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Jean-François Bories. Le sang de la liberté

Il était une fois une petite vieille, courbée en deux sur son long bâton, qui s’en venait chaque jour déposer un bouquet de fleurs sur une tombe du cimetière Montparnasse, en plein coeur du Paris populaire. Ni le froid, ni la neige, ni la pluie n’auraient pu venir interrompre sa marche quotidienne.   Depuis quatre ans, elle empruntait le même parcours, de la rue du Cherche-Midi aux venelles tortueuses du quartier Montparnasse pour fleurir, naufragée de l’amour, la sépulture de son fiancé‚ mort, selon l’épitaphe, le 21 septembre 1822.

Ce jour- là, il est 9 heures du matin, quatre hommes sont transférés de la prison de Bicêtre à la Conciergerie. Le peuple qui voit passer la voiture à cheval les connaît sous le nom des quatre sergents de la Rochelle. Ce qui leur est reproché ? D’appartenir à la société secrète des « Carbonari » et d’avoir fomenté un complot en vue de renverser la monarchie de Louis XVIII. La figure de proue de cette conspiration est sans conteste le sergent-major Jean-François Bories.

Né à Villefranche-de-Rouergue, le 1er juin 1795, d’une famille peu aisée et largement influencée par le rigorisme huguenot, Jean-François Bories fait preuve, dès les premières heures de l’enfance, d’une intelligence précoce et d’un esprit d’indépendance, de loyauté et de justice qu’il élèvera toute sa vie au rang d’institution. Sans doute est-il aussi épris du goût de l’aventure ! Un emploi modeste et triste de clerc de notaire dans une étude de sa ville natale lui tend les bras. Jean-François Bories lui préfère une carrière militaire qui offre le double avantage d’une solde régulière et la possibilité de monter en grade.

Le voilà encaserné à Paris, au 45ème Régiment, avec le grade de sergent-major. Bories fréquente les estaminets du quartier de la Pitié et de la Salpetrière. Dans ce lacis de rues qui descendent jusqu’aux universités et aux hôpitaux, de joyeuses troupes de carabins se mélangent le soir aux ouvriers et aux soldats. Un véritable vivier révolutionnaire où les discussions prennent souvent un ton enflammé. Les uns parlent de république, les autres de l’Empire. Tous vilipendent le caractère réactionnaire des émigrés revanchards. Bories y trouve matière à épancher son exaltation politique. Avec éloquence et  conviction, il ravit les clients du « Roi Clovis » une auberge, rue Descartes, où le patron ne cache pas ses opinions libérales. Une telle flamme ne passe pas inaperçu parmi les étudiants initiés dans les loges maçonniques ou affiliés à la Charbonnerie, la société secrète la mieux structurée, par le nombre de ses adhérents et par les personnalités qui composent sa tête. Déçu par la philanthropie passive de la loge-maçonnique qui l’a initié, le sergent-major Bories se reconnaît immédiatement dans le combat et l’audace déployés par les carbonari français.

Les chefs de la Charbonnerie estiment depuis longtemps que le succès du complot tiendra en priorité aux ralliements d’une partie de l’armée. Le 45ème Régiment devient donc la pierre angulaire du mouvement carbonari et Bories, son chef incontesté. Un tel dévouement mérite récompense. Un jour, on lui fait même l’honneur de le présenter au « grand » Lafayette qui, dans l’ombre, attend l’offrande du pouvoir.

A l’enseigne du « Roi Clovis », les discussions vont bon train. Bories en est l’initiateur, le conducteur, l’inspirateur. Sa soif de mots et d’idées ne s’apaise qu’en présence de Françoise, la jeune servante de l’auberge, qui le ramène à ses rêveries intérieures lorsque, dans sa mansarde, ils s’abandonnent au feu de l’amour.

Bories ne tarde pas à faire l’objet d’une surveillance discrète. Quand les autorités sont convaincues que le 45ème Régiment est largement gangrené par les carbonari, elles s’empressent d’envoyer le régiment à La Rochelle pour couper tout lien avec les agitateurs parisiens.

Profitant d’une rixe qui oppose Bories à quelques soldats d’un régiment suisse stationné à Sainte-Maure, près de Tours, le colonel de Toustain le met aux arrêts, faisant du coup échouer le soulèvement annoncé des « cousins », prévu entre Sainte-Maure et Châtellerault. A la grande déception de Bories, le plan du complot s’effondre, laissant sur la route les carbonari les plus en vue. Enquêtes et interrogatoires sont suivis d’une vague d’arrestations. Les officiers Goubin, Raoulx et Pommier, proches de Bories, sont à leur tour jetés en prison.

