Jean de Roquetaillade. Le prisonnier qui délivrait des prophéties

La flamme de la bougie finissait de ronger la cire épandue en minuscules flaques durcies sur le bois vermoulu de son écritoire. Son seul luxe, avec la paillasse de sa cellule. Une austérité à laquelle frère Jean était habitué après tant d’années de claustration. Dans l’obscurité, la paume de sa main effleura le dos du manuscrit sur lequel il venait à l’instant de biffer les dernières corrections. Une façon pour le frère mineur d’exprimer sa satisfaction devant l’œuvre accomplie. Une esquisse de sourire étira doucement ses lèvres. Il songea que si sa chair restait prisonnière, son esprit, lui, demeurait libre. Encore plus avec ce nouveau traité dont ses doigts caressaient lentement chaque page manuscrite : Liber Ostensor quod adesse festinant tempora (Le livre qui montre ce qui va arriver dans les temps proches). Un véritable brûlot prophétique qui critique, comme à son habitude, la corruption de l’église et du pape et annonce de terribles bouleversements qui ébranleront les fondations même de la religion. Un des rares manuscrits de Jean de Roquetaillade à nous être parvenus, la plupart ayant disparu, peut-être brûlé comme hérétiques.

Trente ans plus tôt. L’an 1336. A peine âgé de dix-sept ans, étudiant en théologie, Jean de Roquetaillade se sent comme habité et investi d’une mission. Une voix lui parle qui ne peut être que divine et le transcende. Au fil de ses conversations intérieures, il se convainc de l’urgence qu’il y a à rénover une Eglise corrompue et à nommer un pape réformateur. Combattre le Mal et en prédire les conséquences se substituent alors au silence et à toute allégeance, avec la seule exigence d’être vrai pour faire de sa vie un acte sacré. Quitte à passer entre les fourches caudines de l’Inquisition, prompte à débusquer toute hérésie et à allumer des bûchers expiatoires. On ne badine pas avec l’amour de Dieu !

Boulimique de lecture, Jean de Roquetaillade reçoit à Toulouse une solide formation avant d’entrer au couvent des Franciscains d’Aurillac comme frère mineur. L’homme est curieux et s’intéresse comme bon nombre de ses congénères à l’alchimie mais avec une théorie bien personnelle qu’il exprime vers 1350 en publiant « De consideratione quintae essentiae » (De la Quintessence). « L’alchimie distillatoire, écrit-il, permet d’obtenir un remède souverain pour empêcher toute corruption, et donc toute maladie, et toute dégradation de la matière créée. » Dès lors, il suffit d’interpréter ses écrits pour assimiler les métaux vils à la corruption de l’Eglise et la transmutation en argent ou en or, à la purification qui doit amener les hommes à la vraie Foi.

Entretemps, le frère mineur a eu maille à partie avec sa hiérarchie. Ses prédictions sur la présence de l’Antéchrist qu’il a vu en songe à la Cour de l’Empereur de Chine, annonciateur de la fin des temps ajoutées à ses attaques contre le pape d’Avignon sont arrivées aux oreilles de Guillaume Farinier. En 1344, le ministre de la province d’Aquitaine ordonne qu’il soit emprisonné à Figeac. Un univers carcéral que Jean de Roquetaillade ne quittera plus désormais. Déplacé de prison en prison, le frère parvient à se faire transférer à Avignon où il désire parler au pape Clément VI. Et devant un Consistoire ébahi, peu habitué aux critiques ouvertes, il développe une analyse très fine de la situation politique et religieuse, annonçant une crise de l’Eglise et prédisant la défaite de la France face à l’Angleterre lors de la bataille de Poitiers. De tels propos auraient dû amener Jean de Roquetaillade à la torture. Mais impressionné par l’intelligence de vue de ce jeune franciscain tout autant que par son culot, le pape ne fait que le renvoyer dans sa cellule, charge à lui de mettre par écrit ses prophéties. Ce dont Jean de Roquetaillade ne se prive pas, l’homme maniant aussi bien la plume que le verbe. En 1349, son manuscrit, Liber perfectum secretorum eventuum décrit sans complaisance l’apparition de l’Antéchrist en 1366 et sa défaite quatre ans plus tard. Car, malgré ses conditions de détention, frère Jean reste convaincu que le pape et l’Eglise naviguent à contre-courant de ses visions.

Ses écrits interrogent. En 1351, le cardinal Elie Talleyrand de Périgord qui s’inquiète de l’arrivée de jeunes cardinaux au sein du Consistoire, le convoque pour entendre son analyse de la situation. Une fois de plus, Jean de Roquetaillade ne déroge pas à ses convictions. Fustigeant les richesses de l’Eglise, il annonce que le Monde sera bientôt converti à la Foi par les frères mineurs. Une déclaration qui provoque l’ire du cardinal : « Frère Jean, tu dis que nous devons traverser de grandes tribulations et être chassés et perdre nos richesses et cette gloire temporelle que nous avons. Et que le pouvoir du pape et l’autorité de l’Eglise doivent retourner à certains pauvres de ton ordre : toutes choses qui sont impensables et folles. »

Toutes choses pourtant que le Liber Ostensor puis le Vademecum in tribulation ne cessent de rappeler. Dans le premier, il prédit : « Les tyrans et le peuple hostile attaqueront à l’improviste les prélats de l’Eglise et le clergé, qu’ils dépouilleront de leurs biens temporels, maltraiteront et affligeront de toutes manières. On estimera le plus ceux qui sauront les injurier davantage. Les prêtres ne pourront pas se soustraire à ces contrariétés. Alors les hommes d’Eglise, quelque rang qu’ils occupent, seront forcés de revenir à la manière de vivre des temps apostoliques. » Dans le second manuscrit, il annonce le Grand Schisme de 1378 entre Rome et Avignon.

Ses prédictions découlent-elles de visions ou bien frère Jean se fonde-t-il sur une analyse éclairée de la situation de l’Eglise à son époque pour établir un diagnostic et pronostiquer des catastrophes à venir ? Certaines se produiront, montrant toute la pertinence de sa pensée. Pourtant, lorsqu’il meurt dans sa cellule de la prison pontificale du Soudan, en 1366, l’Antéchrist n’est pas apparu  comme il le prédisait, démontrant que toute pensée humaine est faillible, même découlant d’un songe divin.

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