Les cabanières de Roquefort en grève. 30 mai 1907
La petite cité de Roquefort, au sud de l’Aveyron, perchée à flanc de coteau, est indissociable de ces caves glaciales, creusées dans le roc, où fermente une moisissure qui donne toute sa saveur à un fromage inégalable. Exploitées dès le Moyen Age, les caves de Roquefort emploient dans la dernière décennie du XIXe siècle une main d’œuvre exclusivement féminine (près de 900), venue de tous les villages environnants. C’est peu de dire que Roquefort est devenu le centre vital d’une campagne besogneuse, déjà soumise à l’exode rural et terriblement docile aux dures conditions de travail. Les cabanières, dont le nom viendrait du mot « cava » (cave), sont loin de ces jeunes filles pimpantes, aussi fraîches que les caves dans lesquelles elles travaillent. C’est pourtant, d’une manière très idyllique, que sont décrites ces ouvrières rudes à la tâche mais encore vierges de tout esprit revendicatif. « Chaudement vêtues de laines, elles résistent victorieusement à l’humidité et à la température du milieu dans lequel elles vivent et sont toujours admirablement bien portantes. Les unes passent toute l’année aux caves ; d’autres n’y restent que huit ou neuf mois ; certaines enfin n’y séjournent que trois ou quatre mois au moment du gros travail. Elles reçoivent, outre la nourriture et le logement, un salaire qui varie entre 80 et 250 francs, suivant le temps qu’elles passent aux caves. »
Eugène Marre, professeur départemental d’agriculture, écrit à leur propos : « Les cabanières sont constamment chaussées de sabots pour résister au froid ; elles portent d’épais bas de laine noire, un jupon très court… elles ont un large tablier à bavette en toile forte pour protéger leurs effets ; ce tablier porte parfois un matricule. Jeunes, vives et alertes, pour la plupart, ces ouvrières ne paraissent pas souffrir de leur existence souterraine ; elles travaillent presque toujours en chantant et leur gaieté étonne le visiteur… Elles restent aux caves de 4 mois à 11 mois ½ suivant que le travail presse plus ou moins et travaillent 9 heures par jour. » Et d’ajouter : « Les dortoirs des cabanières sont assez confortables, assez vastes et bien aérés. Chaque cabanière possède un lit et une table. Le long des murs courent des étagères où sont placés de menus objets de toilette, les vêtements et quelques colifichets. Le dortoir est placé sous la surveillance d’une cabanière plus âgée qui veille au maintien de l’ordre et de la propreté ».
Le travail des cabanières consiste à frotter avec du sel le pourtour et consécutivement les deux faces des fromages avant de racler à plusieurs reprises leur surface. « La dextérité de ces cabanières dans le maniement des pains est remarquable : tenant le fromage dans le creux de la main gauche, elles l’appuient légèrement sur la poitrine, tandis que de la main droite, elles passent rapidement le couteau sur le pourtour et sur les deux faces… »
Des conditions de travail difficile qui avaient déjà vu, le 24 décembre 1903, un premier mouvement de contestation. Les cabanières avaient pour la première fois « abandonner leur atelier souterrain, c’est à dire leur cave, pour aller porter leurs doléances aux patrons et demander une augmentation de salaire et de service ». Mais le lendemain, jour de Noël, sans que satisfaction leur soit accordée, elles avaient repris le travail, préférant un salaire assuré aux menaces de licenciement annoncées par le directeur des caves de la grande Société.
