Le pain empoisonné de Pont-Saint-Esprit Pont-Saint-Esprit. 17 août 1951

Le Moyen Âge a connu quantité de terribles épidémies dues principalement aux conditions de vie précaires d’une population essentiellement rurale. La plus meurtrière se situe au XIIe siècle. Appelée « le mal des ardents », elle provoqua plusieurs dizaines de milliers de morts.

La médecine du temps impuissante à soulager ces misères, le peuple se réfugia dans les prières à saint Antoine. Grâce aux nombreux pèlerinages, l’ordre de Saint-Antonin fut bientôt célèbre dans toute la France chrétienne. Les moines, spécialisés dans les soins thérapeutiques, alliaient plantes médicinales et incantations divines pour soulager les patients. Le principal remède était le Saint Vinage, un vin ayant été au contact des ossements de saint Antoine.

Si l’on ignore encore les origines du fléau, il faudra attendre la fin du XVIIe siècle pour que ce mystérieux mal, baptisé également « Feu de Saint Antoine » ou « Feu Sacré », soit attribué à une contamination des farines par l’ergot de seigle. L’ergot – claviceps purpurea – contient en effet de nombreux alcaloïdes et des substances hallucinogènes. Son ingestion engendre la mortification des tissus, des brûlures et des désordres dans la pensée,  provoquant une agitation extrême, des envies suicidaires et entraînant souvent la mort.

L’éradication de ce fléau, lié surtout à la malnutrition, semblait effective jusqu’à ce terrible vendredi 17 août 1951 où, dans une petite ville du sud de la France, commence un cauchemar épouvantable.

Un mal étrange frappe cette ville bénie des dieux

Pont-Saint-Esprit compte alors quatre mille âmes. La cité est déjà un haut lieu touristique avec ses ruelles moyenâgeuses qui attirent les promeneurs, voyageant entre la belle Provence et le Languedoc. Le Rhône ne s’y est pas trompé qui a choisi ce lieu charmant pour rentrer avec force en Provence. Reconnaissants, les habitants lui ont offert un pont superbe de 919 mètres, bâti de 1265 à 1309 sous la protection du Saint-Esprit. Béni des dieux, le village est entouré de vignes et d’arbres fruitiers généreux. La vie s’y écoule paisiblement au rythme des saisons, jusqu’à ce soir d’été gorgé de chaleur où un inimaginable film d’épouvante bouleverse le quotidien.

En quelques heures, plusieurs dizaines de personnes sont prises de maux de ventre effroyables. En deux jours, la ville bascule dans l’horreur. Cent-vingt Spiripontains sont hospitalisés, victimes de douleurs abdominales, de crises de démence, d’une étrange fatigue ou de soudaines excitations.

On assiste dans les rues à des scènes ahurissantes. Des personnes se mettent soudain à hurler, voyant des flammes rouges sortir d’un bouquet de fleurs ou apercevant leurs interlocuteurs nantis subitement d’un gros nez écarlate ou d’énormes oreilles. D’autres ont des envies de s’envoler. Un enfant de onze ans essaie brutalement d’étrangler sa mère en qui il voit un puissant ennemi. Deux honorables quinquagénaires jouent « au toro », un faisant les passes avec un blouson, l’autre fonçant tête baissée. Assis sur un banc, un homme oriente ses orteils, devenus antennes, espérant capter ainsi Radio Monte-Carlo ! Cet autre se prend pour Icare et se jette dans le vide. « Je suis un avion, je vole » s’écrie-t-il avant de s’écraser au sol, victime de quelques fractures.

Rapidement, un véritable cordon sanitaire est mis en place. Les malades les plus atteints sont dirigés vers les hôpitaux de Montpellier, de Nîmes ou d’Avignon. Ceux souffrants d’accès de folie se retrouvent à la clinique psychiatrique de Font d’Aurelle.

Des analyses qui divergent

Il apparaît très vite que tous les intoxiqués ont acheté leur pain chez le même boulanger, situé dans la Grand’Rue.

Les premières analyses tant sur les viscères des victimes que sur le pain confirment l’intoxication alimentaire. Le poison est d’origine végétale si bien qu’on s’oriente sur l’ergotisme. Le préfet déclare le 29 août : « Toutes les sommités médicales depuis treize jours se penchent sur cette terrible maladie par empoisonnement. Il apparaît nettement qu’elle est provoquée par un alcaloïde végétal d’origine semblable et non par un sel minéral toxique ». Les médecins précisent que l’ergotisme n’avait pas fait d’apparition en France depuis 1607 et ajoutent qu’en aucun cas, la maladie n’est contagieuse.

