Les faux carnets d’Hitler ou l’Allemagne confrontée à ses vieux démons
En 1983, à grands renforts médiatiques, l’hebdomadaire allemand Stern dévoile au monde entier les carnets secrets et intimes d’Hitler. Une bombe vite désamorcée : les carnets sont des faux, montrant l’incrédulité des journalistes trop accaparés par le scoop et la courbe des ventes.
Dubitatif » ! Peter Koch. Le rédacteur en chef du grand hebdomadaire Stern ne croit guère au récit que vient de lui confier l’un de ses journalistes, Gerd Heidemann. L’info a pourtant de quoi le laisser sans voix. Gerd Heidemann aurait ni plus ni moins réussi à mettre la main sur les carnets intimes d’Hitler. Une bombe médiatique et historique dont Gerd Heidemann vient de lui narrer tous les détails.
L’étrange krach du Junker 352
Plus qu’un spécialiste de l’histoire du Troisième Reich, l’homme passe plutôt pour un nostalgique de la période nazie. N’a-t-il pas d’ailleurs acheté aux enchères le yacht d’Hermann Goering, le Carin II, avec lequel il est parti naviguer vers l’Amérique du Sud, à la recherche d’anciens dignitaires nazis. Le voyage s’est soldé par un lamentable échec et le Stern a dû éponger le déficit. Aussi, malgré l’importance de la révélation, la direction du journal refuse de lui accorder tout crédit, lui interdisant même de continuer à s’intéresser à cette partie de l’histoire allemande. Mais Gerd Heidemann persiste et confie son histoire au docteur Thomas Walde, chef du secteur historique de Stern, qui réussit finalement à convaincre Peter Koch de la fiabilité de cette information.
Qu’en est-il des racines de cette histoire dont Gerd Heidemann a remonté les fils ? Tout commence le 20 avril 1945, jour anniversaire d’Hitler, dans une Allemagne nazie proche du chaos. Ce jour-là, le Führer décide d’évacuer ses affaires personnelles de Berlin en les confiant au major Gundlfinger, chargé de les transporter en lieu sûr dans un Junker 352. Dans une cantine en fer scellée, les carnets intimes d’Hitler. L’avion n’arrivera jamais à destination. Il s’écrase près du village de Börnersdorf, en Saxe, à quelques kilomètres de la frontière tchèque. Heidemann connaît cette histoire. Curieux, il se rend sur place. Au cimetière, deux tombes portent les mentions « inconnu » et « inconnue ». Celles qui pourraient correspondre aux deux victimes présentes dans l’avion lors de du krach. Interrogés, les habitants avouent connaître l’accident sans pour autant savoir ce qu’il est advenu des affaires de l’avion.
Konrad Kujau, nostalgique nazi et faussaire
Gerd Heidemann ne s’avoue pas vaincu. En 1980, à Stuttgart, il rencontre un certain docteur Fischer, grand collectionneur de reliques nazies et faussaire patenté. En réalité, Konrad Kujau. Dans son ouvrage « Les grandes impostures littéraires », Philippe Di Falco raconte comment Kujau est entré jeune dans le commerce du faussaire : né le 27 juin 1938, à Löbau, en Saxe, « il grandit dans un orphelinat où on lui connaît déjà des talents de faussaire : enfant, il revendait de faux autographes d’officiels de l’Allemagne alors occupée pour se faire de l’argent de poche. Il étudie ensuite les beaux-arts à Dresde avant de passer à l’ouest en 1957, où il travaille comme laveur de vitres. En 1967, il ouvre une boutique à Stuttgart, revendant (et fabriquant) toutes sortes de documents, d’écrits nazis. Ses petites créations s’étendirent très vite à une fausse introduction pour une suite de « Mein Kampf », de faux poèmes autographes d’Hitler et les fausses premières mesures d’un opéra, que le Führer aurait composées, intitulé Wieland der Schnied (“Wieland le forgeron”). »
Dans leur discussion, Kujau confie à Heidemann une information fracassante. Il propose de lui céder, moyennant monnaies sonnantes et trébuchantes, les carnets secrets d’Hitler que son frère, général de la garde frontalière est-allemande, a fait passer clandestinement dans un piano. Heidemann ne peut laisser échapper si belle occasion. Au prix de 20 marks le mot proposé par le journal, il en coûtera la somme de 85 000 marks par volume. Le journal accepte sans prendre trop le temps de vérifier l’information. Un compte bancaire est ouvert au nom de Heidemann. Avec la règle d’or que tout escroc impose à sa victime : garder le silence absolu sur cette affaire et ne rien tenter qui provoquerait la fin de de toute transaction.
