La grande traversée. Louis Blériot

Sangatte. Pas-de-Calais. Point d’arrivée et point de départ. En ligne de mire, les côtes anglaises. Trente-et-un kilomètres de traversée. Le mirage de tant d’espoir. Si proche et si lointaine. N’est-ce point-là que furent projetés les départs du fameux tunnel sous la Manche ? Ou du pont métallique devant l’enjamber ? Et c’est toujours là que viennent s’échouer les milliers de migrants, le regard rivé vers l’Angleterre. Et c’est encore à Sangatte, au lieu-dit les Baraques que le 25 juillet 1909, Louis Blériot décolle pour l’exploit le plus sensationnel des débuts de l’aviation. C’est que le temps presse ! Six jours plus tôt, l’as de l’aviation Hubert Latham s’est déjà élancé depuis Sangatte vers Douvres mais une panne de moteur a eu raison de son avion, treize kilomètres au-delà de la côte française. Faut dire que le jeu en vaut la chandelle. Car, outre l’exploit sportif, lord Northcliffe, le riche patron du Daily Mail, offre la somme de 1000 livres sterling (25000 francs or) au premier qui traversera la Manche. Sans parler des retombées économiques pour les deux aviateurs qui sont aussi des constructeurs. A la clef, la gloire et plusieurs dizaines de commandes.

Mais Blériot est-il l’homme de la situation, cent vingt-quatre ans après la montgolfière de Jean-Pierre Blanchard ? Dans les rédactions et parmi ses détracteurs, on en doute. « L’homme qui tombe toujours » a la réputation d’un casse-cou. On dit qu’il a déjà pulvérisé trente-deux appareils. Mais l’ingénieur sorti des Arts et Métiers se remet chaque fois à l’ouvrage, apportant les modifications nécessaires. Son dernier-né, le Blériot XI, mesure 7,80 m d’envergure et 14 m2 de surface portante pour 20 kg, en bois de chêne et de peuplier armé de cordes à piano. Il peut atteindre la vitesse de 58 km/h, actionné par un nouveau moteur Anzani qui porte son hélice de 1500 à 1700 tours environ.

Le 25 juillet 1909, le temps est beau. Un vent léger souffle vers la mer. Toutes les conditions sont réunies pour la traversée. Un contre-torpilleur, l’Escopette, dans lequel ont pris place l’épouse de Blériot et quelques connaissances, escortera le Blériot. L’atterrissage est prévu derrière le château de Douvres où le directeur du Matin, Fontaine, se positionnera pour agiter un drapeau tricolore.

Il est 4 heures 30 du matin. « Aux Baraques, Monnet et Colin, mes deux excellents collaborateurs, ont ouvert la tente. Le monoplan sort de la cour de la ferme. Malgré l’heure matinale, le village est debout et de minute en minute, des autos arrivent. Il y a bien quelques milliers de personnes. Cela me gêne un peu. J’aurais si bien voulu être seul. Nous décidons, Leblanc et moi, qu’un essai préliminaire va avoir lieu. On range la foule tant bien que mal. L’appareil s’élève aisément. La surcharge de cylindre d’air n’en diminue que très faiblement la puissance. J’ai une hélice nouvelle qui tire dans la perfection. Je reste une minute dans les airs, agréablement surpris de constater un petit vent frais qui vient de la terre, un vent de marée qui me poussera vers la Manche.

« Tout est prêt. Fidèle au règlement, j’ai attendu le lever du soleil. Leblanc m’indique que le disque est apparent au rouge d’un fanion qu’il agite sur la dune. C’est le signal. Une petite émotion s’empare de moi au moment où je prends place dans l’appareil. Que va-t-il arriver ? Irai-je jusqu’à Douvres ?

« Réflexions rapides qui ne durent pas. Je ne pense plus qu’à mon appareil, au moteur, à l’hélice. Tout est en mouvement, tout vibre. Au signal, les ouvriers lâchent l’appareil. Me voilà soulevé.

