La tranchée des baïonnettes. Histoire d’une légende.
A Fontenay-le-Comte, en Vendée, une rue porte le nom de « Tranchée des baïonnettes ». Le curieux peut s’en étonner quand on sait que les combats de la Grande Guerre ont concerné le nord et l’est de la France, bien loin du bocage vendéen. L’explication tient au fait qu’un grand nombre de soldats vendéens appartenait au 137e R.I. stationné en 1916 non loin de la côte de Thiaumont, près de Douaumont.
Quel rapport existe-t-il dès lors entre le 137e R.I. et cette « Tranchée des baïonnettes » au nom si mystérieux ? En réalité, l’explication oscille, au fil du temps, entre « légende héroïque », « indigne imposture » et vérité historique.
Tout commence le 11 juin 1916. Trois mois plus tôt, le fort de Vaux a été pris par les Allemands et le tunnel du fort est devenu le tombeau des défenseurs français. L’état-major allemand sent la victoire proche et intensifie les bombardements. Les pertes sont énormes. Un combattant écrit : « Hier… j’ai vu plusieurs régiments revenant des tranchées… Quand on voit ces statues de boue, traînant péniblement les pieds, ces visages creusés, ces yeux hantés et ces regards torturés… la colère s’empare de l’homme le plus calme. Quelle honte ! Voilà ce qu’on peut faire des hommes, des machines à souffrir. On n’a jamais rien vu de si abominable. Ce n’est pas de l’héroïsme. C’est de la dégradation. »
Ce jour de juin 1916, ils sont 57 poilus à vivre depuis deux jours sous un intense bombardement qui fait vibrer puis soulever la terre. 57 qui doivent encore partir à l’assaut pour repousser l’ennemi. 57 qui n’iront pas plus loin, enterrés par l’explosion soudaine d’un obus.
Deux ans et demi s’écoulent. Deux mois plus tôt, l’armistice a été signé. Le silence est retombé sur cette terre de la Meuse méconnaissable, purgée de toute végétation, au relief bouleversé, devenue un vaste cimetière humain. Un aumônier du 137e R.I., l’abbé Louis Ratier, revient sur le lieu du drame. Il découvre dans ce paysage labouré des tiges métalliques qui sortent du sol comme un appel. A genoux, il gratte de ses mains la terre et découvre des fusils plantés dans le sol et en partie recouverts. C’est le début d’un mythe. D’une légende fabriquée dans une France bleu horizon qui pleure ses morts.
Des fouilles sont entreprises. Travail pénible dans la boue et au milieu des rats qui pullulent, confié à des ouvriers indochinois et italiens sous la direction du service des sépultures de guerre et de l’état civil de la 6e région militaire. 21 corps sont exhumés dont 14 sont identifiés avant d’être enterrés au cimetière de Fleury puis transférés vers la nécropole de Douaumont. Les sept corps non identifiés sont replacés dans la tranchée, les fusils portant baïonnettes au canon replacés verticalement près de croix en bois.
L’affaire de « la tranchée des fusils » – c’est ainsi qu’elle est nommée au début – fait grand bruit et ravive l’esprit patriotique. Les soldats français sont morts, les armes à la main face à l’ennemi, enterrés vivant en combattant. « Courageux soldats morts debout dans l’attitude du guetteur, comme s’ils demeuraient pour l’éternité les gardiens du sol de France. » Un récit glorieux qui émeut jusqu’aux Etats-Unis quand un riche banquier américain, Georges T. Rand, fait don de 500 000 francs pour construire un monument sur l’emplacement de la tranchée.
Inauguré par le président de la République Alexandre Millerand, le 8 décembre 1920, l’imposant édifice du bois Morchée est l’œuvre de l’architecte André Ventre. Au-dessus de la porte d’entrée, une inscription : « A la mémoire des soldats français qui dorment debout le fusil en main dans cette tranchée. »
L’histoire rebondit quand des voix s’élèvent contre la version officielle, émanant d’anciens combattants jugeant mensonger et injuriant l’hypothèse des corps ensevelis par une immense vague de terre soulevée par l’explosion d’un obus. « Nous conjurons nos camarades poilus, écrit Jean Norton Cru, chef de file des contestataires et ancien combattant, de ne jamais s’écarter des leçons si claires de leur expérience et de démentir tout ce qui la contredit, en particulier les légendes héroïques. »
Ecrivain, auteur d’un ouvrage, « Témoins », qui fait autorité sur les récits de poilus, Jean Norton Cru s’en prend particulièrement à Jacques Péricard et à Henri Bouvard, ce dernier auteur de « La Gloire de Verdun », « qui, écrit-il, donne dans un livre à prétentions historiques un récit de cet événement conforme à la légende qu’il accepte. » Norton Cru donne une autre version de ce qui a pu se passer au bois Morchée. En réalité, les corps des soldats ne sont pas retrouvés debout, surpris dans leur position verticale, mais couchés, sans leurs armes à la main. D’autre part, l’explosion des obus ne peut fermer une tranchée, « qu’au contraire, écrit Jean Norton Cru, ils en disloquent les parois et éparpillent les corps des occupants… La Tranchée des baïonnettes, qui n’était au début qu’une innocente naïveté, est devenue par suite de certaines complicités, une indigne imposture. »
En 1921, un autre ancien combattant s’insurge à son tour dans un livre « L’Imposture » : « Comment peut-on imaginer un seul instant cette rangée d’hommes debout, baïonnette au canon, laissant passivement la terre leur monter de la cheville au genou, à la ceinture, aux épaules, à la bouche. Il ne manquerait plus que le bras qui sort et ébauche dans l’air vide un grand signe de croix… »
Que s’est-il alors bien passé ? Le bombardement est terrible et décime les hommes du 137e R.I. Les cadavres des poilus français jonchent le sol. Au point qu’il ne reste plus qu’une soixantaine de soldats pour défendre la tranchée. Mais les munitions s’épuisent. L’eau et les vivres manquent. Le lieutenant Poliman décide alors de se rendre aux Allemands pour épargner les vies de ses hommes. Les soldats rescapés déposent leurs fusils à la verticale sur la paroi de la tranchée avant d’être faits prisonniers. Les cadavres de leurs camarades sont entièrement recouverts de terre comme il est de coutume sur le front pour éviter les épidémies dues à la putréfaction des corps à l’air libre, l’emplacement de cette tombe collective étant marqué par les canons des fusils sortant verticalement de terre.
Louis Poliman ne dira rien au moment de la découverte de la tranchée. Ce n’est que dans les années 30 qu’il rétablira la vérité historique, concluant : « Une histoire bien trop belle pour ne pas devenir une légende. »
Des propos repris par le colonel Marchal : « Que s’est-il passé après le départ des survivants ? Le fait est que, de longs mois après, on a retrouvé la tranchée comblée et une trentaine de baïonnettes qui émergeaient du sol. Il est probable que les Allemands se sont contentés de rejeter de la terre sur les nombreux cadavres français qui remplissaient la tranchée et qu’ils n’ont pas touché aux fusils restés appuyés contre la paroi de la tranchée. »


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