Diên Biên Phu. Les trois coups du naufrage colonial français
Conçu par l’état-major français pour attirer les combattants vietminh dans un piège, Diên Biên Phu sonne l’hallali de la colonisation française en Indochine.
Mes premiers récits de guerre, je les ai entendus de mon père. La Résistance d’abord, à 17 ans. Puis l’armée de De Lattre jusqu’en Forêt noire pour mettre définitivement à genoux le régime nazi. Ses récits auraient pu s’arrêter là, avec l’armistice et la paix revenue. Ma grand-mère paternelle m’a souvent raconté cet épisode où, croyant enfin le revoir sain et sauf, elle apprit par télégramme que son fils se trouvait à Marseille. En partance. Vers l’Indochine. Engagé pour deux ans dans une guerre coloniale. Eux les libérateurs de la France devenaient les troupes d’occupation d’un peuple désireux d’indépendance. Ne croyant jamais le revoir vivant, elle se précipita vers la cité phocéenne pour l’embrasser une dernière fois.
Je me suis souvent demandé les raisons de son engagement. Un esprit baroudeur ? La découverte des contrées lointaines ? L’esprit de camaraderie développé durant les mois de résistance et de guerre ? Un peu de tout cela sans doute. De cette période qui s’étale de la mi 1945 au 15 octobre 1947, date de son retour à Rodez, il ne me reste que deux photos, une lettre où il exprime son bonheur de revenir et une étoile rouge en papier, pris sur le corps d’un soldat vietminh.
Lui, en fin de compte, en était sorti vivant. A la différence des 59 734 Français qui ne sont pas revenus de ces contrées d’Orient.
Colonialisme et nationalisme
Mon père partit avec le corps expéditionnaire français commandé par le général Leclerc. Le 5 octobre 1945, il arrive à Saïgon, rejoignant des soldats français libérés des camps d’internement japonais. Le Général de Gaulle, soucieux de rétablir la présence française dans la région, avait auparavant déclaré, le 24 mars 1945, la création d’une fédération indochinoise composée du Laos, du Cambodge, de la Cochinchine, d’Annam et du Tonkin.
C’est dans ces conditions que débute la première guerre du Vietnam, qui se terminera par l’encerclement, le 13 mars 1954, de la cuvette de Diên Biên Phu puis par la chute du camp, prélude à une paix qui, pour le Vietnam, ne devait être que de courte durée. L’aventure coloniale française en Indochine se terminait dans le sang, provoquant une nouvelle crise politique sous la IVe République, après un siècle de domination coloniale débutée sous le Second Empire.
Une guerre idéologique
La guerre d’Indochine se déroule en deux phases bien distinctes. La première, politique, court de 1946 à 1950 ; la seconde, militaire, se termine en mai 1954 par la chute de Diên Biên Phu. Huit ans de négociations et d’affrontements qui sonnent le glas de la présence française en Indochine.
Sur fond de guerre d’indépendance, c’est bien une guerre idéologique qui est menée en Indochine, conséquence de la guerre froide qui oppose désormais la puissance américaine à la puissance soviétique, conjuguée aux nouveaux appétits chinois sur la région depuis la prise du pouvoir par Mao Zhé Dong en 1949 et la faiblesse française laquelle, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, n’a plus les moyens de ses ambitions coloniales passées.
Mis devant le fait accompli par les Alliés lors de la conférence de Postdam, qui sépare l’Indochine en deux zones attribuées à la Chine et à la Grande-Bretagne, la France tente de reprendre politiquement et diplomatiquement la main sur le territoire indochinois alors que le Vietminh d’Hô Chi Minh proclame la République démocratique du Vietnam à Hanoï, le 2 septembre 1945, après avoir obtenu le départ de l’empereur Bao Dai.
Le haut-commissaire français, l’amiral Thierry d’Argenlieu, est envoyé en Indochine en même temps qu’un corps expéditionnaire français. Sa mission, selon la volonté du général de Gaulle : intégrer l’Indochine dans l’Union française, sous la forme d’une large autonomie.
