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Emile Borel. Le mathématicien engagé

Un cratère sur la lune porte son nom. Ainsi qu’une rue à Paris et un hôpital à Saint-Affrique. Pourtant, celui qui est considéré par ses pairs scientifiques comme l’un des plus grands mathématiciens du XXème siècle ne possède pas la notoriété qui devrait lui être rendue en considération de ses travaux de recherche aussi variés et originaux dans les domaines que dans les résultats obtenus. Sans doute doit-il cet éloignement médiatique à un fort esprit d’indépendance et à la fuite des mondanités, qu’il déteste. Peut-être aussi à un caractère rude et rigoureux, envers lui-même et envers les autres. « Emile Borel, rappelle Paul Ramadier, se défendait contre les curiosités indiscrètes, par un ton volontiers bourru. Il avait la pudeur de son génie et s’enfuyait aux approches. Et cependant son regard le trahissait. Sous la broussaille des sourcils brillait une petite flamme. Elle avait à l’ordinaire une pureté candide, parfois elle s’animait d’une douce malice qui s’arrêtait la plupart du temps avant que de ses lèvres ne filtre la raillerie innocente… »

Dans le domaine de la science mathématique, l’Aveyron s’enorgueillit de trois grandes personnalités. Pierre-Frédéric Sarrus naît comme Emile Borel à Saint-Affrique, en 1798. Enseignant et chercheur de talent, doyen de la chaire de mathématiques de Strasbourg en 1829, à l’âge de 31 ans, ses travaux portent sur le calcul des variations, la mécanique des pièces articulées et sur la résolution des systèmes d’équations. Plus près de nous, Robert Deltheil, né à Villefranche-de-Rouergue en 1890, devient successivement doyen de la faculté des Sciences de Toulouse en 1930 puis recteur des académies de Caen (1936) et de Toulouse (1937). Spécialiste du Calcul différentiel et intégral, il décède en 1972. Entre ces deux hommes se situe Emile Borel.

Evoquer le chercheur ne suffit pas à brosser la personnalité d’un homme qui met avant tout la Science au service de la Nation. Ce qui explique à la fois son engagement politique et la concrétisation de plusieurs réalisations importantes encore aujourd’hui en vigueur.

Le parcours scolaire d’Emile Borel ressemble à un parcours sans faute inégalable. Fils du pasteur de Saint-Affrique, né le 7 janvier 1871, à l’avènement de la IIIème République, il suit les cours de l’école privée protestante jusqu’à douze ans avant d’intégrer successivement le lycée de Montauban, l’école Sainte-Barbe à Paris puis le lycée Louis-le-Grand avec à la clé un premier prix de mathématiques. Si les portes de l’Ecole Polytechnique s’ouvrent toutes grandes à celui qui termine premier du concours d’entrée, c’est à l’Ecole Normale Supérieure qu’il choisit de rentrer, sortant au final major de sa promotion.

Agrégé de mathématiques en 1892, docteur en Sciences mathématiques deux plus tard, il enseigne d’abord à la faculté des Sciences de Lille puis à l’Ecole Normale Supérieure. Spécialiste de l’Analyse mathématique et de la théorie des fonctions sur laquelle il rédige plusieurs articles et ouvrages avant d’obtenir la chaire de la Sorbonne, Emile Borel n’en oublie pas pour autant la vie familiale. Le 12 octobre 1901, le mathématicien épouse la romancière Marguerite Appell qui écrit sous le pseudonyme de Camille Marbo. Fille du mathématicien Paul Appell, elle joue un rôle majeur dans la vie et la carrière d’Emile Borel. Ensemble, ils tiennent un salon littéraire dans leur appartement de la rue Arago (Paris), fréquenté par Marie Curie, Paul Valéry, Henri Bergson, Léon Blum ou Philippe Herriot… En 1906, le couple fonde une revue littéraire et scientifique, « La Revue du Mois ». Le talent littéraire de Camille Marbo est reconnu en 1913 par le prix Femina pour son roman « La statue voilée ». Prix Femina qu’elle présidera ensuite avant de devenir la première femme présidente de la Société des gens de lettres.

