Cosme Ruggieri. Grâces et disgrâces d’un faiseur de destins

Cosme Ruggieri sent ses forces peu à peu l’abandonner. Il n’a pas besoin d’être voyant pour comprendre que sa fin est proche. Dans la nuit, il a enduré les pires souffrances. Désormais, il lui tarde que la mort vienne le chercher. Il la sent s’approcher à pas de loup avant de l’emporter vers cet au-delà inconnu. Une quinte de toux secoue maintenant sa vieille carcasse. Une douleur extraordinaire poignarde sa poitrine au point qu’il manque s’évanouir. Elle s’apaise juste quand trois coups sont frappés à la porte de sa chambre. Il n’a pas le temps d’autoriser l’entrée que le curé de Saint-Médard suivi de trois capucins pénètrent déjà dans la pièce. Cosme Ruggieri comprend aussitôt la teneur de leur visite. Ces quatre envoyés de Dieu viennent lui porter les derniers sacrements. Furieux, avec un effort surhumain qui lui comprime la poitrine, il réussit à s’asseoir avant d’hurler :

  • Sortez tous, fous que vous êtes, il n’y a d’autre diables que les ennemis qui nous tourmentent en ce monde, ni d’autre Dieu que les rois et les princes qui peuvent nous procurer honneur et richesse. »

Prêtre et capucins se signent avant de tourner talons. « La magie est bien l’œuvre du diable, murmure le prêtre une fois le seuil de la maison franchi, et Cosme Ruggieri, ce faiseur de destins, son plus fidèle serviteur. Qu’il crève comme un chien… le peuple fera son affaire de sa dépouille, une fois mort.

Trois jours plus tard, le 28 mars 1615, à peine son dernier souffle rendu, une foule haranguée par le prêtre de Saint-Médard pénètre dans sa demeure, rue du Four (aujourd’hui rue de Vauvilliers), enlève son corps pour le déposer sur une claie avant de le traîner à travers les rues. Déchiqueté, les chairs mises à vif, le visage cabossé, feu l’abbé de Saint-Mahé est jeté à la voirie, livré aux chiens. Triste fin pour celui qui a survécu à sept règnes, deux régences, huit guerres de religion ainsi qu’à une multitude d’intrigues et de complots dont il fut souvent l’initiateur.

Fils du vieux Ruggieri, médecin et devin de Laurent le Magnifique, Cosme  grandit avec la petite Catherine de Médicis, établissant au fil de leur enfance, une relation de confiance qui ne se démentira jamais. Très tôt, victime d’une série de malheurs qui l’a affectée dès sa naissance – la nuit était ce jour-là tombée en plein jour sur Florence – Catherine, craignant d’amers présages, n’a jamais cessé de chercher dans la magie ce que Dieu ne pouvait lui accorder.

Au XVIe siècle, le recours à la voyance étant devenu monnaie courante, des interdictions royales et de l’Eglise tentent bien d’endiguer le flot d’astrologues et de prophètes que tout seigneur a bon ton de posséder. Une ordonnance de 1576 en précise même les termes : « Tout devins et faiseurs de prognostications et almanachs excédans les termes de l’astrologie licite seront punis extraordinairement et corporellement ; défendons à tous imprimeurs et libraires, sur les mêmes peines, d’imprimer ou exposer à la vente aucuns almanachs  ou prognostications que premièrement n’aient esté vus et visités par l’archevêque, évêque ou ceux qu’ils auront députés expressement à cet effet, approuvés par leurs certificats et signés de leurs mains, et qu’il n’y ait permission de nous et de nos juges ordinaires… » (Etats généraux de Blois) En vain !

En 1533, en compagnie d’autres mages et devins, Cosme Ruggieri suit tout naturellement la jeune florentine, âgé de quatorze ans, à la cour de François Ier, conséquence de son mariage avec Henri, second fils du roi de France. Intelligente, usant tour à tour de diplomatie et de perfidie, maniant avec dextérité le mensonge, l’Italienne réussit au fil des années à s’imposer à la Cour, encouragée par les prédictions de son devin dont l’art de la simulation et de la conspiration n’a d’égal que celui de sa protectrice, effaçant peu à peu les mauvais présages de son enfance.

Utilisant tantôt les astres, tantôt les miroirs, tantôt la cruelle pratique de la nécromancie, Cosme Ruggieri n’a de cesse de trouver des réponses aux angoisses de Catherine de Médicis. Déjà, alors que Catherine vient à peine de consommer son mariage, Cosme lui prédit qu’elle deviendra reine de France après la mort du dauphin François. Quatre ans plus tard, en 1537, le dauphin décède, laissant la voie libre à son frère. Mais François Ier étant de constitution robuste, il faut à Henri et Catherine de Médicis patienter dix années supplémentaires pour accéder au pouvoir. Encore a-t-elle craint d’être répudiée pour stérilité, un handicap insurmontable pour qui veut être reine et offrir au royaume une descendance mâle. Qu’à cela ne tienne ! Cosme se transforme en voyant gynécologue, prédisant à Catherine de Médicis qu’elle aura dix enfants. Il lui suffit de patienter, ce qu’elle fera pendant onze ans. Avant de donner à son Henri II une flopée de marmots dont trois accéderont au trône de France (François II, Charles IX et Henri III).

