Frédéric Hermet. L’abbé et la « Religieuse »
« Une personne qui connaissait mon goût pour les antiquités me parla d’une pierre curieuse trouvée depuis quelques années dans la terre, au tènement de Laval, entre le monticule de St Martin et le Fleys, en face du pont jeté sur le ruisseau du Merdanson. Les enfants l’appelaient la religieuse, parce qu’ils croyaient distinguer une guimpe et un chapelet suspendu au cou. “Elle a même des poumons !” disaient-ils dans leur naïf langage.
Je m’empressai d’aller visiter cette fameuse pierre que je rencontrai négligemment allongée sur la lisière d’un champ et couchée sur le dos. Cette pierre était en grés rouge et mesurait 1m20, 0m70 de large et 0m29 d’épaisseur et pesait environ 120 kilos. Sur une face elle portait une image grossièrement taillée ; sur l’autre des lignes parallèles simulaient les plis de vêtements retenus par une ceinture.
Au premier coup d’œil, je fus frappé par cette sculpture très primitive qui par la forme des pieds, des mains, des yeux, me rappelait les deux pierres sculptées que j’avais vues dans mon enfance au Mas-Capelier… »
L’homme qui exprime sa découverte dans cette lettre adressée à la Société des Lettres, Sciences et Arts de l’Aveyron s’appelle Frédéric Hermet. Nous sommes en 1888. Vicaire à Saint-Sernin-sur-Rance, après des études chez les Lazaristes à Paris, âgé de 32 ans et passionné d’archéologie, il vient de retrouver celle qui a marqué son enfance sans l’avoir vraiment oubliée, enfouie dans un petit coin de sa mémoire. « Vers 1866, mon père Auguste Hermet, en défonçant un bois pour planter une vigne, trouva dans la terre deux pierres sculptées de forme ovale, aplaties sur les côtés comme ces galets polies et arrondies aux angles que l’on rencontre sur le bord des rivières. Elles étaient en grès blanc, qualité de pierre que l’on ne trouve pas sur les lieux. Placées l’une près de l’autre, elles étaient d’inégales dimensions et représentaient une figure humaine. On distinguait les yeux, la bouche, les pieds et les mains. Sur le revers de la plus grande une espèce de soleil. […] Il est regrettable que ces pierres aient disparu, emportées par quelque inondation ou employées comme matériaux de construction.
Je fus frappé, comme tous ceux qui étaient présents, de la forme bizarre de ces pierres mystérieuses ; j’allais souvent les visiter avec un sentiment de curiosité mêlé de frayeur. « Qu’est-ce ça peut être ? Qui a fait cela ? Pourquoi l’a-t-on caché dans la terre ? Pourquoi deux pierres blanches dans un terrain rouge ? Tels étaient les problèmes qui s’agitaient dans mon cerveau de dix ans et mettaient mon esprit à la torture.
Une réponse satisfaisante m’aurait délivré d’une pénible préoccupation ; mais personne autour de moi ne pouvait m’éclairer, personne ne songea même à signaler ces pierres à l’attention des savants.
Elles disparurent dans la suite. Seulement le souvenir en resta toujours gravé dans ma mémoire. »
Pourtant, l’abbé Hermet n’est pas le premier à signaler cette étrange statue. Déjà, en 1863, un juge de Saint-Affrique, Foulquier-Lavergne, adresse un semblable courrier à la société savante : « Vous ne serez pas fâché Monsieur le Président de recevoir quelques renseignements sur un petit monument du temps passé découvert à Pousthomy et qui pourrait bien remonter à la période anté-romaine.
Le sol de mon jardin ayant été fouillé et défoncé pour le passage du chemin de grande communication entre Réquista et Roquecezière, a livré les fondements d’un petit édifice formant un carré long, qui devait être une chapelle ou un oratoire.
Les fondements de cet édifice consistent dans des blocs de pierre énormes, qui formaient les premières assises, au nombre desquelles se sont trouvées deux étranges pierres taillées.
Ces pierres ont dû servir à orner le tombeau de quelque personnage gaulois.
On n’y remarque ni lettres, ni inscriptions ; mais on y voit un signe distinctif, gravé en relief, représentant comme une ceinture avec des franges pendantes. La première est brute en bas, ce qui indique qu’elle était destinée à être placée debout, enfoncée dans la terre ; l’autre est taillée de tous côtés, excepté au pied.