Soudainement, le 30 mai 1907, un télégramme de la gendarmerie de Millau parvient à la Préfecture : « Commencement grève vient de se produire à Roquefort à la suite d’une conférence faite par la citoyenne Sorgue et M. Renaudel (CGT), assisté de Mazars, du syndicat des mineurs. Renaudel est délégué du parti socialiste pour la propagande dans l’Aveyron. 600 cabanières réclament augmentation : 360 f de salaire, 40 f de pension. Quelques carreaux ont été cassés. »
Mais qui est cette citoyenne Sorgue venue à Roquefort ? Petite-fille de l’agronome Joseph-Antoine Durand de Gros et fille du scientifique Joseph-Pierre Durand de Gros, tous deux fervents républicains, mettant en application la théorie fouriériste sur leurs domaines de Gros et d’Arsac près de Rodez, de son vrai nom Antoinette Durand de Gros, celle que l’on surnomme désormais la citoyenne Sorgue, anagramme féminisée de « Gros », attise, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, aux quatre coins de l’Europe, les feux de la révolte ouvrière. Proche de Vaillant puis de Gustave Hervé, elle devient l’une des grandes représentantes du mouvement ouvrier international, se déplaçant au fil des grèves en France, en Italie, en Angleterre et au Portugal.
La veille, le mercredi 29 mai, Renaudel accompagné du secrétaire fédéral s’est rendu à Sévérac-le-Château pour y fonder un groupe. La conférence ayant été annulée, Sorgue propose de se rendre à Tournemire où doit se créer un groupe adhérent au Parti Socialiste Révolutionnaire. Le soir même, vers 20 heures, tous les trois arrivent à Roquefort où « ils donnent une conférence en plein air, à laquelle assistent 1500 à 1800 personnes dont le plus grand nombre sont les ouvrières de Roquefort ». Sorgue parle sur une terrasse élevée de quatre à cinq mètres, devant la foule qui se trouve massée en grande partie dans la grande Rue et dans d’autres ruelles en amont, percées sur le flanc du coteau où se trouve le village. Elle les appelle à lutter jusqu’au bout et, dans un discours qui dépeint avec éloquence l’exploitation effrénée que subissent les ouvrières, à former dès maintenant un syndicat.
« Alors, s’enthousiasme La Voix du Peuple, pendant trois-quarts d’heure a lieu un défilé ininterrompu d’ouvrières venant signer leur adhésion. 500 signatures ont été immédiatement recueillies et un conseil syndical a été nommé qui a élaboré les revendications. » Déclarée à l’unanimité des cabanières, la cessation du travail touche toutes les caves de Roquefort.
Le 30 mai après-midi, la grève éclate après le refus des dirigeants de Société d’accepter les revendications des cabanières. Le lendemain, les patrons des autres caves font leurs premières concessions : les salaires seraient relevés à 330 f/an, le prix de la pension portée à 32,50 f/mois, s’engageant par écrit à n’inquiéter aucune ouvrière mais refusant désormais toute autre concession. Ce que les cabanières n’acceptent pas : « Nous descendons déjeuner à Tournemire et attendrons jusqu’à 3 heures une réponse satisfaisante. Passé ce moment nous nous séparerons et rentrerons chacune chez nous ».
L’Humanité et La Voix du Peuple relaient au niveau national la grève des cabanières, « cet exemple unique donné au prolétariat non seulement national mais universel ; personne, parmi les plus optimistes, n’eût jamais supposé que le vent de la révolte pénétrât aussi tôt à Roquefort et en aussi peu de temps y produisit des effets aussi magnifiques dans un milieu exclusivement féminin, inféodé aux principes religieux qui rend plus superbe encore le résultat obtenu. Oui, on a vu à Roquefort, des femmes, des jeunes filles, toutes catholiques pratiquantes brusquement se révolter contre le patronat, et dans un élan magnifique de solidarité ouvrière effectuer en trois jours cette besogne considérable ».
Le Sous-Préfet, appelé par les patrons des caves, s’inquiète d’une prolongation de la grève au-delà du deuxième jour : « Je crois devoir vous signaler que la cessation du travail priverait de leurs ressources 5000 petits propriétaires et 15000 travailleurs ruraux ». Il critique aussi l’intransigeance des patrons : « L’irritation des esprits [due à l’attitude de Société] n’a pas peu contribué à l’éclosion de la grève. Il est probable cependant que celle-ci ne fut pas déclarée dès maintenant sans l’intervention de Mme Sorgue et du propagandiste syndicaliste Renaudel… qui ont en quelque sorte dicté le programme de leurs revendications aux cabanières ».
