez se donne un côté exotique pour faire bonne figure : turban, barbe en pointe et le regard sombre. Un vrai fakir birman auquel il ne manque que le tapis semé de clous. Mais mieux vaut ne pas trop en faire quand même !

Les jours qui suivent ne sont guère encourageants. Se serait-il trompé sur son propre avenir ? En deux semaines, cinq clients, pas un de plus, ont frappé à sa porte, publicité en mains. Mais la chance sourit toujours aux escrocs de haut vol. Elle se présente sous les traits d’une jeune femme désemparée par l’infidélité supposée de son époux, chef d’orchestre reconnu. Flairant le bon poisson, notre fakir ne manque pas de la questionner sur sa vie, hochant la tête à bon escient avant de prendre son inspiration et, avec la certitude de l’homme qui ne se trompe jamais, lui assène : « Je vois ce dont vous souffrez. Hélas ! votre inquiétude est justifiée, votre mari s’intéresse à une femme brune qui est souvent près de lui et qui exerce une profession artistique. »

Il n’en fallait pas plus à l’épouse trompée pour se précipiter vers le lieu du spectacle et asséner les quatre vérités du fakir à son chef d’orchestre de mari ainsi qu’à la séduisante pianiste brune qui se jetait dans ses bras après avoir été menée à la baguette.

Mais l’époux adultère n’est pas fait de ce bois qui se fend à la moindre scène, fut-elle de jalousie. Ni une, ni deux, il se rend chez son avocat, maître Zavaès, et lui ordonne de s’occuper de ce fakir qui vient de semer la zizanie dans son couple. Voilà notre extralucide au centre d’un procès dont l’issue reste bien incertaine. Aussi ne lésine-t-il pas sur les moyens pour assurer sa défense, engageant le célèbre avocat, maître Valensi. C’est que la partie adverse n’y va pas par quatre chemins, réclamant à l’accusé 3000 francs pour le motif subtil de « trouble de jouissance ».

La ruine aurait pu l’attendre à la sortie du prétoire… ce fut la gloire qui allait s’abattre sur son cabinet après un verdict haut en couleur prononcé par le président du tribunal, Daniel Massé : « Voici le mari semblable à notre père Adam, faible et prompt au péché. Voici son épouse, Eve éternelle, perpétuelle curieuse. Le fakir-serpent se faufile entre eux deux et cause tout le mal… Attendu que Dieu n’a pas cru devoir condamner le serpent, j’agis de même et condamne le chef d’orchestre aux dépens. »

Fort de cet acquittement pur et simple, qui déshonore son adversaire et le confirme dans la justesse de ses prédictions, le fakir birman pressent que la roue est en train de tourner du bon côté et qu’il lui faut profiter de la situation. Déjà, les patientes se pressent plus nombreuses à la porte de son cabinet mais le clou du spectacle reste à venir.

Ce 18 mars 1932, se tient salle Wagram un gala au profit de la société pour la protection de l’enfance contre la tuberculose à laquelle le fakir birman a donné son accord de participation. Le public venu nombreux retient son souffle avant de s’ébahir ou de vouer le saltimbanque aux gémonies. Dans une cage en fer, le fakir birman, qui n’en mène pas large intérieurement, s’est mis en position de medium, attendant qu’un adjoint libère la horde de cent quatorze rats qui vont bientôt envahir la cage, ramper sur ses jambes, son ventre, ses épaules, son visage. L’horreur absolue d’autant plus que nos fringants rongeurs viennent de jeûner durant quarante-huit heures et que la fringale les excite jusqu’au bout de leur queue. Prudent, le fakir birman a quand même prévu de poster trois fox à poils durs à proximité de la cage au cas où il prendrait à nos chers trotte-menu des envies d’évasion. Mais le fox n’est pas du genre à s’extasier devant une cohorte de rongeurs. Les trois cabots ont la dent dure. A leurs vues, ils se précipitent comme des morts-de-faim sur leurs proies, provoquant l’affolement général dans une cage qui commence à tanguer avant de rompre, libérant la troupe des mammifères qui finissent, pour les plus chanceux, par prendre la poudre d’escampette au milieu du public ; pour les autres, entre les dents de leurs meilleurs ennemis. Un coup de théâtre que le fakir n’a pas prévu. Le lendemain, les colonnes des journaux relatent la catastrophe et le courage de ce fakir que rien ne semble effrayer. En route pour la gloire !

Désormais connu, il faut à Charles Fossez enfoncer le clou ! Et le génie est au rendez-vous. « C’était en 1933, se rappelle-t-il. Jusqu’alors ceux qui s’occupaient d’occultisme inséraient quelques lignes dans les journaux ou distribuaient des prospectus : trente lignes et un petit cliché, c’était tout ! Moi, j’ai osé pour la première fois prendre un quart de page dans Gringoire. On m’a dit : “Ca va faire un scandale, un marchand de bonne aventure qui se permet une publicité aussi voyante !”   Alors j’ai répondu que je n’étais pas un marchand comme les autres, que j’étais un marchand de conseils et de thèmes horoscopiques, et que je ne voyais pas pourquoi, pour ma réussite et la propagation de mes idées, je ne pourrais pas faire appel à la publicité dans tous les formats, comme n’importe quel marchand de n’importe quoi… » Il suffisait d’y penser !

Bientôt, le quart de page ne suffit plus… des demi-pages et des pages entières de publicité maintiennent la réputation de ce fakir que le tout-Paris, toujours prompt à s’offrir au vedettariat, s’arrache. Le bougre va même plus loin, inventant un nouveau concept. Pour 150 000 francs, le fakir birman acquiert d’abord sur le Poste Parisien, ensuite dans les pages de L’Intransigeant, le droit de publier son horoscope du jour.

