Dans l’air du temps
L’œuvre du Malin. Voilà comment, en ce début du XIe siècle, les habitants du village de Malmesbury, dans le Wiltshire anglais, qualifient l’étrange phénomène s’étant déroulé quelques heures plus tôt dans l’abbaye voisine. Pour les uns, il est question d’un étrange oiseau aux ailes immenses ayant sauté du haut de la tour ; pour d’autres, la créature possédait un visage d’homme et un corps d’oiseau avant de s’envoler puis de disparaître. En réalité, la créature est faite de chair et d’os mêlée d’une bonne dose d’intelligence et de témérité. On pourrait dire d’inconscience. D’espérance aussi en Dieu si jamais un vent contraire venait à perturber son vol. Mais Dieu ne l’entendit pas de cette oreille. Le brave moine bénédictin, emporté par le vent, s’écrasa lourdement au sol et y laissa ses deux jambes, fracturées.
Depuis la nuit des temps, l’homme qui a appris à nager comme un poisson dans l’eau, ne résiste pas à sa volonté de vaincre les airs. Mais le temps n’est pas encore venu de s’y aventurer soi-même. A quoi rêve l’homme préhistorique qui dessine un hibou tracé dans le calcaire blanc de la grotte de Pont d’Arc en Ardèche, il y a 30000 ans ? Et celui qui figure l’homme-oiseau sur le mur de la grotte de Lascaux, il y a 15000 ans, à quoi pense-t-il ? La mythologie, ce rêve éveillé des poètes de l’Antiquité, n’y déroge pas non plus. Hésiode crée d’abord le cheval ailé Pégase, sorti de la nuque de la Gorgone Méduse, celle-ci ayant fauté avec le Dieu Poséidon. Fruit des « Métamorphoses » d’Ovide, le trop ambitieux Icare, se croyant immortel, à force de téter le soleil voit la cire de ses ailes fondre et s’écraser au sol, faisant de lui le premier accidenté de l’espace. Voici encore la déesse sumérienne Ishtar-Inanna, ailes et pattes de rapace ; Hermès et ses sandales ailées pour fuir son frère Apollon. La mythologie perse et arabe verse plus dans la magie quand il s’agit de voler. Un simple tapis, sorti des Mille et une Nuits, suffit à voyager dans les airs. Autre mythe de l’animal ailé, le dragon, source d’inspiration pour les Chinois qui créent, vers le Ve siècle av. J.-C., le cerf-volant (serpent volant). Et de l’autre côté du Pacifique, les Mayas vénèrent le Quetzalcoatl, mi-oiseau, mi-serpent.
Le premier qui, peut-être, se sent pousser des ailes se nomme Abbas Ibn Firnas, scientifique à la cour andalouse d’Abd al-Rahman. L’intrépide berbère, en 875, n’écoutant que son courage et s’en remettant sans nul doute à Allah, s’élance, âgé de 65 ans, depuis une tour surplombant une vallée. « Il se couvrit de plumes, attacha deux ailes à son corps et, s’élevant, se jeta dans les airs, quand, d’après le témoignage de plusieurs écrivains de confiance qui assistèrent à la représentation, il vola sur une distance considérable, comme s’il avait été un oiseau, mais en atterrissant à l’endroit d’où il avait commencé, son dos était très endommagé, ne sachant pas que les oiseaux atterrissent sur leurs queues, il a oublié de s’en fournir d’une », rappelle neuf siècles plus tard, l’historien Al-Maquarri, faisant de Firnas le premier homme à avoir volé de ses propres ailes.
Mais Archytas de Tarente n’a-t-il pas précédé Ibn Firnas de plusieurs siècles ? C’est ce que nous révèle le grammairien Aulu-Gelle dans ses Nuits Attiques, publiées au IIe siècle ap. J.-C. : « C’est vraisemblablement par un système de contrepoids qu’elle tenait en l’air, et par la pression de l’air enfermé caché à l’intérieur qu’elle avançait. Qu’on me permette sur un fait, ma foi, si peu croyable, de citer Favorinus lui-même : “Archytas de Tarente, à la fois philosophe et mécanicien, fabriqua une colombe en bois qui volait, mais qui, une fois qu’elle s’était posé ne pouvait plus reprendre son essor.” Cette colombe serait donc la première machine volante de l’Histoire ! Composée d’une coque légère contenant la vessie d’un gros animal et placée contre une chaudière étanche. Lorsque la pression de la vapeur ou de l’air dépassait la résistance mécanique du raccord, la colombe s’élançait et poursuivait son vol sur quelques centaines de mètres, sous l’effet de la pression du gaz comprimé éjecté de la vessie.
