L’effondrement mystérieux du Mont-Granier Chapareillan. Entremont-le-Vieux. 24 novembre 1248
La catastrophe
Le Royaume de France est durement éprouvé au Moyen Âge par les pestes, les famines et les guerres qui laissent la population exsangue. Plus de la moitié des enfants meurent en bas-âge et les vieillards de plus de quarante ans se font rares.
Les catastrophes naturelles ajoutent du malheur aux hommes : cours d’eau qui inondent les villages, tempêtes, tremblements de terre. Le 14 septembre 1219, suite à la rupture du barrage naturel du lac d’Oisans, les eaux envahissent Grenoble faisant de nombreuses victimes. Dans la même région, le 24 novembre 1248, alors qu’en Angleterre un raz-de-marée dévastateur ravage les côtes, un cataclysme d’une ampleur jamais égalée anéantit cinq villages savoyards.
Vers minuit, un fracas dantesque réveille les paysans. La fin du monde ne durera que quelques minutes. L’éclatement apocalyptique d’un pan du Mont-Granier, situé sur la combe de Savoie, entraîne plusieurs centaines de millions de mètres cubes d’éboulis qui emportent moulins, fermes et villages au passage. Plusieurs milliers de personnes sont ensevelies sous des tonnes de calcaire. Les villages de Cognin, Vaurey, Saint-André, Granier et Saint-Péron sont définitivement rayés de la carte ; d’autres sont partiellement détruits ; la chapelle de Murs a disparu. Le glissement infernal s’étale sur sept kilomètres et demi et s’arrête pile aux portes de la chapelle de Myans…
La thèse d’un tremblement de terre semble aujourd’hui écartée par les scientifiques. Un tel glissement de terrain n’aurait pu être provoqué que par un séisme d’une amplitude de 11 à 12 sur l’échelle de Richter et c’est alors toute la Savoie qui aurait été engloutie par les éboulis. Plus sérieusement, il est admis que, suite à d’importantes précipitations, les eaux se seraient infiltrées dans les nombreuses galeries souterraines qu’abrite le Granier jusqu’à atteindre la couche marneuse de sa base. Déstabilisé par son socle devenu friable, le massif aurait glissé, provoquant la plus grande catastrophe occidentale de l’âge médiéval. Témoin impressionnant de l’ampleur de l’éboulement, le bloc de la « Pierre Hachée » mesure à lui tout seul plus de mille mètres cube !
La paroi du Granier qui s’érige en cicatrice béante à presque 2000 mètres au-dessus de Chambéry reste encore un mystère et la nuit du 24 novembre 1248 alimente toujours généreusement les légendes savoyardes.
Le châtiment divin
Aucun témoignage direct susceptible de nous éclairer sur les circonstances du drame n’a traversé les siècles. Seuls quelques moines érudits se sont emparés de cette tragédie pour reconquérir les fidèles tentés par l’hérésie en agitant le spectre de la punition divine.
Matthieu Paris, un moine bénédictin anglais, profite de la catastrophe pour jeter l’opprobre sur tout le Comté de Savoie à qui il reproche une trop grande influence dans les affaires du Royaume d’Angleterre – Henri III Plantagenêt vient d’épouser Éléonore de Provence, petite fille du Comte de Savoie – l’occasion est trop bonne pour affubler les Savoyards de tous les vices et justifier ainsi la colère de Dieu.
« C’était sur les maisons de ces mêmes habitants que la justice divine avait sévi, parce qu’ils exerçaient alors avec indifférence et impudence les activités honteuses de l’usure, tout souillés de l’ignominie de cette soif, et pour que l’apparence de la vertu cachât le vice ; ils ne rougissaient pas de s’appeler insidieusement marchands de deniers ; ils s’inquiétaient peu de commettre des actes de simonie[1], ne craignaient pas de se livrer sans pitié aux vols et rapines (…) ignorant que plus la vengeance divine se fait attendre, plus elle s’exerce avec rigueur. »
La main de Dieu infligeant une pénitence aux mauvais chrétiens à chaque calamité est communément admise au Moyen Âge. Le peuple est superstitieux. Il est facile pour les prédicateurs de remettre les brebis égarées dans le droit chemin avec des sermons moralisateurs, en les menaçant de terribles châtiments si leur conduite n’est pas exemplaire.
L’inquisiteur dominicain Étienne de Bourbon assure dans ses sermons que l’ire céleste, en cette fatale nuit de novembre, était dirigée contre le conseiller du Comte de Savoie, Bonivard, lequel avait chassé le jour même les moines du prieuré de Saint-André pour agrandir ses propriétés déjà nombreuses au pied du Granier :
« Peu d’heures avant la catastrophe, les moines du Prieuré d’Aspremont, au pied du Granier, avaient été chassés de chez eux par le Sire Bonnivar, seigneur de l’endroit, ne sachant où aller, les pauvres religieux prirent le chemin de Myans et se réfugièrent dans la chapelle… où ils arrosaient le pavé de chaudes larmes et remplissaient l’air de soupirs, recommandant leur fortune aux mérites de la Vierge Glorieuse, et non sans effets, car le soir du même jour,… le temps serein, calme et la lune bien claire, en un instant,… par le ministère des diables furent causés grêle, tempêtes et tremblements de terre si étranges que le sommet du rocher de la dite montagne tomba en de prodigieux quartiers… et s’épancha… jusqu’aux talons des pauvres religieux qui étaient en dévotion devant l’image de la Vierge, où le dit abîme s’arrêta tout court sans pouvoir passer plus outre et sans faire de mal aux dits religieux ; lesquels entendaient les derniers démons qui criaient aux premiers : « Passons outre, passons outre ! » ; auxquels ceux-ci répondaient : « nous ne pouvons, car la Brune, c’est-à-dire la noire, nous empêche ! »
Ce récit eut tôt fait de se transformer en légende…
La légende de la Vierge noire
L’arrêt net de la coulée meurtrière à la porte même de la chapelle de Myans ne pouvait qu’embraser les imaginations déjà bien formatées par l’Église toute puissante. Que les éboulis aient été freinés par les moraines de Seloges n’est pas de nature à détourner les pèlerins qui se prosternent toujours devant la Vierge Noire, mère protectrice du sanctuaire de Myans.
Chassés par le méchant Jacques Bonivard, les moines d’Apremont trouvent refuge dans la petite chapelle de Myans où ils se mettent à prier avec ferveur au pied de la Vierge. Pendant ce temps, Bonivard fait ripaille avec tous les nobles du Comté pour fêter cette honteuse victoire. Le Ciel ne peut tolérer pareille infamie. La colère du Tout-Puissant sera terrible. Alors que la nuit est très calme, sur le coup de minuit, le Mont-Granier se fend dans un craquement épouvantable. En un rien de temps, les fêtards sont écrasés par les rochers poussés par le Malin. Les moines épouvantés par la fin du monde imminente redoublent de dévotion. La montagne dégringole dans une terrible avalanche qui épargne miraculeusement le sanctuaire. Quelques blocs le dépassent, d’autres l’entourent mais les moines sont sains et saufs.
Un petit verre pour finir
Depuis le début du XIVe siècle, les pentes argilo-calcaires de l’effondrement, appelées abymes de Myans, sont utilisées pour la culture de la vigne. Le vin d’Apremont, à la robe pâle et lumineuse, réconforte les skieurs du XXIe siècle qui sont loin de se douter qu’en arrosant copieusement leur tartiflette, ils rendent hommage aux bons moines du prieuré de Saint-André.
[1] Simonie : commerce de biens spirituels
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