Un texte insipide fourmillant d’erreurs
Konrad Kujau, qui n’a en fait rédigé qu’un seul et unique volume, se met donc au travail pour fournir de la matière. Il achète de vieux cahiers, leur donne un faux air d’authenticité en versant du thé sur les feuillets et imite autant que faire se peut l’écriture du Führer. En cinq heures d’écriture, il parvient à produire un carnet. En tout, soixante-deux volumes voient le jour. Le contenu, qui s’appuie sur de nombreux ouvrages accumulés sur Hitler dans sa bibliothèque personnelle, ne comporte rien d’exceptionnel mais le journal n’y prête guère attention, la signature d’Hitler suffisant au futur succès de la publication. Pourtant, le texte fourmille de nombreuses erreurs qui ne résisteront pas après publication à l’analyse des plus grands spécialistes.
En février 1983, Gerd Heidemann remet les trois premiers carnets à Peter Koch. Trois cahiers reliés en cuir noir, présentant deux sceaux de cire rouge. Les premiers d’une série que Stern publiera en exclusivité dans ses colonnes. La révélation retentissante de ces carnets noirs fera exploser les ventes du journal. En attendant, Peter Koch, pour appuyer leur authenticité, confie à quelques historiens spécialistes de la Seconde Guerre mondiale des fragments de ces cahiers. Patatras ! Les avis sont partagés !
Les experts se ravisent après avoir authentifié ces carnets
Des experts comme Lord Dacre connu sous le nom de Hugh Trevor Roper et David Irving se ravisent après avoir considéré les carnets comme authentiques. Lord Dacre, vingt-quatre heures avant la parution des premiers textes dans le Sunday Times, revient sur ses propos, arguant du fait qu’on ne lui a pas laissé suffisamment de temps pour consulter des documents trop épars pour une expertise historique solide. Stern passe outre, mettant en avant des rapports graphologiques favorables. Le doute s’est instillé mais il est battu en brèche le 25 avril 1983 quand, devant les médias accourus du monde entier, Gerd Heidemann brandit, à Hambourg, les fameux carnets d’Hitler. Emoi et stupeur ! De nombreux journaux et revues étrangers comme Paris Match, Newsweek ou le Sunday Times publient à leur tour des passages. Droits qui rapporteront 4 millions d’euros au Stern.
Trois jours plus tard, le journal allemand publie les premiers extraits. Evoquant la Nuit de Cristal, Hitler aurait écrit : « On m’a rapporté qu’à plusieurs endroits d’horribles attaques avaient été conduites par des hommes en uniforme, que des Juifs avaient été battus à mort et que certains s’étaient suicidés. (Que va-t-on dire à I’étranger ?) » Le succès est au rendez-vous ! 1,8 millions d’exemplaires partent en quelques heures. Le 6 mai, nouvelle publication tandis que Paris Match en fait sa Une. Hitler fait recette ! De l’or en barre pour Stern qui a quand même, pour se rendre propriétaire de l’ensemble des carnets, dépensé la coquette somme de 9,3 millions de marks (plus de 5 millions d’euros).
