La dislocation des Empires coloniaux

Affaiblis politiquement et économiquement par deux grands conflits, les Empires coloniaux se disloquent après 1945 sous la poussée des mouvements indépendantistes. Un nouvel ordre mondial s’instaure sous la surveillance des Nations Unies et l’hégémonie des deux superpuissances.

Tout est une question d’hommes, de rencontres, de conférences et de pouvoir. Au large de Terre-Neuve, à Londres, à Téhéran, à Yalta et à Postdam, des hommes de pouvoir règlent l’ordre du Monde tandis que d’autres, du nord au sud, d’est en ouest, se battent sur les champs de guerre.

A l’issue de six longues années de conflits, le bouleversement est total, effaçant un siècle de domination européenne sur le Monde. Les intérêts des uns et des autres divergent pourtant sur la question de la libre autodétermination des peuples à disposer d’eux-mêmes. Si Américains et Soviétiques n’adhèrent pas à la philosophie colonisatrice, pour des raisons idéologiques différentes, ce n’est pas le cas des deux empires coloniaux, britanniques et français. La guerre finit de transformer ces rapports de force, déjà en germe dans l’entre-deux-guerres.

Les prémices de la décolonisation

La Seconde Guerre mondiale n’est pas l’unique déclencheur des mouvements indépendantistes. Déjà, dans les années 1920-1930 et, pour certains, bien avant la Grande Guerre, un vent d’indépendance et de liberté souffle dans certaines colonies. Les causes sont multiples. L’exploitation économique, les inégalités sociales et juridiques, la négation de la langue et de la culture locale portent les racines des indépendances. L’ébranlement de la Grande Guerre, durant laquelle de nombreuses troupes indigènes combattent, ajouté à la montée d’une élite indigène, éduquée en Europe mais privée de responsabilités dans leurs pays, participent à la naissance des mouvements nationalistes indigènes. Ainsi du Parti du Congrès en Inde (1885), du parti national vietnamien et indonésien, de l’action marocaine et du parti populaire algérien.

En outre, en Europe, des intellectuels s’engagent contre l’exploitation qui est faite des colonies, des hommes et des richesses. La Société des Nations, à l’issue du premier conflit mondial, avait inscrit la notion de liberté de choisir pour les peuples colonisés. Sans pouvoir toutefois le faire appliquer. A ce titre, la Seconde Guerre mondiale joue comme un accélérateur du processus de décolonisation.

Une charte pour un nouveau Monde

Le secret a été bien gardé. Le 9 août 1941, sous la protection des quatre grands canons du cuirassé britannique Prince of Wales, Churchill et Roosevelt se rencontrent au large de Terre-Neuve, dans la baie de Placentia. Les deux chefs d’état doivent aborder le soutien des Etats-Unis à la lutte contre Hitler et, surtout, envisager d’ores et déjà l’après-guerre afin de garantir la paix dans le Monde.

De leurs conversations et de leurs divergences, notamment sur la création d’une nouvelle organisation internationale remplaçant la défunte Société des Nations – les Américains n’en veulent pas à la différence de Churchill – naît la Charte de l’Atlantique, le 14 août 1941. En huit points, elle définit la politique d’après-guerre. Si Roosevelt finit par accepter l’idée d’un système de défense international qui jette les bases de la future O.N.U., il impose la reconnaissance du droit à l’autodétermination des peuples, leur libre choix de la forme de gouvernement et la liberté du marché mondial. Churchill est obligé d’accepter, mettant en péril la structure des Empires coloniaux, britanniques et français notamment.

Le mois suivant, l’URSS ratifie la Charte de l’Atlantique, première étape d’une longue série de rencontres et de conférences qui trouve son aboutissement, le 26 juin 1945, par la création de l’Organisation des Nations Unies.

L’O.N.U. : entre paix mondiale et non-ingérence

Deux mois. Il faut deux mois, entre le 25 avril et le 26 juin 1945, pour voir les représentants de cinquante états, réunis à San Francisco, ratifier la Charte de l’O.N.U. avant sa création officielle, le 24 octobre 1945.

A cette date, les deux grands initiateurs de cette fondation, Roosevelt et Churchill, ont disparu de la scène politique. Le premier est mort quelques jours auparavant, le 12 avril 1945 ; le second a été battu aux élections. La création de cette charte a fait l’objet précédemment d’un long processus de quatre ans, depuis la Charte de l’Atlantique. En 1943, le principe d’une nouvelle organisation internationale est accepté par les puissances alliées. Un an plus tard, à Dumbarton Oaks, près de Washington, Etats-Unis, U.R.S.S. et Grande-Bretagne, auxquels a été associée la Chine, se retrouvent pour rédiger les statuts de la future organisation. Paix mondiale, sécurité internationale, relations amicales entre les états, droits de l’homme et libertés fondamentales sont proclamés en même temps que la non-ingérence de l’O.N.U. dans les affaires intérieures des états, ce qui ne manquera pas de limiter, plus tard, lors des conflits à venir, l’action de l’O.N.U.