Superstitieuse, Catherine de Médicis consulte ainsi à tour de bras pour connaître son avenir et celui de son époux. Sous son règne, mages et devins ne pointent pas au pôle emploi de la voyance. Le chiffre de trente mille sorciers ou voyants est même cité p our montrer l’ampleur de ce phénomène en France sous son règne. Pour Cosme, cette démultiplication représenteune sérieuse concurrence et une obligation de résultats, notamment face à de sérieux adversaires comme Michel de Nostre-Dame et Luca Gaurico, un devin italien de belle lignée qui s’est attiré les faveurs de la reine en prédisant la mort du roi Henri II en combat singulier, ce qui se déroula le 30 juin 1559.

Bien décidé à ne pas être en reste, Cosme convie Catherine de Médicis au château de Chaumont-sur-Loire, afin de lui révéler, dans le jeu du miroir magique, la durée de règne de ses fils et d’anticiper leurs décès pour assurer leurs successions. Cosme, pour arriver à ses fins, n’hésite pas non plus à pratiquer la nécromancie, faisant couper la tête d’un jeune juif sacrifié afin qu’elle lui révèle la durée de la régence de Catherine sous Charles IX.

Superstitieuse jusqu’au bout des ongles, la reine que son âge ne cesse de perturber, s’inquiète auprès de Cosme pour connaître l’heure de sa mort. En 1572, Catherine de Médicis a entrepris l’édification, près du Louvre, du château des Tuileries, sur la paroisse de Saint-Germain l’Auxerrois. Quand Cosme lui révèle, après avoir fait son horoscope, qu’elle mourra à Saint-Germain, la reine stoppe net tous les travaux et demande à l’architecte du roi de construire le somptueux hôtel de Soissons dans l’aile duquel elle ordonne de bâtir une colonne qui se termine par une coupole d’observation du ciel, preuve de l’intérêt qu’elle porte à l’astrologie. Mais personne ne peut fuir sa propre mort même en s’éloignant du lieu probable de son décès. A peine peut-on en repousser l’échéance fatale. En 1589, Catherine de Médicis est à Blois quand la mort vient la chercher. Le prêtre qui lui apporte l’extrême-onction s’appelle Julien de… Saint-Germain. L’horoscope de Cosme a vu juste.

Etre le voyant préféré de la reine n’est pas forcément, dans les temps troublés des guerres de Religion, une assurance tous risques. A deux reprises, Cosme Ruggieri sent passer le souffle de la répudiation et de la condamnation dont se réjouissent trop tôt ses nombreux ennemis. La première brouille se déroule en 1574 quand Cosme, chargé de surveiller le frère de Charles IX, le duc d’Alençon, est accusé, dans le procès La Mole et Coconas, tous deux favoris du duc, d’avoir attenté par envoûtement à la vie du roi en plantant des aiguilles dans des figurines de cire. Etrangement, la reine ne bronche pas et le laisse condamner aux galères. Toutefois, Cosme n’accomplit jamais sa peine et retourne bientôt à la Cour au point que l’on peut penser à une perfidie de plus entre « la gouvernante de France » et le mage florentin.

La seconde brouille intervient en 1598. Neuf ans que Catherine de Médicis est décédée. Le règne d’Henri IV a débuté en 1589 après l’assassinat d’Henri III. Cosme Ruggieri s’est éloigné de la Cour et continue, à Nantes, à se livrer à des travaux d’envoûtement. Jusqu’au moment où le président du Parlement, de Thou, l’accuse de planter des aiguilles dans des figurines de cire à l’image d’Henri IV. L’affaire est sérieuse pour Cosme lequel, cette fois, ne peut pas compter sur la reine pour le sortir de ce mauvais pas. Mais à la Cour, apprenant cette information, Henri IV ordonne de libérer le mage, se rappelant que Ruggieri, lors de la Saint-Barthélemy, avait intercédé en sa faveur auprès de Catherine de Médicis, affirmant que « cet homme ne troublerait le royaume ».

Cosme retourna donc à la Cour. Jusqu’à sa funeste mort, en 1615, il publie quelques almanachs qui connaissent un grand succès et assoient sa réputation, démontrant toute l’influence exercée par la voyance sur une reine qui gouvernait au présent par anticipation. Faisant de la politique, une science exacte !

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