L’accord du 6 mars 1946 entre Hô Chi Minh et le représentant français Sainteny échoue quelques mois plus tard avec le bombardement d’Haïphong par les troupes françaises, provoquant la mort de six milles civils vietnamiens.
La France joue alors la carte de Bao Dai. Le 7 juin 1948, les accords d’Along sont signés entre la France et l’ex-empereur qui font entrer le Vietnam dans l’Union française. Un accord de papier face à la montée en puissance des troupes du Vietminh qui intensifient leurs opérations de guérilla avec le soutien logistique des communistes chinois.
L’Indochine entre dès lors dans la phase militaire alors qu’éclate la guerre de Corée.
Que reste-t-il de Diên Biên Phu ?
Ce que l’on peut voir aujourd’hui de Diên Biên Phu ne correspond nullement à l’idée de ce que l’on s’imagine de ce lieu d’histoire perdu au nord-ouest du Haut-Tonkin, proche de la frontière laotienne, là où 12000 soldats français se rassemblent à l’automne 1953.
L’urbanisation a eu raison des collines qui entourent cette vallée où s’étaient installées les places-fortes françaises. La ville compte aujourd’hui près de 125 000 habitants. Une cité sans relief, loin de ce lieu de mémoire que l’on pourrait attendre de la part des autorités vietnamiennes.
Quand le général de Castries y installe son poste de commandement, la région est habitée par la minorité thai qui nomme le lieu Muong Tènh (« la ville du ciel »). Un nom prédestiné car c’est bien du ciel que les premières unités françaises s’emparent de cette cuvette seulement défendue par un faible contingent vietminh.
La cuvette devenue le bourbier de l’armée française
La France connaît au début des années 1950 quelques succès militaires avec le général De Lattre comme commandant-commissaire. Décédé en 1952, il est remplacé par le général Navarre. En décidant de l’opération Castor, son objectif est d’attirer le gros des troupes vietminh commandées par le général Giap dans la cuvette de Diên Biên Phu.
L’opération débute le 20 novembre 1953. Durant trois jours, parachutistes coloniaux, chasseurs parachutistes et parachutistes vietnamiens sont largués sur cette cuvette de 16 kilomètres sur 9 kilomètres, entourée de collines de 450 à 500 mètres de hauteur. Un site humide, fréquemment inondé, au milieu duquel coule la rivière Nam Youm. Le petit poste installé par le Vietminh n’oppose qu’une faible résistance. Durant plusieurs semaines, la piste d’aviation est réaménagée pour permettre aux avions de ravitailler le site. Plusieurs rangées de barbelés protègent la zone tandis que des fortins sont construits sur les collines, chaque poste portant un prénom féminin.
Comme prévu, l’armée du général Giap converge vers Diên Biên Phu. Mais les forces sont disproportionnées. D’un côté, 10 000 puis 15 700 soldats défendent la cuvette face à un contingent vietminh qui s’élèvera à 70 000 hommes sans compter les 60 000 auxiliaires chargés du ravitaillement, des routes… Même scénario pour le matériel militaire. A dos d’hommes ou d’animaux, en pièces détachées à travers la forêt, les armes sont acheminées jusqu’à Diên Biên Phu.
De plus, le mauvais temps se met de la partie. La pluie ne cesse de tomber, empêchant tout atterrissage et décollage d’avions.
De plus en plus critique après une violente attaque vietminh le 13 mars, la situation se dégrade à partir du 30 mars, connu sous le nom de bataille des cinq collines. La résistance française est héroïque sans pouvoir empêcher chaque colline de tomber l’une après l’autre, provoquant un cessez-le-feu le 7 mai 1954.
Les combats ont duré 57 jours et 57 nuits. Le bilan est terrible. 3420 tués et disparus. 10 300 prisonniers dont 4400 blessés côté français. Côté vietminh, 10 000 morts et 15 000 blessés.
