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Le sillon de la mort. Le Mans. 1955

Pour Juan Manuel Fangio, le mythique pilote argentin, triple champion du Monde, plus rien ne sera jamais comme avant ce jour maudit du 11 juin 1955. Il revoit, dans la ligne droite des stands, la voiture de son coéquipier Pierre Levegh lancée devant lui à prés de 250 km/heure ; son bras levé en signe de prudence et soudain, comme enlevée du bitume, la Mercedes n° 20 qui décolle du sol avant d’exploser en retombant sur le talus. Il revoit, comme dans un épais brouillard, sa voiture se faufiler par miracle entre les débris et l’Austin accidentée qui le précède. À plus de 200 km/heure, tout est allé si vite que Juan Manuel Fangio n’a rien vu de la catastrophe qui se joue au même instant dans la tribune qui surplombe les stands.

L’horreur vient de frapper la 23e édition de la plus célèbre course automobile au monde, traçant un sillon de mort indélébile dans l’histoire des sports mécaniques.

La fête promettait pourtant d’être belle. Comme chaque année, le public avait répondu en masse. 250 000 à 300 000 spectateurs avaient convergé ces deux derniers jours vers le circuit sarthois. Routes, baraques foraines, parkings, tribunes grouillaient d’une foule bon enfant et de passionnés venus admirer l’incessant ballet des bolides, la virtuosité des pilotes et la féerie des lumières des phares, la nuit venue. Vingt-quatre heures d’ivresse de la vitesse et de part de risques. L’envers du décor des courses automobiles où l’affreuse fatalité peut brusquement venir côtoyer l’erreur de pilotage ; où une accumulation de faits imprévus peut mettre en relief la fragilité d’un système de sécurité que l’on croit sans faille.

Mais qui, ce jour-là, songerait à un tel enchaînement de circonstances ? Des mois que l’événement est inscrit au calendrier. Des semaines que la course a envahi les esprits. Des jours que les affaires sont prêtes comme un credo d’élan mystique. Des heures que les yeux sont braqués sur les mécaniques prêtes à s’élancer ; que l’on suppute sur les chances des marques à remporter le trophée. D’autant plus que cette année 1955, la course suscite un nouvel engouement. Le retour des « Flèches d’Argent » sur les circuits n’a échappé à personne. Et chacun sait que le constructeur allemand Mercedes ne revient pas au Mans pour faire de la figuration. La preuve en est que la firme de Stuttgart a confié le premier volant de la Mercedes 300 SLR n° 19 au duo Fangio-Stirling Moss. Ce qui se fait de mieux à l’époque dans le sport automobile. L’alliance de la maîtrise et de la fougue ; de l’expérience et de la jeunesse.

Ah oui !!! ce 11 juin 1955, la fête promettait d’être belle et bien malin qui pouvait prévoir le vainqueur. Car les Jaguar et les Ferrari, vainqueurs des trois dernières éditions, n’ont pas dit leur dernier mot. Avec Mike Hawthorn et Ivor Bueb, la Jaguar Type D n° 6 rivalise sans problème avec les Mercedes. Et si Ferrari est un peu en retrait, personne n’oublie que la Scuderia est tenante du titre avec le Français Maurice Trintignant.

Qui pourrait venir bousculer cette hiérarchie ? Les Tony Rolt et Duncan Hamilton, vainqueur en 1953 et second en 1954 ? Le Français Pierre Levegh, de son vrai nom Pierre Bouillin, associé sur la Mercedes n° 20 à l’Américain John Fitch ? Trop vieux (50 ans) pour certains ? Manquant d’expérience à ce niveau pour d’autres ? C’est vite oublié que le bijoutier-pilote a failli créer, en 1952, un sacré exploit. Sans équipier, il a tenu tête aux Mercedes pendant vingt-trois heures avant de céder sa première place, moteur cassé ! Respect, monsieur Levegh ! Pourtant, la présence, ce 11 juin, du pilote français au départ ne tient que par le forfait de Jean Behra, accidenté lors des essais.

Pour les spécialistes, la course se jouera moins sur le talent et l’endurance des pilotes que sur les nouveautés technologiques apportées aux voitures par les constructeurs. Et de ce côté-là, les deux cents ingénieurs allemands et les trois cents mécaniciens de chez Mercedes, dans le plus grand secret, ont bien travaillé. La Mercedes 300 SLR est devenue plus légère grâce à un alliage contenant du magnésium ; elle bénéficie d’un spectaculaire frein aérodynamique et la cylindrée a été portée de 2500 cm3 à 3000 cm3. On évoque aussi l’utilisation d’un nouveau type de carburant sans vraiment savoir le vrai du faux.

Ferrari a aussi lancé la nouvelle 121 LM spider Scaglietti. Mais les connaisseurs doutent qu’elle puisse rivaliser en vitesse avec la Mercedes.

Il est 16 heures à la pendule Dutray du circuit quand les soixante pilotes s’élancent en travers de la piste, sautent dans l’habitacle et démarrent en trombe pour s’assurer la meilleure place en tête de la course. La fête allait être belle, ce 15 juin 1955 ! Fangio, qui a raté son départ, doit batailler ferme pour doubler un par un des concurrents beaucoup moins rapides que lui. La Mercedes a bien mérité son surnom de « Flèche d’Argent ». L’Argentin, qui aime le combat, pulvérise record sur record à chaque tour. Le spectacle est extraordinaire et les spectateurs, époustouflés par le show du champion du Monde.

