Les Guggenheim. L’art comme une mission

Ils sont l’incarnation de la réussite américaine. Du petit juif émigré à la fondation éponyme, la vie de cette famille balance entre richesse, tragédie, sexe et passion artistique.

Leur vie est une saga à l’américaine. Un film qui débute en noir et blanc dans le brasier du pauvre monde pour se terminer en technicolor sous le haut plafond d’un palais vénitien, point d’orgue de leur rayonnement industriel, financier et artistique. Guggenheim : un nom fait pour vivre au-delà du commun.

 Meyer Guggenheim : le maître d’œuvre

Nous sommes en 1905. Meyer Guggenheim est âgé de 77 ans. Au crépuscule de sa vie, le magnat américain des mines se retourne sur son existence. Devant le tableau qui représente son père, Simon Guggenheim, il affiche le visage satisfait de ceux qui, par le travail et par cette chance qui accompagne  toute réussite, ont abandonné les oripeaux de la pauvreté pour l’élégant trois pièces de la fortune.

Tout commence loin des Etats-Unis. En Suisse, dans le canton d’Argovie et plus précisément dans le village de Lengnau, l’un des deux villages suisses où les Juifs ont le droit de résider du temps de la discrimination. La famille Guggenheim est pauvre. Le couple Simon et Charlotte a six enfants dont un seul garçon, Meyer. Tailleur de son état comme l’ont été ses ancêtres et comme le sera son descendant. Mais la ségrégation et la pauvreté sont des états qui n’interdisent pas le rêve et le mirage. Changer le destin de la famille. Trouver un pays de liberté où les droits de l’homme sont respectés, dans lequel la chance sourit aux audacieux et aux entrepreneurs. Alors, la famille Guggenheim, Simon, sa nouvelle épouse Rachel et leurs enfants franchissent l’Atlantique et s’installent en 1847 à Philadelphie. Première écriture de leur histoire !

La pauvreté ne meurt pas en avalant le vent de l’océan. Simon et sa famille s’établissent colporteurs de rubans, dentelles de Saint-Gall et de crème pour les mains. Fabriquent des pâtes à fourneaux. La misère s’estompe. Remplacée par une certaine aisance qui permet à Simon d’accumuler un petit pécule. Premier coup d’audace avec l’achat de deux mines d’argent au Colorado. Jackpot ! Le prix du minerai flambe. Meyer Guggenheim continue d’investir dans les mines de plomb et d’argent, aux Etats-Unis et au Mexique. En 1891, la société perçoit 750 000 dollars de revenus annuels. En 1905, les Guggenheim prennent place parmi les plus grosses fortunes d’Amérique. Le rêve américain est devenu réalité. La guerre de 14-18 ne fait qu’accentuer leur fortune. Au point de détenir 80% des réserves mondiales de cuivre, de fer et d’argent, le gouvernement Wilson menaçant même de nationaliser leur entreprise pour monopole abusif.

 Benjamin Guggenheim : le tragique héros du Titanic

La catastrophe du Titanic, en 1912, reste encore de nos jours profondément ancrée dans la mémoire collective, suscitant toujours autant de recherches, de passion, de polémiques que de mystères et de légendes. Le 2 avril, le paquebot réputé insubmersible, véritable « Titan des mers », prend enfin la mer pour un premier et ultime essai. Le soir même, le navire quitte Belfast pour Southampton alors qu’un incendie s’est déclaré dans la soute à charbon N°6. Qu’importe ! Le Titanic ne peut se permettre un retard préjudiciable à la compagnie. Le 10 avril, alors que l’incendie n’est pas encore maîtrisé, le Titanic rejoint Cherbourg puis Queenstown avant de prendre le large pour New York, 1316 passagers et 885 membres d’équipage. A son bord, Benjamin Guggenheim, cinquième fils de Meyer, qui lui a succédé aux affaires. De plus richissime collectionneur d’art. Les journaux à scandale disent qu’il collectionne surtout les maîtresses. D’ailleurs, de son bureau d’affaires parisien, il ramène une jeune et jolie chanteuse française dont la voix séduit les clients du « Lapin Agile ». Léontine Aubart s’est laissé convaincre. Pour quel avenir ? Guggenheim est marié. Trois enfants, Betina, Marguerite et Hazel. L’amour est parfois une folie incontrôlable. Et puis côtoyer le beau monde. Les palaces. Les millionnaires. Léontine se laisse griser. C’est fou d’ailleurs la richesse qui navigue sur un paquebot. Des magnats du tramway, du chemin de fer et de l’acier. Des richissimes bourgeoises se déplaçant avec leurs valises de bijoux, leurs fourrures de vison ou leur manteau en léopard. Escrocs et joueurs de poker l’ont bien compris qui les approchent pour les plumer. Au point que la compagnie n’hésite pas à afficher un avertissement de prudence à sa riche clientèle.