Le 14 décembre 1960, l’Assemblée générale des Nations Unies approuve la résolution 1514, « Reconnaissant que les peuples du monde souhaitent ardemment la fin du colonialisme dans toutes ses manifestations, Convaincue que le maintien du colonialisme empêche le développement de la coopération économique internationale, entrave le développement social, culturel et économique des peuples dépendants et va à l’encontre de l’idéal de paix universelle des Nations Unies, Affirmant que les peuples peuvent, pour leurs propres fins, disposer librement de leurs richesses et ressources naturelles sans préjudice des obligations qui découleraient de la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l’avantage mutuel, et du droit international, Persuadée que le processus de libération est irrésistible et irréversible et que, pour éviter de graves crises, il faut mettre fin au colonialisme et à toutes les pratiques de ségrégation et de discrimination dont il s’accompagne.

L’autodétermination des peuples reste un principe majeur de la charte onusienne. Le temps de la décolonisation est arrivé !

Une décolonisation à grande vitesse

Un siècle de colonisation effacé en vingt ans. Tel peut se résumer, en temps, le bilan de la décolonisation, les années 60 scellant définitivement l’exploitation coloniale des puissances européennes.

Le processus de décolonisation implique trois grands pôles et se déroule selon la volonté ou le refus des pays colonisateurs d’accorder l’indépendance. Le cas des Indes néerlandaises se règle sous la pression des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, obligeant les Pays-Bas à donner l’indépendance à l’Indonésie en 1949, trois ans après avoir fait intervenir son armée contre le Parti national indonésien de Sukarno.

Le Royaume-Uni fait preuve de pragmatisme. En clair, il abandonne sa souveraineté politique pour conserver son influence économique. Ce qui se traduit dès 1940 par la mise en place d’une politique d’association, dit de « self government ». La lutte ancienne du Parti du Congrès indien, le poids international acquis par Gandhi dans sa lutte pacifique et le début d’autonomie politique accélèrent le processus d’indépendance de l’Inde, qui entre en vigueur le 15 août 1947. L’année suivante, Ceylan et Birmanie obtiennent à leur tour l’indépendance. Toutefois, en Inde, elle ne s’effectue pas sans heurts. L’opposition entre hindous et musulmans se traduit par des massacres intercommunautaires estimés à 500 000 victimes et l’assassinat de Gandhi. En réalité, la volonté express des Britanniques d’accorder l’indépendance pour éviter toute intervention armée déclenche des conflits internes entre communautés, à l’image du conflit israélo-palestinien. D’autre part, le processus de décolonisation se déroule dans le cadre nouveau de la guerre froide. D’où une politique de soutien aux mouvements indépendantistes qui fluctue selon l’idéologie de ces mouvements. Ainsi, les Etats-Unis soutiennent Sukarno en Indonésie mais n’interviennent pas en Indochine.

Le processus de décolonisation est différent pour la France, marqué par la volonté des hommes de la IVe République de maintenir dans le Monde « la grandeur » et l’influence de la France, exprimées dans les faits par deux guerres (Indochine et Algérie), une volonté de concéder une large autonomie à ses colonies avant d’accorder l’indépendance.

En Asie, Cambodge et Laos deviennent indépendants en 1954. Les accords de Genève divisent le Vietnam en deux zones, semant les germes d’un futur conflit. En Afrique noire, la Guinée refuse d’intégrer « la Communauté française » voulue par le général de Gaulle et obtient son indépendance en 1958. Elle sera suivie deux ans plus tard par les territoires de l’A.E.F. et de l’A.O.F.

L’indépendance du Maghreb est plus douloureuse. La répression s’abat sur le Maroc et la Tunisie avant d’aboutir à l’indépendance en 1954. Il faut plus de six ans pour que les accords d’Evian scellent l’indépendance de l’Algérie après un conflit meurtrier (les chiffres oscillent autour de 500 000 victimes).

 Bandung. 1955. L’aube des non-alignés

A Bandung, si Nehru pour l’Inde, Tito pour la Yougoslavie, Nasser pour l’Egypte et Sukarno pour l’Indonésie, pays hôte, tiennent la vedette, ce sont bien les 1,4 milliard d’hommes des continents africain et asiatique – près de la moitié de la population mondiale – qui est concerné par cette rencontre des 1500 délégués représentant 29 états.