Mais revenons à notre moine bénédictin de l’abbaye de Malmesbury, Elmer de Malmesbury. Selon le chroniqueur Guillaume de Malmesbury, tiré de son ouvrage De gestis regum Anglorum, « c’était un homme cultivé pour cette époque, d’un très grand âge, qui dans sa prime jeunesse avait tenté un acte d’un courage remarquable. Par certains moyens, je ne sais guère lesquels, il avait attaché des ailes à ses mains et à ses pieds afin que, confondant la légende et la réalité, il puisse voler comme Dédale, et, allant chercher la brise au sommet d’une tour, il vola un peu plus d’un furlong (201,168 m). Mais, agité par la violence du vent et les tourbillons de l’air, ainsi que par la conscience de la témérité de son acte, il tomba, se brisa les deux jambes, il resta boiteux par la suite. Il racontait que la cause de son échec était son oubli de se munir d’une queue. »
Plus tard ! Bien plus tard ! D’autres fous volants s’élanceront au péril de leur vie. Qui ne rêverait pas de planer au-dessus du Bosphore, le temps de quelques secondes ? Assurément Hezarfen Ahmed Celebi que ses compatriotes surnomment « l’homme aux mille sciences » ! Voilà des mois et des mois qu’il construit ses ailes mécaniques capables de le maintenir le plus longtemps en l’air. Ce jour de l’an 1632, il s’élance depuis les 63 mètres de la tour de Galata, embrassant la magnifique Constantinople avant d’atterrir sur une place de la ville. Exploit retentissant qui lui vaut de recevoir un sac d’or de la part du sultan Murad IV agrémenté d’un exil en Algérie, le sultan redoutant un homme « capable de faire tout ce qu’il veut. Ce n’est pas bien, affirme-t-il, de garder de telles personnes. »
Peu après, dans ce siècle de la Renaissance et de la Science, Francisco Lana de Terzi, un père jésuite, passe pour être l’inventeur de l’aérostat, un siècle avant les Montgolfier. En 1670, il publie un ouvrage Podromo dont un des chapitres est consacré à la construction d’un navire qui se soutienne dans l’air et se déplace à l’aide de rames et de voiles. Engin qui restera dans la sphère du rêve comme les machines volantes de Léonard de Vinci.
Besnier ne s’est pas contenté de rêver. Au siècle du Roi-Soleil, ce serrurier de Sablé (Sarthe) fabrique un engin décrit par Le Journal des savants du 16 décembre 1678 : « Cette machine consiste en deux bâtons qui ont à chaque bout un châssis oblong de taffetas, lequel châssis se plie de haut en bas comme des battants de volets brisés. Quand on veut voler on ajuste ces bâtons sur ses épaules, en sorte qu’il y ait deux châssis devant et deux derrière. Les châssis de devant sont remués par les mains, et ceux de derrière par les pieds en tirant une ficelle qui leur est attachée. » D’essai en essai, d’abord debout sur un escabeau puis d’une fenêtre et du grenier de sa maison, il s’élance ensuite depuis une tour du château sans qu’aucun document ne l’atteste vraiment. Quant à sa machine, le serrurier-volant l’aurait vendue à un marchand-ambulant. Ni vu ! Ni connu !
Plus curieux encore est le marquis de Bacqueville ! Un touche-à-tout un brin illuminé ! Collectionneur d’oiseaux, il décide en 1742, alors âgé de 54 ans, de s’élancer depuis le toit terrasse de son hôtel particulier, quai des Théatins à Paris, avec pour but de traverser la Seine et d’atterrir aux Tuileries. Son valet de chambre ayant refusé de le précéder dans sa tentative, muni d’une paire d’ailes, le marquis commence à planer sous les yeux médusés de la foule avant de perdre brusquement de la hauteur pour finir par s’écraser sur un bateau-lavoir, ses jambes fracturées.
D’autres noms pourraient s’ajouter à la longue liste de ces fous-volants : le moine Roger Bacon (XIIIe s.), le jésuite Lourenço de Guzmao (XVIIe s.), l’abbé Desforges, Paul Guidotti…
Tous ont donné à l’aviation ses ailes de noblesse.
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