L’envol de la République. Léon Gambetta
Nous sommes le 7 octobre 1870. La République est proclamée depuis trois jours. Une République qui ne tient qu’à un fil car les Prussiens sont aux portes de Paris. Prisonnière dans les murs de sa capitale. Toutes les voies d’accès (routes et fleuve) sont bloquées. Reste une solution : la voie des airs ! Avec tous les risques que cela comporte de franchir les lignes ennemies sous la mitraille. On n’est pas là dans le roman de Jules Verne « Cinq semaines en ballon ». Mais Léon Gambetta, ministre de l’Intérieur de la toute nouvelle République, s’habille à trente-deux ans, de l’étoffe du héros. Et il faut faire vite. Très vite même. D’autant plus qu’il n’existe aucun ballon dans la capitale. Alors, dans un élan patriotique, ouvriers et ouvrières des usines ; soldats et mobiles se mettent à la tâche dans l’atelier du photographe Nadar, à Montmartre, pour confectionner les cordages, la nacelle en osier et la toile avant de transporter l’ensemble gare d’Orléans où des petites mains cousent pièce par pièce la montgolfière. Dans l’enthousiasme général, on lui donne même un nom : « Armand-Barbès », un révolutionnaire des années 30-40, mort quelques mois plus tôt. La montgolfière, d’une envergure de seize mètres de diamètre, est gonflée au gaz d’éclairage dans les usines de Clichy et de la Villette. Enfin, le 7 octobre, alors que les Prussiens menacent de plus en plus de pénétrer dans Paris, L’Armand-Barbès et sa petite sœur, La Georges-Sand sont amenées place Saint-Pierre-de-Montmartre. L’instant est solennel ainsi que le raconte Victor Hugo, rentré quelques mois plutôt de son long exil de dix-neuf ans, dans son journal Choses vues : « 7 octobre. — Ce matin, en errant sur le boulevard de Clichy, j’ai aperçu au bout d’une rue entrant à Montmartre un ballon. J’y suis allé. Une certaine foule entourait un grand espace carré, muré par les falaises à pic de Montmartre.
« Dans cet espace se gonflaient trois ballons, un grand, un moyen et un petit. Le grand, jaune, le moyen, blanc, le petit, à côtes, jaune et rouge. On chuchotait dans la foule : Gambetta va partir. J’ai aperçu, en effet, dans un gros paletot, sous une casquette de loutre, près du ballon jaune, dans un groupe, Gambetta. Il s’est assis sur un pavé et a mis des bottes fourrées. Il avait un sac de cuir en bandoulière. Il l’a ôté, est entré dans le ballon, et un jeune homme, l’aéronaute, a attaché le sac aux cordages, au-dessus de la tête de Gambetta.
« Il était dix heures et demie. Il faisait beau. Un vent du sud faible. Un doux soleil d’automne. Tout à coup le ballon jaune s’est enlevé avec trois hommes dont Gambetta. Puis le ballon blanc, avec trois hommes aussi, dont un agitait un drapeau tricolore. Au-dessous du ballon de Gambetta pendait une flamme tricolore. On a crié : Vive la République ! »
« Même émotion palpable dans les colonnes du Rappel : « À dix heures et demie, une foule, à chaque instant grossie par de nouveaux arrivants, se pressait sur la place Saint-Pierre, à Montmartre, autour de l’emplacement réservé aux manœuvres.
« Sous la direction de Nadar, deux ballons, l’un jaune, l’Armand Barbès, l’autre blanc, le George Sand, avaient été remplis de gaz et, gonflés aux trois quarts, se balançaient comme impatients, et retenus non sans peine par des gardes nationaux et des gardes mobiles.
Gambetta est arrivé à onze heures moins un quart, empaqueté plutôt qu’habillé de vêtements épais et ouatés, bottes fourrées, casquette de fourrures : il ne fait pas chaud là-haut dans les nuages ! […]
« Le moment avait quelque chose de solennel ; les aéronautes agitaient les drapeaux ; une indéfinissable émotion, inquiétude et joie, serrait les cœurs. Un citoyen à la barbe et aux cheveux blancs, rompant le silence, a élevé son chapeau et jeté d’une voix retentissante le cri : Vive la République ! Une longue et unanime acclamation a répété : Vive la République ! Les femmes agitaient leurs mouchoirs. Gambetta, visiblement ému, saluait de la main. »
Dans l’Armand-Barbès prennent place, outre Gambetta, son secrétaire Eugène Spuller et l’aérostier Alexandre Tricher, un homme de confiance qui a déjà à son actif soixante-dix-huit vols. Sont embarqués également trois cages contenant seize pigeons-voyageurs et un sac contenant des dépêches et des prospectus destinés à être largués sur les lignes ennemies. A bord du Georges-Sand montent deux Américains et l’avocat Etienne Cuzon, sous-préfet de Redon.
Le voyage est périlleux. La montgolfière de Gambetta manque à plusieurs reprises de s’écraser. Elle se pose une première fois à Villiers-le-Sec, en territoire ennemi. La montgolfière décolle juste à temps au nez et à la barbe de la cavalerie prussienne. Plus loin, au-dessus de la gare de Creil, le ballon essuie le feu ennemi et une balle effleure la main de Gambetta. La Gazette nationale rapporte les minutes de ce périple : « Poussés par un vent très faible du sud-est, les aérostats ont laissé Saint-Denis sur la droite, mais à peine avaient-ils dépassé la ligne des forts, qu’ils ont été assaillis par une fusillade partie des avant-postes prussiens, quelques coups de canons ont été aussi tirés sur eux. Les ballons se trouvaient alors à la hauteur de 600 mètres, et les voyageurs aériens ont entendu siffler les balles autour d’eux. Ils se sont alors élevés à une altitude qui les a mis hors d’atteinte ; mais, par suite de quelque accident ou de quelque fausse manœuvre, le ballon qui portait le ministre de l’Intérieur s’est mis à descendre rapidement, et il est venu prendre terre dans un champ traversé quelques heures avant par des régiments ennemis, et à une faible distance d’un poste allemand. En jetant du lest, il s’est relevé, et a continué sa route. […]
« L’Armand Barbès n’était pas au terme de ses aventures. Manquant de lest, il ne se maintint pas à une élévation suffisante ; il fut encore exposé à une salve de coups de fusils partie d’un campement prussien, placé sur la lisière d’un bois et alla, en passant par-dessus la forêt, s’accrocher aux plus hautes branches d’un chêne où il resta suspendu ; des paysans accoururent, et, avec leur aide, les voyageurs purent prendre terre, près de Montdidier, à 3 heures moins un quart. Un propriétaire du voisinage passait avec sa voiture, il s’empressa de l’offrir à M. Gambetta et à ses compagnons, qui eurent bientôt atteint Montdidier, et se dirigèrent sur Amiens. »
L’équipage gagne ensuite Rouen puis Tours où le gouvernement de Défense nationale s’installe. Gambetta a réussi son pari mais ne pourra pas empêcher la défaite française et la perte de l’Alsace-Lorraine. Le vol de l’Armand-Barbès rentre dans l’Histoire et préfigure l’utilisation des ballons, et plus tard de l’aviation, à des fins militaires, quatre-vingt-sept ans après les premiers essais des frères Montgolfier.


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