Comme des civils sont aussi impliqués dans cette conspiration et, qu’en haut-lieu, on estime que cette affaire doit servir d’exemple, la procédure militaire est transmise à la cour d’appel de la Seine. Les prévenus de La Rochelle sont donc transférés à Paris pour y être interrogés. Le 24 juillet 1822, la Cour royale de Paris et les deux chambres de mise en accusation renvoient devant la cour d’assises, pour y être jugés, vingt-cinq des prévenus sur les trente-trois qui ont été arrêtés.

Le procès s’ouvre le 21 août 1822. Il est conduit entièrement à charge. Les débats clos, le président demande aux accusés s’ils n’ont rien à ajouter à leur défense. C’est le moment choisi par Bories pour intervenir :

« Vous avez sans doute été étonnés d’entendre monsieur l’avocat général prononcer ces paroles : « Toutes les puissances oratoires ne sauraient arracher Bories à la vindicte populaire ». Monsieur l’avocat général n’a cessé de me représenter comme le chef du complot. Eh bien ! Messieurs, j’accepte ; heureux si ma tête, en roulant sur l’échafaud, peut sauver celle de mes camarades. »

Malgré l’absence de preuves d’un complot et en dépit d’une éloquente défense, les quatre sergents de La Rochelle sont condamnés à mort. En sortant, emmené par les gendarmes, Bories s’écrie :

« La France nous jugera ! Finir sa carrière à vingt-sept ans, c’est bien tôt. Adieu ! Adieu ! »

Il est quatre heures du matin, ce 21 septembre 1822, quand Bories est réveillé dans sa cellule. La veille, une voiture a transporté les condamnés de Bicêtre à la Conciergerie.

« Mauvais présage, souffle Bories à ses compagnons. La cérémonie doit être proche. »

A 4 heures 45, quatre charrettes sortent de la Conciergerie et se dirigent vers la place de Grève, lieu sinistre et habituel des supplices. Auparavant, les quatre condamnés ont une dernière fois refusé de donner les noms des responsables. Sur le chemin, des carbonari ont  pris place derrière chaque gendarme dans l’attente d’un signal qui ne viendra pas. Le déploiement de force est considérable et l’enlèvement voué à l’échec.

« Les condamnés, écrit Lamartine qui assiste à la scène, pleins d’une secrète espérance, promenaient leurs regards, du haut de leurs charrettes, sur cette foule, ne doutant pas qu’elle fut pleine de leurs complices et que des milliers de coeurs n’y battissent de pitié, d’indignation, de vengeance pour eux. Ils croyaient, à chaque mouvement de ce peuple, voir des milliers de bras se lever pour les délivrer. Aucun ne se leva… »

Raoulx, le premier, se présente devant l’échafaud. Lors de la toilette, il a encore plaisanté avec l’exécuteur :

« Monterons-nous à l’échafaud par rang de taille ? demande Raoulx qui est le plus petit.

-Tu seras le premier, lui dit l’exécuteur.

-Il a toujours été heureux, constate Bories en souriant. Le bonheur le suivra jusqu’au bout. »

Goubin et Pommier lui emboitent le pas. Quand Bories se présente à son tour, il se tourne vers la foule et lui crie d’une voix calme et ferme :

« Rappelez-vous que c’est le sang de vos fils qu’on fait couler aujourd’hui ! »

Françoise vieillira dans le souvenir de son fiancé. Sa taille, au fil des années, s’alourdira, son visage se fanera‚ mais le regard de Jean-François brillera toujours dans ses yeux. Les années passeront et la tombe, devenue bientôt monument, continuera d’être fleurie. Jusqu’au jour où les dernières fleurs déposées se flétriront sans être remplacées. Ce jour-là, les voisins retrouveront la petite vieille au bouquet, morte sur son lit, les fleurs fanées dans une main.

A lire :

FABRE, Robert, Le sergent Bories ou la conspiration de La Rochelle, Société des Amis de Villefranche et du Bas-Rouergue, 1996

MORASIN, Bernard, Ils étaient 4 sergents de La Rochelle, éditions Bordessoules, 1998

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