Rebondissement, le 2 septembre ! Le laboratoire des substances militaires de Marseille annonce des résultats contradictoires : il n’y a pas d’ergot de seigle dans le pain supposé toxique. L’enquête s’avère difficile à la vue des résultats complètement différents des analyses.

Une véritable psychose s’installe dans toute la région.  Quand on croit à une rémission de l’épidémie, elle reprend de plus belle. Les visages sont hagards et fatigués, surtout chez le personnel soignant qui, jour et nuit, portent secours aux malades de plus en plus nombreux. Un docteur confie : « Il y a plus de 200 heures que je ne dors pas ! »

Les premières victimes

Le lundi 20 août, un solide agriculteur de 55 ans meurt à l’hôpital de Nîmes. Le dimanche suivant, c’est un couple de septuagénaires qui, épuisés, meurt à l’hôpital psychiatrique de Montpellier.

L’angoisse des autorités et de la population va crescendo au vu des événements. Deux personnes hospitalisées tentent de se suicider. L’une d’entre elles, âgée de 68 ans, qui a sauté par la fenêtre ne doit la vie sauve qu’à une treille qui a amorti le choc. À l’hôpital, les crises se multiplient. Un malade déchire les draps pour se protéger d’un monstre ; un autre crie : « J’ai des serpents dans le ventre, ma tête est en cuivre, je suis dans l’eau, il faut me radiographier ! » Dans une même famille, le père et le fils délirent en commun : « Attention docteur ! Mon cœur est en train de descendre. Remontez-le, aidez-moi à le rattraper. Voyez, il vient de partir au  bout de mes pieds. »

Les animaux ne sont pas épargnés. Tel chasseur qui avait donné un quignon de pain à son bon chien a dû se résigner à  l’abattre d’un coup de fusil, la bête devenue comme enragée mordant férocement d’autres chiens avant de s’attaquer  à son propre maître. Dans une famille, c’est un chat qui, ayant ingurgité un croûton, se met à faire des bonds diaboliques jusqu’au plafond  et finit par mourir.

Un soir, dans le petit village de Lamotte, situé face à Pont-Saint-Esprit, de l’autre côté du Rhône, un agriculteur, la soixantaine gaillarde, sombre dans une paranoïa démoniaque. Devant le regard médusé de ses proches, il attache le loquet de la porte de sa chambre à un piton à l’aide de mouchoirs noués. Il allume ensuite une bougie qu’il place sur la fenêtre et s’empare de son fusil. Posté derrière la flamme vacillante, il se met à crier : « On veut me tuer, on veut me tuer ! »  Rapidement sur les lieux, les ambulanciers réussissent à le maîtriser et à l’emporter à Font d’Aurelle.

Entre hallucinations et rumeur

Avec une juste reconnaissance, la presse ne cesse de rendre hommage aux auxiliaires médicaux, pourtant harassés, qui font preuve d’un professionnalisme et d’un dévouement exemplaires. En effet, les crises laissent les malades dans un état d’abattement total à la limite du coma et leurs proches, éreintés, en proie aux plus vives inquiétudes.

Pont-Saint-Esprit et toute la région vivent ainsi pendant une quinzaine de jours dans le délire le plus complet. Les ambulances, toutes sirènes hurlantes, viennent chercher les malades en un manège incessant. Les familles assistent effrayées au départ d’un être cher en proie à la plus grande folie. L’espoir naît et se meurt. Dans la semaine, un jeune homme de 25 ans, qu’on croyait en rémission, décède subitement. Un vieillard de 79 ans le suit dans son tragique destin, ce qui porte à cinq le nombre des décès.

Chaque jour, la presse informe la population de l’état de santé des hospitalisés et s’applique à recueillir toutes les informations susceptibles de calmer la psychose. On se demande s’il ne s’agit pas d’une réédition du fameux « mal des ardents » du Moyen Âge. Les hallucinations effrayantes, les tentatives de suicide et la progression rapide de l’épidémie rappellent les symptômes de la terrible endémie.

Les rumeurs se nourrissent de toutes les vieilles rancoeurs. On parle de geste criminel. On accuse les protestants, les catholiques, les résistants, les collabos, le Bon Dieu et le Diable ! C’est sûrement un coup des curés ou des communistes.