Ce qui annonce l’ancienneté de ces pierres, c’est qu’elles ont servi de fondement à un édifice dont l’existence est inconnue à la tradition, et par conséquent, fort ancienne, et qu’avant cette destination, ces pierres avaient servi à un autre usage, car on n’avait pas besoin d’enfouir dans la terre des pierres taillées de cette manière. (…)
Je vous adresse la figure approximative de ces deux pierres. Peut-être pourrez-vous en préciser l’âge et le caractère, et établir ainsi leur acte de naissance. Si ces monuments étaient contemporains des Romains, ils porteraient quelque inscription, quelque nom, quelque figure de saint, quelque inscription, et puis ils seraient taillés moins grossièrement. Je ne serais pas surpris que vous crussiez avec moi que ces pierres mystérieuses ont une existence antérieure à l’invasion romaine.
Si ces blocs ne seraient pas aussi lourds, je les ferais transporter à Rodez, où ils seraient bien placés dans les galeries du Musée (…) »
Il n’y aura pas de suite, laissant la porte ouverte à l’abbé Hermet pour donner un nom à cette énigmatique statue et tenter d’en déceler le mystère. Ainsi, écrit-il dès le départ : « Tout d’abord je la prenais pour une dalle tumulaire portant l’image du défunt, mais l’ayant retournée et voyant que la ceinture et la draperie se continuaient sur le revers, je me convainquis qu’elle était primitivement destinée à être placée debout comme un menhir. Au deux seins arrondis placés au-dessus des bras on reconnaissait aisément une représentation de femme.
Je fus très intrigué par cet ornement en forme d’Y qui descend jusqu’à la ceinture et qui figure peut-être un collier portant une pendeloque ; mais je le fus bien davantage par ces petites cannelures horizontales placées sur le visage, des deux côtés du nez : volontiers je les eusse prises pour des moustaches si la présence des seins ne m’eût averti de leur donner une toute autre signification et ne m’eût fait songer aux plis d’un voile couvrant le bas du visage et la bouche qui n’est pas apparente.
La ressemblance de cette pierre avec les deux du Mas-Capelier me fit soupçonner qu’elle pourrait bien avoir quelque valeur archéologique… »
Une première réponse, émanant du conservateur du Louvre, l’encourage à poursuivre : « Votre pierre aveyronnaise mérite assurément d’être conservée et il faut la mettre dans un musée. Un archéologue en le visitant trouvera peut-être un jour la solution archéologique que soulève cette sculpture… »
Désormais, l’histoire de l’abbé Hermet et celle des statues-menhirs (le terme est employé pour la première fois par Hermet en 1898 dans un article du Bulletin Archéologique sous le titre « Statues-menhirs de l’Aveyron et du Tarn ») se confondent. Entre 1892 et 1912, trente et une statues-menhirs sont répertoriées sur le territoire rouergat.
Ces découvertes attisent la curiosité d’éminents spécialistes tentés d’en accaparer la paternité. C’est le cas du jeune conservateur du muséum de Toulouse, Emile Cartailhac. Bien décidé à ne pas se laisser voler sa trouvaille, l’abbé fait don de trois monolithes à la Société des Lettres de l’Aveyron : « Il faut absolument que ces monolithes restent à Rodez et si M. Cartailhac voulait les emporter, je vous autorise à dire que je ne les ai cédées au musée de Rodez qu’à la condition expresse qu’ils restaient là, et si on prétendait les emporter ailleurs j’en revendique la propriété. »
Nommé en 1894 curé de L’Hospitalet-du-Larzac, l’abbé Hermet s’intéresse alors à un autre site archéologique : celui gallo-romain de La Graufesenque, aux portes de Millau, qu’il fouille sans relâche et auquel il consacre l’ensemble de ses travaux, publiés en 1934 dans un livre référence : « La Graufesenque – Condatomago ».
Considéré comme l’un des archéologues les plus éminents de son temps, âgé de 82 ans, l’abbé Hermet vient se reposer à Rodez où il s’éteint le 4 février 1939, laissant une somme importante de connaissances archéologiques.
Aujourd’hui, près de 150 statues-menhirs sont inventoriées, entre l’Aveyron, le Tarn et l’Hérault. « La Religieuse » de l’abbé est exposée au musée Fenaille, au milieu de ses sœurs. Sans que le mystère soit encore percé de leur utilisation : ancêtres tutélaires, divinités, bornes sur d’anciennes voies de communication, délimitation de terrioires… ?
A lire :
PHILIPPON, Annie, Statues-menhirs, des énigmes de pierre venues du fond des âges, Éditions du Rouergue, 2002


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