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Les grandes grèves de la ganterie. 1911 et 1934

Si, dans l’esprit des gens d’ici et d’ailleurs, Millau se conjugue désormais avec son viaduc, jusque dans les années 1960, la ville tire sa notoriété de la ganterie. Une histoire ancienne sur laquelle les historiens ont apposé quelques dates fondatrices.

Si A.-A. Monteil en situe le début au milieu du XVIIIe siècle (en référence à celui qui passe pour être le fondateur de la ganterie millavoise Antoine Guy), il semblerait qu’il faille remonter bien plus loin dans le temps comme l’indiquent quelques vieux documents telle cette donation faite en 1193 à l’hôpital d’Aubrac où apparaît le mot de pelletier. Plus tard, en 1491, une ordonnance de Charles VII stipule que « ceux qui se mesleront de ganterie feront leurs gans bons et valables ». Une spécificité et une réputation que l’Annuaire du département de l’Aveyron met en avant en 1836 : « Millau est la seule ville du département où l’on fabrique des gants. Cette branche d’industrie a beaucoup prospéré. Le nombre de paires de gants confectionnés dans cette ville s’élevait il y a peu d’années à 100 000 douzaines. » Dès lors, la production ira crescendo pour atteindre 339 000 douzaines en 1930.

Comment la ganterie est née sur ce territoire ? L’aptitude aux sols pauvres et caillouteux permet aux seuls moutons de prospérer sur les plateaux exposés au vent, au froid hivernal et à la sècheresse estivale. La Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest écrit en 1934 : « Les troupeaux de brebis sont surtout exploités pour les productions du lait qui donnera le fromage (Roquefort). Les éleveurs ne conservent donc que les agneaux nécessaires au renouvellement des troupeaux, les autres sont abattues à l’âge de un mois environ de façon à garder le lait de la mère. » Aussi, conserve-t-on la peau de ces agneaux pour l’industrie de la ganterie.

En France, l’industrie gantière se concentre sur cinq territoires, chacun avec sa spécificité. A Grenoble et Chaumont, les peaux de chevreau ; à Niort, le mouton chamoisé ; à Saint-Junien, le mouton chamoisé et l’agneau. Millau se consacre uniquement à l’agneau avec quelques productions de gants à partir de peaux de pécari, en provenance d’Amérique du Sud.

Les gantiers forment depuis le Moyen Age une véritable aristocratie ouvrière au sein de laquelle le long apprentissage et le savoir-faire se transmettent de père en fils et de mère en fille, la main d’oeuvre étrangère restant très minoritaire à Millau. Ainsi, au Moyen Age, les ouvriers gantiers ont le droit de porter l’épée. Une corporation où s’exprime une grande solidarité qui leur permet d’avoir un temps d’avance sur les réformes sociales. En 1828, un bureau de bienfaisance voit le jour. Trois ans avant la loi Waldeck-Rousseau (1884) est fondée l’Union syndicale des ouvriers et ouvrières en ganterie, rattachée en 1909 à la CGT. Enfin, en 1925, une convention est passée entre les patrons gantiers et les syndicats pour l’obtention de congés payés, onze ans avant la réforme du Front Populaire.

Ces avantages sociaux n’empêchent pas qu’un vent de fronde souffle parfois sur la ville : à l’occasion de la révolte des tanneurs en septembre 1841 sur fond de recensement général des portes et fenêtres et des valeurs locatives aboutissant à une émeute place du Mandarous ou lors d’une tentative avortée de résistance contre le coup d’état du 2 décembre 1851. Mais rien de comparable avec les événements qui vont secouer la cité gantière en 1911.

Millau, avec ses 17673 habitants, est alors plus peuplé que le chef-lieu Rodez grâce notamment aux 9000 emplois concernant les cuirs et peaux répartis dans les 90 manufactures de tanneries (20) et de ganterie (70). Au point que le Guide de l’Aveyron de 1911 place Millau « parmi les villes les plus industrielles de France ». Sans aucun doute, la prospérité des dernières décennies engendrée notamment par l’arrivée de la « Bête Noire » a permis cet âge d’or de la ganterie, ponctué de quelques crises dues à la concurrence (française et étrangère) et à la rivalité entre les différents patrons. Aussi, dans ces années de luttes sociales, les ouvriers et ouvrières de la ganterie revendiquent-ils de meilleurs salaires. Ainsi en 1911, année durant laquelle doit être renégocié le contrat collectif de travail entre ouvriers et patrons !