Ou encore le geste d’un fou ayant voulu empoisonner toute la ville.

Les pires informations circulent. On entend à la radio que la petite bourgade doit être considérée comme un lieu pestiféré et que la nationale 94 est interdite !

Un blé de mauvaise qualité

La législation concernant le commerce des céréales est plus sérieusement critiquée. Un décret du 28 juillet 1949 précise qu’à compter du 1er août, le ravitaillement de la farine sera assuré soit par l’Office National Interprofessionnel des Céréales, soit directement du minotier au boulanger selon que la région est productrice ou non. C’est ainsi que la région du Gard, déficitaire en production de céréales, reçoit du blé de la Vienne par l’intermédiaire des répartiteurs de l’ONIC. Les boulangers acceptent mal de ne pas pouvoir choisir leur farine et à plusieurs reprises font intervenir les syndicats professionnels pour abandonner cette discrimination. En effet, les relations commerciales selon les régions sont complètement différentes. Un boulanger du Gard mécontent de sa livraison devra déposer un contentieux auprès de l’ONIC, démarche longue et fastidieuse alors qu’un boulanger de la Vienne peut se permettre de dire au minotier : « Ta marchandise est infecte, viens la chercher et donnes-là aux porcs ! »

Du reste, les premières analyses  pratiquées sur la farine du boulanger spiripontain prouvent que le blé est de mauvaise qualité, mélangé avec un tiers de seigle et largement charançonné. L’enquête n’est pas longue à révéler qu’il a été approvisionné par un minotier de Saint-Martin-la-Rivière (Vienne) lequel n’a pas donné aux cochons son mauvais blé mais au boulanger gardois !  Le 2 septembre, le minotier et  son fournisseur sont placés sous mandat de dépôt. Le 29 octobre, ils sont remis, faute de preuve, en liberté provisoire. Les Spiripontains sont consternés par cette relaxation. Leur dépit se transforme en colère quand ils apprennent que le meunier a été accueilli à son retour comme un héros par les Poitevins.

Une longue bataille juridique

Le 11 août 1954, trois ans après les  faits, une ordonnance de non-lieu est rendue à leur encontre. Entre-temps, la thèse de l’ergotisme largement invoquée a été définitivement écartée. Les expériences en laboratoire ayant prouvé que l’ergot ne résiste pas à une température élevée et ne peut donc pas être rendu responsable de cette terrible épidémie. En octobre 1953, un laboratoire affirmait : « C’est le panagem, produit chimique à base de kylmercuriol qui s’est trouvé mélangé par erreur à la farine de blé ».

Après bien des vicissitudes juridiques, le tribunal civil d’Uzès, en 1958, accorde une indemnisation à la veuve de la première victime de l’intoxication. Ce sera le seul dédommagement obtenu pour ce drame qui a traumatisé une région toute entière, tué cinq Gardois, auxquels on doit ajouter deux autres victimes décédées en novembre et janvier des suites de l’intoxication.

En janvier1965, soit près de quatorze ans après la catastrophe, la cour de cassation consacre la compétence des Tribunaux Judiciaires dès lors que des contrats commerciaux ont été conclus entre l’Union Meunière et les boulangers. Il semble qu’un grand pas soit alors franchi dans le dénouement de l’affaire. Pourtant, aucune suite ne fut donnée à l’obligation faite au vendeur à réparer le préjudice subi par l’acquéreur, cette obligation s’étendant également aux dommages subis par les tiers. Le boulanger devant faire l’avance des frais, l’expertise ne fut jamais diligentée et le dossier se refermera sans autre forme de procès, laissant les victimes, lasses de toutes ces procédures, privées du moindre sou de compensation.

Le mystère reste entier

L’affaire du « pain maudit » restera en grande partie inexpliquée : geste criminel, souillure accidentelle des sacs de farine, négligence des minotiers, des transporteurs ? De nombreuses thèses et de nombreux ouvrages ont été publiés sur ce sujet n’apportant aucune réponse satisfaisante au mystère de  Pont-Saint-Esprit.