Au bout de deux heures d’une fantastique remontée, Fangio est revenu sur les talons de la Jaguar de Mike Hawthorn qui fait la course en tête alors que la Mercedes de Pierre Levegh doit déjà rendre un tour. La lutte entre les deux marques est lancée. À chaque passage devant les stands, les spectateurs comptent les secondes grignotées par l’un ou l’autre des pilotes.

18 heures 28. Il est temps pour le Britannique de s’arrêter pour ravitailler. Un coup de frein sec et la Jaguar rentre brusquement dans son stand. Surpris par la manœuvre, l’Austin-Healey de Lance Macklin s’écarte sèchement vers la gauche pour l’éviter. Derrière, la Mercedes de Pierre Levegh ne peut se déporter suffisamment et heurte l’arrière de l’Austin. Propulsée comme sur un tremplin, la « Flèche d’Argent » décolle avant de s’écraser sur le muret séparant la piste de la tribune. Le pire endroit pour un tel accident car seule une palissade en bois sépare juste les tribunes des stands, là où se pressent les spectateurs, juchés sur des escabeaux ou des tabourets, pour ne rien perdre du spectacle.

Le choc est d’une violence inouïe. La Mercedes se désintègre au contact du sol, projetant dans les gradins train avant, aérofrein, moteur et débris incandescents sur la foule, atteinte aussi par le souffle de l’explosion. Une double onde de choc terriblement meurtrière qui fauche d’un coup quatre-vingt-trois personnes. L’épouvante se mêle alors à la stupeur. La fête aurait dû être belle, ce 11 juin 1955. Elle vient de se transformer en vision cauchemardesque comme un traumatisme que seuls les mots, les phrases et les témoignages tentent d’exorciser.

« C’était comme à la guerre ! On était des centaines et puis, d’un coup, on s’est tous retrouvés par terre. Tout le monde… »

« Quand je me relève, quelques secondes plus tard, je n’y vois plus de l’œil gauche. Un fragment de cerveau obstrue mon verre de lunettes. Mes mains et ma chemise sont maculées de sang… mais je n’ai rien… Autour de moi c’est le chaos. Des dizaines de corps gisent sur le sol. À mon côté, mon infortuné compagnon […] est décapité. Ses jumelles sont autour de son cou mais sa tête n’y est plus… » (Jacques Grelley)

Et le corps, disloqué et brûlé, méconnaissable, de Pierre Levegh.

Le temps est venu des critiques ! Des questions ! Des incertitudes ! Comme autant de doigts pointés sur l’organisation, les pilotes et les constructeurs. Pour comprendre et changer ce qui n’aurait jamais dû être. Avec un degré d’intensité selon les journaux.

« Pourquoi n’a-t-on pas aussitôt arrêté cette course maudite ? » (Paris-Presse)

« A-t-on le droit de sacrifier tant de victimes à la vitesse ? » (Le Parisien Libéré)

« Deux fragiles barrières entre la catastrophe et le public. » (L’Humanité)

Quand la kermesse se change en morgue, ce carrousel qui continue à tourner ne prend-il pas l’aspect d’une danse macabre ? » (Franc-Tireur)

« On avait au Mans, prévu et organisé le progrès. On s’est laissé prendre de vitesse par ce progrès dévorant… » (L’Equipe)

Et des réponses qui se diluent parfois dans les ombres, phase intermédiaire vers les spéculations les plus folles.

Le circuit du Mans passait pour l’un des plus sécurisés au monde. L’enquête confirma une conjonction de faits imprévisibles (« Un simple fait de causes »), mettant en avant l’absence de risque zéro sur ce type d’épreuves. La course continua pour éviter le départ massif et précipité des spectateurs, qui aurait empêché aux secours d’arriver rapidement sur les lieux. Mercedes fut lavé de tout soupçon concernant l’utilisation d’un carburant hautement inflammable. Mais alors, comment interpréter le départ à la sauvette de ses trois bolides, stoppés en pleine nuit par ordre de la direction de la firme ? Protection de sa technologie ou volonté de cacher des interdits ?

Fangio avait exprimé dès l’accident sa volonté d’arrêter mais son coéquipier Stirling Moss avait voulu poursuivre. La Mercedes avait donc continué jusqu’à son abandon, laissant la voie de la victoire à l’équipage de Jaguar Mike Hawthorn et Ivor Bueb.

Mais là n’était plus la question ! Seuls comptaient désormais le deuil, le recueillement et… l’avenir d’une épreuve frappée de plein fouet par le drame.

Les autorités réagirent sans tarder mais selon des degrés différents. La France et l’Allemagne interdirent quelques mois toute épreuve automobile sur leur sol avant de revenir en arrière dès 1956. Il y avait tellement d’enjeux financiers ! La Suisse ne leva son interdiction qu’en 2007.

Au Mans, l’Automobile Club de l’Ouest prit à bras-le-corps la question de la sécurité. Elle ne pouvait faire moins en regard des victimes (83 plus 9 dans les jours qui suivirent) et des blessés (140). Plus jamais ça ! Piste enterrée ; stands reculés de 15 mètres ; protections renforcées ; réservoirs des voitures diminués… devaient permettre au Mans de dépasser le drame.

Quant à John Fitch, le coéquipier du malheureux Pierre Levegh, traumatisé par l’accident, une fois le volant abandonné, il se spécialisa dans l’invention de barrières de sécurité. Pour que ne rime plus course automobile et vision d’apocalypse !

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