La guerre froide, l’accession à l’indépendance et les luttes des mouvements indépendantistes pour y parvenir contribuent à chercher une troisième voie qui prend le nom de non-alignement.

L’indépendance n’a pas effacé les séquelles du colonialisme. Le but principal de la rencontre qui se tient du 18 au 24 avril 1955 est de relancer l’économie par un système d’aide réciproque : « D’encourager l’organisation de projets communs entre les pays afro-asiatiques, dans la mesure où cela correspondra à leurs intérêts communs. » De mettre en place des industries de transformation indépendantes tout en encourageant les investissements étrangers : « Les propositions concernant la coopération économique entre les pays participants n’excluent pas le caractère désirable ou la nécessité d’une coopération avec les pays en dehors de la zone afro-asiatique, y compris les investissements de capitaux étrangers. »

Politiquement, les pays non-alignés refusent toute ingérence étrangère dans le choix des peuples à disposer d’eux-mêmes, ciblant la France dans sa répression au Maghreb. « En ce qui concerne la situation instable en Afrique du Nord et le refus persistant d’accorder aux peuples d’Afrique du Nord leurs droits de disposer d’eux-mêmes, la Conférence afro-asiatique déclare appuyer les droits des peuples d’Algérie, du Maroc et de Tunisie à disposer d’eux-mêmes et à être indépendants, et elle presse le gouvernement français d’aboutir sans retard à une solution pacifique de cette question. »

Six ans plus tard, 130 pays ont adhéré au mouvement des pays non-alignés qui tient sa première conférence du 1er au 6 septembre 1961. Si Bandung demeure une étape majeure dans la prise de conscience d’un tiers monde, unifié dans sa volonté de rester neutre, les résultats ne sont pas à la hauteur des espoirs suscités. Soixante et un ans plus tard, de nouveaux défis se présentent aux états d’Afrique et d’Asie pour la construction d’un nouvel ordre mondial, en conservant « l’esprit de Bandung » et en rééquilibrant les relations internationales, tant politiques qu’économiques.

Patrice Lumumba. Discours prononcé lors de la cérémonie d’indépendance du Congo, le 30 juin 1960

Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions le chasser de notre mémoire. Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. Qui oubliera qu’à un Noir on disait « tu », non certes comme à un ami, mais parce que le « vous » honorable était réservé aux seuls Blancs ? Nous avons connu que nos terres furent spoliées au nom de textes prétendument légaux qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort. Nous avons connu que la loi était jamais la même selon qu’il s’agissait d’un Blanc ou d’un Noir : accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses ; exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort elle-même. Nous avons connu qu’il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les Blancs et des paillotes croulantes pour les Noirs ; qu’un Noir n’était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits européens ; qu’un Noir voyageait à même la coque des péniches, aux pieds du Blanc dans sa cabine de luxe. Qui oubliera enfin les fusillades dont périrent tant de nos frères, les cachots dont furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d’une justice d’oppression et d’exploitation ?

Déclaration d’Ho Chi Minh, le 2 décembre 1945

Et pourtant, pendant plus de quatre-vingts années, les colonialistes français, abusant du drapeau de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, ont violé notre terre et opprimé nos compatriotes. Leurs actes vont directement à l’encontre des idéaux d’humanité et de justice.

Dans le domaine politique, ils nous ont privés de toutes les libertés.

Ils nous ont imposé des lois inhumaines. Ils ont constitué trois régimes politiques différents dans le Nord, le Centre et le Sud du Vietnam pour détruire notre unité nationale et empêcher l’union de notre peuple.

Ils ont édifié plus de prisons que d’écoles. Ils ont sévi sans merci contre nos patriotes. Ils ont noyé nos révolutions dans des fleuves de sang.

Ils ont jugulé l’opinion publique et pratiqué une politique d’obscurantisme. Ils nous ont imposé l’usage de l’opium et de l’alcool pour affaiblir notre race.

Dans le domaine économique, ils nous ont exploités jusqu’à la moelle, ils ont réduit notre peuple à la plus noire misère et saccagé impitoyablement notre pays.

Ils ont spolié nos rizières, nos forêts, nos mines, nos matières premières. Ils ont détenu le privilège d’émission des billets de banque et le monopole du commerce extérieur.

Ils ont inventé des centaines d’impôts injustifiables, acculé nos compatriotes, surtout les paysans et les commerçants, à l’extrême pauvreté.

Ils ont empêché notre bourgeoisie nationale de prospérer. Ils ont exploité nos ouvriers de la manière la plus barbare.

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