« Je pique droit devant moi, je m’élève progressivement de mètre en mètre ; je franchis la dune d’où Leblanc m’envoie ses souhaits. Je suis à présent au-dessus de la mer, laissant à ma droite le contre-torpilleur dont la fumée opaque obscurcit le soleil…

« Je vais, je vais tranquillement, sans aucune émotion, sans aucune impression réelle. Il me semble être en ballon. L’absence de tout vent me permet de ne faire agir aucune commande de gouvernail ou de gauchissement. Si je pouvais bloquer ces commandes, je pourrais mettre les deux mains dans mes poches.

« Il me semble ne pas aller vite. Cela tient, je crois, à l’uniformité de la mer. Au-dessus de la terre, les maisons, les bois, les routes apparaissent et disparaissent comme dans un rêve. Au-dessus de l’eau, la vague, la même vague, semble-t-il, se présente toujours à la vue. Mais j’avais mangé mon pain blanc dans la première demi-heure. Ne voulant pas retarder ma marche, j’avais fait mon deuil de l’Escopette. Tant pis ! Advienne que pourra ! Pendant une dizaine de minutes, je suis resté seul, isolé, perdu au milieu de la mer immense, ne voyant encore point à l’horizon, ne percevant aucun bateau. Ce calme, troublé seulement par le ronflement du moteur, fut un charme dangereux dont je me rendis fort bien compte. Aussi j’avais les yeux fixés sur la distribution d’huile et sur le niveau de consommation d’essence.

« Ces dix minutes me parurent longues et vraiment je fus heureux d’apercevoir vers l’est une ligne grise qui se détachait de la mer et qui grossissait à vue d’œil. Nul doute, c’était la côte anglaise. J’étais presque sauvé.

« Je me dirige vers cette montagne blanche. Mais le vent et la brume me prennent. Je dois lutter avec mes mains, avec mes yeux. Mon appareil obéit docilement à ma pensée. Je le dirige vers la falaise, cependant que je ne vois plus Douvres. Ah ! diable ! où suis-je donc ?

« Trois bateaux s’offrent à ma vue. Des remorqueurs ? Des paquebots ? Peu importe ! Ils paraissent se diriger vers un port. Je les suis tranquillement. Des marins, des matelots m’envoient des hourras enthousiastes. J’ai presque envie de leur demander la route de Douvres. Hélas ! je ne parle pas anglais.

« Je longe la falaise du nord au sud, mais le vent, contre lequel je lutte, reprend de plus belle. Une anfractuosité de la côte se présente à ma droite, un peu avant le château de Douvres. Une joie folle s’empare de moi. Je m’y dirige, je m’y précipite. Je suis au-dessus de la terre ! J’en éprouve à nouveau une douce émotion. Mais sur le sol un homme agite désespérément un drapeau tricolore. Je viens vers terre et j’aperçois le directeur du Matin, le bon Fontaine qui, seul dans la grande plaine, s’égosille. Ah ! le brave garçon !

« Je veux atterrir ; le remous est violent. Dès que j’approche du sol, un tourbillon me soulève. Je ne puis rester plus longtemps dans les airs. Le vol avait duré trente-trois minutes ; c’était suffisant. Au risque de tout casser, je coupe l’allumage. Et maintenant, au petit bonheur ! Le châssis se reçoit un peu mal, il se casse un peu. Ma foi, tant pis ! Je venais de traverser la Manche. »

En une trentaine de minutes, Blériot le casse-cou s’habille de l’étoffe du héros, tout autant fêté à Londres qu’à Paris.  Mieux encore, les répercussions de son exploit offrent à sa firme de nouveaux moyens de production. 2500 ouvriers travaillent alors pour Blériot Aéronautique et font face aux commandes qui affluent, notamment durant la Grande Guerre. Secouée par la crise de 29, son entreprise est finalement rachetée en 1933 par les frères Farman.

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