La demande de l’Union syndicale est claire : une augmentation de 35 centimes par douzaine de gants pour les coupeurs et de 5 centimes pour les dresseurs afin de compenser la cherté de la vie due à l’augmentation du coût des denrées alimentaires suite aux mauvaises récoltes de 1910. « Depuis deux ans, les vivres ayant augmenté dans des proportions considérables, nous avions cru, pour le renouvellement du contrat, demander une augmentation de salaire équivalente à 0 fr 50 par jour. Mais nous nous sommes buttés à une intransigeance patronale qui a rejeté impitoyablement notre demande. Ce à quoi répond le Groupement syndical du patronat : « Il nous est matériellement impossible de supporter l’augmentation que vous désirez… », mettant en avant deux raisons : le relèvement des salaires de 20 à 25% dans la période 1906-1909 et la répercussion que cette nouvelle augmentation pourrait provoquer sur le prix de vente d’une paire de gants, devenue trop chère par rapport à la concurrence.

Le refus du patronat parvient à l’Union syndicale le 3 mai. La cessation du travail est votée le 16 mai par 630 voix pour et 0 contre. Le 25 mai, 990 coupeurs sur 1200 sont en grève. Une médiation échoue quinze jours plus tard, provoquée par le juge de paix avant que le président du Tribunal de Commerce, M. Siedel, prenne le relais en tant que conciliateur. Sans résultat, chaque partie demeurant sur ses positions.

Les manifestations et les défilés rythment dès lors le quotidien des grévistes tandis que des délégations d’ouvriers et de patrons tentent de trouver une issue à la crise. Ainsi, le 4 juillet, une proposition d’augmentation de 10 centimes est rejetée par les ouvriers, jugée ridicule. L’appel à la solidarité ouvrière est lancé, des tournées étant effectuées dans les principaux centres industriels de la région, dans le Bassin de Decazeville ou dans le Tarn (Mazamet, Castres et Graulhet). Le 7 juillet, elle s’élève à 15374 francs.

Des chantiers communaux sont aussi mis en place par la mairie pour embaucher des ouvriers grévistes, à Millau mais aussi à Rodez où une trentaine sont employés sur la nouvelle ligne de tramways. A ces chantiers s’ajoutent les fourneaux économiques qui relèvent des sociétés de bienfaisance comme les sœurs de la Miséricorde ou le Comité catholique.

Quand la grève se prolonge et que les conditions de vie s’aggravent, les enfants des grévistes, sous la forme du volontariat, sont confiés à des familles chargées de les nourrir.

Enfin, au plus fort de la grève, des soupes communistes, distribuées à la Maison du Peuple, permettent à la fois de nourrir les grévistes mais également de conforter la mobilisation. Des soupes communistes qui font l’objet d’un long débat entre grévistes sur la liberté ou non d’y participer. « Le conflit se perpétuant, écrit L’Indépendant du 8 juillet, un groupe de grévistes a décidé, pour pallier la misère qui s’aggrave tous les jours, d’établir des soupes communistes, suivant en cela l’exemple des grévistes de Graulhet. Ces soupes ont commencé à fonctionner mardi matin, à la Maison du Peuple, et ont assuré dès le premier jour, la nourriture de 200 personnes. Le Comité est en train de se procurer d’autres grandes marmites pour assurer la subsistance aux si nombreux grévistes et à leurs familles. »

Une solidarité qui s’exprime aussi de la part des commerçants de la ville, très dépendants économiquement de la durée de la grève dont la longueur, 55 jours, ne présage rien de bon quant à son issue, désaccords et division accentuant les clivages entre grévistes réformistes et grévistes révolutionnaires.