Les jours d’apocalypse vécus par la cité gardoise ont profondément marqué les mémoires. Dans son édition spéciale commémorant son cinquantième anniversaire, Midi Libre revient largement sur cette affaire. Presque quarante-cinq ans plus tard, les témoignages sont toujours aussi précis. Une grand-mère raconte : « Mon mari était un grand gaillard, costaud, qu’il fallait bien et beaucoup nourrir. Le matin, il n’avait pas peur de manger une bonne baguette entière à son petit déjeuner. Le jour fatal, comme d’habitude, il a copieusement mangé et a été victime du mal… Tout doucement, il est devenu faible et a traîné le poids de ce pain jusqu’à sa mort. Mais ma fille, qui avait alors 7 ans, a également mangé de ce pain. Dès le lendemain, elle a été prise de douleurs au ventre et avait de véritables crises de folie. Elle me sautait au cou car elle voyait des grosses bêtes comme des monstres… Enfin ! Des bêtes pas très catholiques. Elle voyait aussi des “ hommes ” qui voulaient lui faire du mal. Notre bon docteur est bien souvent venu la voir et m’a assez vite rassurée en me disant :  » Jusqu’à sa puberté, elle va sentir des séquelles de ce mal, puis ensuite le sang va se renouveler « . Ce drame a choqué toute ma génération à Pont-Saint-Esprit. »

Autre témoignage poignant, celui de Léon, le facteur :

« Comme tous les matins, ce 16 août 1951, je passe à la boulangerie de la Grand’Rue pour acheter mon pain quotidien. J’avais pour habitude de casser la croûte avant d’attaquer ma tournée. À la Poste, je coupe un bon morceau de pain pour accompagner mon saucisson. Ce jour-là, je fais ma tournée comme d’habitude. En passant dans certaines fermes, on me raconte qu’il se passe des choses étranges à Pont. Au fur et à mesure, mes informations se précisent. Tous ceux qui ont mangé le pain de la boulangerie B. deviennent fous et racontent des choses extravagantes. Pourtant, je le connais bien le boulanger. Comme moi, il aime jouer aux boules à Carsan. Et puis il aime aller à la pêche à la ligne. Enfin moi je suis bien content, car bien qu’ayant mangé de ce pain, je ne suis pas malade.

« Erreur que je vais comprendre trois jours plus tard. Au beau milieu de ma tournée, je suis pris de vertiges et d’envie de vomir. Avec beaucoup d’efforts, je parviens à terminer ma journée de travail.

« De retour à la Poste, je m’écroule. On me transporte d’urgence à l’hôpital d’Avignon et je ne conserve aucun souvenir de ce transfert si ce n’est l’arrivée sous une allée de platanes. L’hôpital, je le comprends bien vite dans ma semi conscience, est peuplé de fous en tout genre… Je reconnais des enfants et, contrairement à moi, ils n’ont pas de camisole de force. Ils sont sanglés sur leur lit et la vision de ces jeunes souffrant ne peut me donner espoir dans mes rares moments de lucidité. Ils sont tellement agités qu’au cours de leurs crises, ils parviennent à déplacer leur lit.

« En permanence, j’avais des visions d’horreur. J’étais comme dans un étau qui me broyait. Il y avait des couleurs, des formes qui s’entrechoquaient dans ma tête et surtout comme je ne pouvais pas dormir, j’avais le sentiment de sombrer de plus en plus dans ma folie… Je peux dire désormais que j’ai mis plusieurs années pour retrouver mon état normal.

« Pour de nouveau consommer du pain, cela a été une autre affaire. Chaque fois que j’avais un morceau de pain devant moi, toutes mes souffrances remontaient dans ma mémoire. Bien sûr, beaucoup de souvenirs sont très confus dans ma tête mais  l’impression d’avoir été  » absent  » pendant de longs jours domine encore. »

En 1951, Pont-Saint-Esprit fut au centre de toutes les conversations et fit la  » une  » des journaux nationaux et de la presse internationale qui s’intéressa largement à l’affaire du pain qui rend fou.

Cette soudaine notoriété, les Spiripontains s’en seraient bien passés tant leur souffrance a été grande et les esprits choqués.

Mais, tel son pont qui a résisté à toutes les crues et dont le Roi de France disait : « On dirait que cette oeuvre merveilleuse est issue des mains de Dieu »,  la petite ville a su dépasser ses traumatismes. Sa population a connu une croissance exceptionnelle, affichant désormais près de dix mille habitants. Le dynamisme de ses habitants et sa situation géographique en font une cité prospère avec un cadre de vie  des plus agréable. « Seuls les vieux racontent encore à leurs petits-enfants… »

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