La Grande Guerre qui bouleverse la société et les hommes voit agir Emile Borel à la fois comme citoyen engagé comme officier d’artillerie sur le front mais également comme chercheur, notamment dans la mise au point de méthodes de calcul permettant par le son de repérer les tirs des canons ennemis. En effet, Emile Borel a toujours pensé que la défaite de 1870 était due en partie au fait que les chercheurs français, a contrario de leurs collègues allemands, n’avaient pas participé à l’effort de la Défense nationale. Aussi, dès 1914, il est à l’origine de la création d’une Commission supérieure des Inventions. L’hécatombe humaine le marque aussi profondément. « Après la guerre, écrit-il, il me fut impossible de m’habituer à revivre dans la grande maison de la rue d’Ulm où trop de fantômes me guettaient aux détours de longs couloirs… »

Lorsque son ami Paul Painlevé arrive à la présidence du Conseil en 1917, c’est à Emile Borel qu’il confie le poste de secrétaire général de la Présidence, marquant son entrée dans la vie politique.

A l’image de ses études et de ses recherches, l’homme politique grimpe un à un tous les échelons. En 1924, dans la circonscription de Saint-Affrique, il réussit à déboulonner le député sortant Edouard de Castelnau sous l’étiquette radical-socialiste puis indépendant de gauche avant d’emporter la mairie de Saint-Affrique de 1929 à 1941, poste duquel il est destitué par Vichy puis comme conseiller général du canton de Cornus de 1928 à 1941 et de 1945 à 1951. Au niveau national, il est appelé par le président du Conseil Gaston Doumergue pour occuper le ministère de la Marine du 17 avril au 28 novembre 1925. Durant l’Occupation, Emile Borel est arrêté par la Gestapo le 10 octobre 1941 puis libéré après cinq semaines d’emprisonnement à Fresnes, sous la pression de la communauté scientifique. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à aider la Résistance.

Près de trois cents mémoires mathématiques et divers ouvrages composent son œuvre scientifique. « Mes premières recherches scientifiques, écrit-il, ont porté sur la théorie des fonctions et des ensembles, et je pense que mes premiers travaux sur la mesure des ensembles […] ont été ceux dont la répercussion sur le développement des mathématiques contemporaines a été la plus considérable. »

Il s’intéresse aussi à la théorie des probabilités notamment dans le domaine du jeu. Ainsi ironise-t-il « qu’il est tout aussi rationnel de payer pour acheter du risque que de payer pour en éviter », évoquant les assurances. D’autre part, il publie avec André Cheron un livre sur la « Théorie mathématique du bridge à la portée de tous » qui fait encore référence.

Le grand chercheur qu’il est n’hésite pas à ouvrir des voies nouvelles, toujours avec l’idée que la Science doit servir la société et s’ouvrir à elle, contribuant à son émancipation. C’est ainsi que, pragmatique, il est à l’origine en 1922 de la création de l’Institut statistique universitaire. Dans celle également du Centre mondial de recherche de physique mathématique qui voit le jour en 1928 sous le nom d’Institut Henri Poincaré. Enfin, il joue un rôle essentiel avec Jean Perrin dans la constitution du C.N.R.S. pour lequel il fait voter une contribution de l’industrie aux progrès de la Science. Emile Borel écrit : « Celui qui n’a pas de génie et que la chance ne sert point ne doit pas en être rendu responsable et, si pendant dix ou vingt ans, il s’est spécialisé dans une étude abstraite et est devenu impropre à toute autre utilisation sociale que la poursuite de cette étude, il faut que la société qui l’a laissé s’engager dans cette direction, qui l’y a peut-être encouragé, prenne son parti de ce déficit dans son compte d’exploitation et s’en console par les bénéfices énormes qu’elle réalise sur le concurrent plus heureux qui aura découvert le vaccin de la rage ou la télégraphie sans fil. En définitive, c’est Pasteur et Marconi qui payent pour les carrières scientifiques avortées ; cela est juste d’ailleurs, car ils ont bénéficié du travail accumulé par de nombreuses générations de savants, dont beaucoup n’ont même pas eu la récompense de la notoriété. »

Laissons à Paul Ramadier le soin de conclure sur l’homme Emile Borel : « Ce savant voué aux études les plus complexes avait une vue directe des choses, lucide et éloignée de toute complication. »

 A lire :

BROGLIE, Louis de, Notice sur la vie et l’œuvre d’Émile Borel, Paris, Institut de France, 1957

FABRE, Jean, Emile Borel (1871-1956), un célèbre mathématicien aveyronnais, Etudes Aveyronnaises 2016, p. 31 à 48

GUIRALDENQ, Pierre, Émile Borel, 1871-1956. L’espace et le temps d’une vie sur deux siècles », La revue pour l’histoire du CNRS, 2000

PINAULT, Michel, Émile Borel, une carrière intellectuelle sous la IIIème République, L’Harmattan, 2017

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