Un scandale qui fait vaciller Stern
Pourtant, l’affaire fait rapidement florès ! Il aurait pourtant suffi à Stern de confier, avant toute publication, une analyse poussée des matériaux utilisés pour s’apercevoir qu’il s’agit de faux grossiers. Inquiet quand même des critiques qui commencent à s’élever et du scandale qui peut en découler au cas où…, le journal se décide enfin à confier l’expertise des carnets en sa possession à l’office fédéral allemand des archives.
Un chimiste, le docteur Julius Grant, ne met pas longtemps à découvrir le pot-aux-roses, démontrant que papier, encre, colle et couleur du sceau sont postérieurs à 1945. Les carnets sont donc bel et bien des faux qu’Hitler n’a jamais pu écrire !
Peter Koch et la rédaction du Stern sont effondrés ! Par cette révélation mais également par le scandale qui retombera sur eux et sur le journal. Du reste, les rédacteurs en chef démissionnent après des excuses publiques du journal. La confiance des lecteurs est mise à mal. Les ventes s’effondrent.
L’affaire est portée sur le terrain judiciaire. Gerd Heidemann est arrêté et passe aux aveux. Il décrit le canular et avoue avoir détourné à son profit une partie de la somme. Kujau tente de s’enfuir mais il est rattrapé près de la frontière autrichienne le 14 mai.
Une condamnation sévère
En 1985, s’ouvre à Hambourg le procès des deux hommes qui durera onze mois. Tandis que Gerd Heidemann, dont on ne sait trop le rôle qu’il a joué dans cette affaire, fait profil bas, Konrad Kujau joue au matamore devant ses juges. Devenu dans les médias « Roi des faussaires », il a même vendu au Bild Zeitung l’histoire de sa vie. Un expert rapporte aux juges que de nombreux passages des cahiers ont été recopiés intégralement à partir de l’ouvrage de Max Domarus, écrit en 1962 sous le titre « Hitler, discours et proclamations. 1932-1945. » Un ouvrage qui comporte de nombreuses erreurs retrouvées dans les cahiers de Kujau.
La condamnation est sévère : 4 ans et demi de prison pour Kujau ; 4 ans et 8 mois pour Gerd Heidemann qui paie d’avoir détourné à son profit une partie des fonds (1,7 millions de marks) versés par son journal.
Faussaire un jour, faussaire toujours !
Libéré pour raison de santé, Kujau s’installe dans le village de Pfullendorf, près de Stuttgart. En 1994, il refait parler de lui en se présentant à la mairie de Stuttgart. Plus tard, la police l’arrête après qu’il ait tiré à balle réelle dans un bar de la ville. Faussaire un jour, faussaire toujours : la police découvre qu’il fabrique de faux permis de conduire. A Stuttgart, où il s’installe comme restaurateur, il peint des tableaux inspirés d’œuvres de peintres connus. Chez lui, accroché au mur, il n’hésite pas à exposer une lettre manuscrite d’Hitler l’autorisant à publier ses carnets ! Un faux, bien sûr !
Les faux Kujau trouvent pourtant un marché dans le domaine de l’art. Sa dernière exposition se déroule à Majorque où il présente des toiles inspirées de Monet et de Klimt. Ce qui lui vaut une condamnation à 4000 euros pour infraction au droit d’auteur.
En 1998, Kujau est pris à son propre piège quand un auteur rédige, aux éditions Parerga Verlag, les Mémoires de Kujau sous le titre « L’originalité de la falsification ». Des Mémoires entièrement inventées contre lesquelles Kujau n’osera pas porter plainte. Il décède d’un cancer le 12 septembre 2000, à l’âge de 62 ans. Afin de perpétuer son souvenir, sa femme et son fils transforment leur maison en « musée Kujau » où sont présentés tous ses faux.
Gerd Heidemann, de son côté, se fait oublier et ne fera pas reparler de lui.
Quant au magazine Stern, après avoir laissé l’affaire se dégonfler, il confie en 2013 une partie des faux carnets encore en sa possession aux archives nationales allemandes, faisant de cette énorme escroquerie, un document d’archives. Etrange retournement de l’Histoire !


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