Le 2 juin, L’Humanité annonce que la grève des fromageries de Roquefort continue. « Dès six heures ce matin, les ouvrières sortaient du dortoir improvisé à Tournemire où elles avaient passé la nuit et montaient à Roquefort au chant de l’Internationale et d’une chanson composée par elles sur la grève. Elles ont constaté que le travail n’avait repris nulle part. Les pourparlers engagés entre ouvrières et patrons ont pris toute la matinée, mais n’ont pas abouti. Toutefois les patrons ont fait d’importantes concessions… Cependant les ouvrières grévistes ne sont pas satisfaites ; certains points qu’elles considèrent comme essentiels sont laissés sans réponse : elles veulent entre autres des engagements précis et formels des patrons à propos de la liberté syndicale.
A midi, les pourparlers sont à nouveau rompus. Les ouvrières n’habitant pas à Roquefort regagnent alors leur domicile dans les communes environnantes, chargeant le conseil syndical de leurs intérêts.
La plupart sont allées en défilé déjeuner à Tournemire où des soupes communistes sont organisées. Ce matin, quatorze gendarmes à pied et à cheval sont arrivés. Aucun trouble ne s’est produit. Des réunions enthousiastes sont tenues sur les paliers en étage qui bordent la rue principale de Roquefort. Les ouvrières viennent de prévenir le maire qu’ayant fait des concessions raisonnables, elles attendent maintenant avec patience les propositions patronales. »
Pour L’Humanité, l’issue de la grève ne fait aucun doute : « On pense que les patrons seront obligés de céder demain et que les fromages seront perdus si la grève dure encore plusieurs jours. En effet, une plus longue interruption du travail leur causerait des pertes considérables. Les grévistes attendent avec confiance l’issue du conflit. »
Effectivement, le soir, devant le durcissement du conflit, les patrons cèdent sur la plupart des points de revendication. Ils reconnaissent le syndicat, accordent aux cabanières 35 f/mois de nourriture et 350 f/an de salaire, alors qu’avant la grève, elles touchaient respectivement 23 f et 270 f de gages. En outre, « elles ont désormais la faculté de se nourrir comme bon leur semblera et où il leur plaira tandis que jusqu’à hier, elles étaient obligées de se nourrir chez telle personne que le patron désignait. Toutes ces ouvrières de Roquefort sont syndiquées et le Syndicat a décidé de se confédérer, par l’affiliation à la Fédération de l’Alimentation ».
Le patron de Société surenchérit alors une augmentation plus importante pour ses ouvrières (360 f/an et 40 f/mois de pension. En solidarité, les cabanières refusent cette augmentation : « Les ouvrières de Société, déclare le sous-préfet, refusèrent de bénéficier de cette générosité d’un aloi douteux et déclarèrent que leurs camarades des autres maisons s’étant solidarisées avec elles pendant la grève, elles voulaient se solidariser à leur tour avec les premières en n’acceptant que les mêmes avantages consentis à celles-ci ». En réalité, cette proposition du patron de Société vise à affaiblir ces concurrents qui seraient fragilisés économiquement par une trop forte augmentation.
La grève dès lors est terminée. L’appui de la citoyenne Sorgue s’est révélé déterminant dans le succès des cabanières. Les trois jours passés à Roquefort ont eu pour effet de vivifier et de structurer le mouvement. Le dimanche 2 juin, satisfaite du résultat, Sorgue quitte Roquefort, « accompagnée à la gare de Tournemire par une foule de cabanières qui manifestent, drapeau rouge au vent et au chant de l’Internationale ».
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