Finalement, le 28 juillet 1911, un accord est trouvé sur la base de 0,15 centime d’augmentation sur tous les gants du tarif 1909 sauf pour les gants mousquetaires et les gants non dolés par l’ouvrier. 426 ouvriers ont répondu oui à cet accord contre 314 non. Les gantiers ont préféré le compromis défendu par le réformiste Aimé Lauret au jusqu’au-boutisme d’Hippolyte Chauzy.

L’Eclair écrit : « Trente-huit ateliers de ganterie, fermés depuis le 25 mai, ont été rouverts lundi matin et la grande majorité des ouvriers et des ouvrières a repris le travail. La réunion générale de lundi matin, au cours de laquelle les membres du bureau ont donné connaissance du contrat stipulé avec les patrons, a été très mouvementée, et s’est terminée brusquement, grâce à la présence d’esprit de  Montjois, qui présidait en l’absence de M. Lauret… »

Depuis 1911, Millau n’avait pas connu de longs conflits comme celui qui éclate le 27 décembre 1934 suite à la proposition du patronat de réduire les salaires des ouvriers de 25 à 33 %. Une baisse inconcevable pour l’ensemble des travailleurs du gant, qui plus est dans la période de crise économique que connaît la France et alors que la banque Villa, très présente dans la cité gantière, a fait faillite la même année, mettant en détresse les petits épargnants. De quoi jeter de l’huile sur le feu alors que les ouvriers reprochent en même temps aux fabricants d’aller chercher de la main-d’œuvre hors de Millau et que le marché américain des gants diminue.

Durant de longues semaines, un dialogue de sourds s’installe entre les représentants des fabricants de gants et le syndicat des ouvriers, personne ne voulant céder, en dépit de la médiation proposée par le maire socialiste Barsalou pour sortir d’une crise qui met en péril toute l’économie d’une région, alors que le marché de la ganterie est menacé par la fabrication étrangère.

Au sein de la population ouvrière de Millau, la colère monte crescendo devant l’intransigeance du patronat à ne rien céder. Dès le 15 janvier, six pelotons de gardes républicains sont envoyés à Millau pour faire face à l’agitation qui secoue la ville. Pendant plusieurs semaines, l’état de siège est décrété. Des manifestations violentes se transforment, la nuit, en véritables combats de rue au cœur du vieux Millau où des barricades sont dressées tandis que plusieurs magasins voient leurs vitrines voler en éclats. Plusieurs ouvriers grévistes sont arrêtés, jugés et condamnés à des peines de prison.

De la mi-janvier au mois d’avril, la tension ne retombe pas. Face au comité de grève, largement majoritaire auprès des ouvriers, se dressent le syndicat patronal et le syndicat professionnel de la ganterie, composé d’ouvriers gantiers favorables à une conciliation.

En mars, une réunion avorte, le patronat proposant une réduction de 18 à 20 % sur la base des salaires de 1929 tandis que les grévistes avancent une baisse de 2 % sur les salaires de 1934.

Le même mois, face au blocage de la situation, une délégation de quatre ouvriers rencontre le ministre du Travail sans résultat.

Durant tout le temps de la grève qui s’achève à la mi-mai, la solidarité joue en faveur des ouvriers qui reçoivent le soutien de leurs camarades de Graulhet et de Mazamet. Des collectes sont organisées pour venir en aide aux familles des grévistes. La municipalité radical-socialiste offre des « fourneaux économiques » et distribue des soupes populaires.

Dès le mois de mars, le syndicat professionnel de la ganterie, de tendance chrétienne, voit son influence grandir dans la population ouvrière. Au point qu’il réussit à négocier avec le patronat, acceptant les réductions de salaire et négociant une reprise du travail.

Désormais, à partir du mois de mai, le combat se situe sur le terrain politique avec les élections municipales. C’est un échec cinglant que subit la liste du maire sortant Barsalou, la liste de concentration républicaine, favorable au patronat et à la reprise du travail, raflant tous les sièges.

Dès lors, il faut attendre 1938 pour voir la ganterie millavoise retrouver son niveau de production d’avant 1929.

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