Le 6 juillet 1954, le maréchal Juin déclare : « La chute de Diên Biên Phu a rendu disponible le gros des forces de campagne du Vietminh en même temps qu’elle a surpris ce qui restait des nôtres dans un état de dispersion et d’usure extrême du fait de l’accomplissement des autres tâches du plan Navarre… L’heure n’est plus à la temporisation, quelles que soient les raisons morales et politiques que l’on puisse invoquer. Il faut savoir faire la part du feu… »
Genève. Des accords qui sortent la France du bourbier indochinois
A Diên Biên Phu, les conséquences d’une défaite inédite, dans laquelle la France se trouve la première puissance européenne vaincue par une armée populaire de libération lors d’une bataille rangée, ébranlent la population et la classe politique de la IVe République. Aussi, dès le 26 avril 1954 s’ouvre à Genève une double conférence qui doit régler les conflits de Corée et d’Indochine. 19 nations y participent. Georges Bidault représente la France avant de céder sa place à Pierre Mendès-France, nouveau président du Conseil et ministre des Affaires étrangères après la chute du cabinet Laniel. Trois solutions s’offrent à la France : une intervention des Américains aux côtés des Français. Une négociation directe avec le Vietminh et l’arbitrage d’une conférence internationale, finalement retenue.
Alors que la guerre de Corée ne trouve pas de règlement immédiat, les puissances s’accordent sur l’Indochine, le 21 juillet 1954. Trois mois de discussions qui aboutissent à l’évacuation des troupes françaises ; au partage de l’Indochine en deux états, séparés au 17e parallèle par une zone démilitarisée de 10 kilomètres ; à la reconnaissance de l’autorité du Vietminh au nord et d’un régime pro-occidental au sud, confié à Bao Dai. Cette partition doit aboutir à des élections générales et à un référendum avant le 20 juillet 1956 en vue de réunifier le Vietnam et de choisir démocratiquement le régime désiré par la population.
Des accords dans lesquels la France sauve la face mais dont la leçon ne sera pas retenue quelques mois plus tard avec la guerre d’Algérie. La presse française n’est pas dupe. « Si l’on veut bien ne plus se payer de mots, l’accord du 20 juillet enregistre notre échec et sanctionne nos fautes, écrit le journaliste Sirius dans Le Monde du 22 juillet 1954. Notre mérite est de l’avoir enfin admis tout en réussissant à éviter le pire.
« Nous ne pouvons rester un peuple libre et indépendant, publie la revue L’Esprit que si nous supprimons ce boulet qui de semaine en semaine nous entraîne à plus d’aliénation. »
Des accords loin de satisfaire le régime de Saigon, menacé intérieurement par le Vietminh et qui n’a pas été invité à Genève. Bao Dai demeure peu de temps au pouvoir, remplacé par le chef du gouvernement Ngo Dinh Diem, hostile à des élections et à une réunification pacifique. Porte ouverte dès lors à une seconde guerre entre le Nord communiste soutenu par l’URSS et la Chine et le Sud, qui voit la présence des Etats Unis se renforcer. Une guerre du Vietnam qui s’achèvera en 1976 par la victoire des communistes, la réunification du pays et le départ des Américains, traumatisés par la lente agonie de leur défaite.
Pour la France, les accords de Genève scellent la fin de sa présence en Asie. Aux antipodes de la déclaration du ministre de la Guerre Paul Coste-Floret en 1947 : « J’estime qu’il n’y a plus de problème militaire en Indochine. Le succès de nos armes est complet ! » Une déclaration contredite par le chef d’état-major des forces terrestres, le général Blanc, le 19 décembre 1950 : « Depuis 1945, l’Armée française subit en Indochine une véritable hémorragie. Les pertes sont considérables et constantes. Elles ont atteint actuellement le point de rupture d’équilibre. »
En tout, la guerre d’Indochine aura coûté la vie à plus de 93 000 hommes côté français alors que les pertes vietminh sont estimées à près de 500 000 morts. Le coût de la guerre pour la France s’élève à 3000 milliards de francs.
Mais déjà un autre mouvement de libération enflammait une autre colonie française, en Algérie cette fois.


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