Rue de Berne, une foule continue fait désormais le pied-de-grue devant le cabinet du fakir. Au point qu’il doit s’agrandir et embaucher du personnel pour répondre aux demandes qui lui parviennent de tout l’hexagone. Quelques chiffres donnent la mesure de son étonnant succès et de la crédulité de ses clients. « En février 1932, cite Le Crapouillot, le budget hebdomadaire de la firme birman ne dépassait pas 72 francs par semaine ; en 1935, il atteignait 70 000 francs, près de mille fois plus, et, en 1937, il était de 5 millions et demi par an. » Et, pour s’occuper des vingt à trente sacs postaux qui, quotidiennement, lui parviennent, Charles Fossez a embauché en 1938, au plus fort de sa gloire, soixante-sept secrétaires brassant un demi-million de fiches de clients. Une vrai petite entreprise qui ne connaît pas la crise !

Car, en plus des encarts publicitaires et de son horoscope du jour, le fakir birman s’est trouvé une opération encore plus juteuse pour son petit commerce : la Loterie nationale ! Parmi sa clientèle, nombreux sont ceux ou celles alléchés par la publicité qui est faite autour des quelques heureux gagnants. « Je n’ai pas le pouvoir de vous faire gagner, leur répond-il un brin goguenard, mais je peux vous indiquer les conditions astrologiques favorables à la réalisation d’un gain à la Loterie… » Plus tard, dans ses « Mémoires », il écrira à ce propos : « Je répandis tellement bien l’idée que chacun, en vertu de la numérologie, devait choisir un billet se terminant par tel chiffre particulier que cela donna naissance aux carnets de billets panachés, qui permettaient à chacun de trouver la terminaison de son choix. »

En cinq années, le fakir birman s’est fait une place au soleil qui trouve son apogée en 1937 quand il obtient le monopole de l’organisation de la section des sciences conjecturales lors de l’exposition de Paris. Devenu très populaire, sa personnalité ne manque pas d’être imitée ou brocardée par les chansonniers et les humoristes à la mode. De Maurice Chevalier à Ray Ventura, en passant par Georgius, le fakir est mis en scène : « Moi, j’suis content, content/Je consulte le fakir Birman », raille Pierre Dac dans un sketch mémorable.

Un grain de sable va pourtant gripper la belle machine à prédire. S’enrichir sur la crédulité humaine pousse, en 1939, un hebdomadaire à publier un article au titre assassin : « L’escroc Birman » :

« Nous avons déjà signalé à plusieurs reprises les escroqueries incroyables auxquelles peut se livrer impunément, auprès de pauvres gens, le soi-disant fakir Birman. Sous le couvert de consoler les gens et de leur indiquer l’avenir, il encaisse chaque jour des sommes considérables. Grâce à elles, il peut mener une vie fastueuse dans son hôtel particulier, où, charlatan d’envergure, il vit entouré de domestiques en livrée parmi des tableaux de maîtres, des meubles anciens et des tapisseries de grand prix. Pour éviter que la totalité des sommes qu’il encaisse ne finisse par choquer, il a un compte dans quatre banques de Paris, et, s’il a, au vu et au su de tout le monde, trois voitures, le nombre de ses maîtresses est non moins important.

« Nous savons parfaitement qu’il en entretient quatre sur un pied d’ordinaire réservé aux petites amies des banquiers.

« Bien entendu, le dénommé Birman ne paie au fisc aucune taxe ni impôt pour son scandaleux trafic. (…) Le plus stupéfiant, c’est l’impunité de cet escroc notoire, qui inonde la presse de son argent.

« Nous demandons au procureur de la République ce qu’il attend pour arrêter ce triste personnage. Nous le prévenons que, s’il ne le fait pas, il verra un jour éclater un scandale sans précédent, dont il ne pourra pas dire qu’il l’ignorait, puisque nous le lui signalons depuis plusieurs mois déjà. »

De ce pavé jeté dans la presse, Charles Fossez ne va pas s‘en relever. Après une enquête de police, le fakir Birman se retrouve sur le banc des accusés, inculpé d’escroquerie pour avoir, selon l’article 405, « tenté de s’approprier tout ou partie de la fortune d’autrui ». Le verdict est sans complaisance malgré l’absence de tout plaignant : le fakir Birman est condamné à cesser son activité. Avec la guerre, que du reste il a oublié de prédire, Charles Fossez redevient un simple citoyen qui tente de se faire oublier. Avant de rebondir ! C’est le clou de l’histoire du fakir !

Si la Libération de la France ne signifie pas encore la libération de la femme en dépit du droit de vote qui leur est accordé, Charles Fossez comprend très vite, peut-être avant tout le monde, qu’une nouvelle époque est en train de naître dans laquelle la femme sera désireuse de mettre ses formes en valeur. A Pantin, Marcel Bena fabrique depuis 1926 des tulles élastiques de corsets. L’ex-fakir possède un carnet d’adresses extraordinaire qui va lui permettre de vendre par correspondance. Ensemble, ils créent la marque Barbara, du prénom d’une amie de Charles. Soutien-gorge et culottes vont en peu de temps envahir le marché national de la lingerie française. Charles Fossez n’assistera pas à cette phénoménale ascension d’une entreprise qui possède aujourd’hui plus de sept mille points de vente dans le monde pour un chiffre d’affaires de 35 millions d’euros. « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace… », telle aurait pu être la devise de « cet industriel de l’horoscope » qui vendit du vent à ceux qui respiraient à pleins poumons ses factieuses prophéties.

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