Au moment où se dessine la catastrophe, quoique play-boy, Benjamin Guggenheim n’en est pas moins un gentleman. Sa maîtresse montée dans un canot, il convie son secrétaire à le suivre et d’une voix où l’héroïsme se mêle à la fatalité, lui dit : « Nous avons revêtu nos plus beaux habits et nous sommes prêts à sombrer comme des gentlemen. » Puis, à un steward qui lui propose un gilet de sauvetage, il rétorque : « Dites à ma femme, à New York, que j’ai fait de mon mieux pour accomplir mon devoir. » Avant de disparaître dans les flots glacés ! Benjamin Guggenheim avait 47 ans. L’une de ses filles, Marguerite, âgée de 14 ans, qui chérit son père, ne se remettra jamais de cette tragédie.

 Peggy Guggenheim : l’ivresse de l’art

De son père qui l’appelait affectueusement Peggy, elle hérite à 21 ans d’une belle fortune (450 000 dollars) mais surtout d’un caractère extravagant qui va conduire toute sa vie, hors des principes et des traditions. Aux antipodes de celui, trop rigide, de sa mère, issue d’une famille d’émigrés juifs ayant fait fortune dans la banque.

Peggy est âgée de 20 ans quand elle rencontre à New-York, dans une librairie où elle travaille, le photographe et galeriste Alfred Stieglitz qui l’incite à venir vivre à Paris. Un premier tournant dans sa vie comme une découverte de cette ville où son père aimait à se retrouver. Dans la capitale, les années de guerre ont laissé la place aux Années folles. Des courants artistiques avant-gardistes s’y multiplient au sein desquels Peggy fait la connaissance de Marcel Duchamp, Brancusi, Braque… Elle y retrouve un certain Laurence Vail, rencontré quelques mois plus tôt à New-York chez des amis communs. Un piètre écrivain alcoolique qui traine son désespoir dans les troquets parisiens, qu’elle épouse avant de lui donner deux enfants (Sindbad et Pegeen Jezebel) en 1923 et 1925.

Le couple vole vite en éclats, entre passion, boissons et violences conjugales. Pour finir par se séparer au début des années 30. S’ensuit une vie débridée faite d’effervescence sexuelle. Peggy collectionne les amants des deux sexes tout en vivant avec un écrivain de second rang, John Holms, avec lequel elle sillonne l’Europe en voiture, vivant tantôt à Pramousquier, à Paris ou à Londres. La tragédie continue à la poursuivre depuis la disparition de son père. Sa sœur Betina décède en 1927. Deux neveux, les enfants de sa sœur Hazel, se tuent en tombant du haut d’un building dans des circonstances mal établies. La vie continue, entre soirées libidineuses, alcoolisées et discussions littéraires et artistiques. Avant de s’amouracher une nouvelle fois de l’écrivain Samuel Beckett, dont elle tombe amoureuse « 13 mois et lui 10 minutes ». Qu’importe ! En 1938, elle quitte la France pour Londres. A l’incitation de Marcel Duchamp, elle ouvre une galerie « Guggenheim Jeune » qui connaît ses premiers succès en présentant des expositions sur Cocteau, Kandinsky et Yves Tanguy.

Peggy vit dès lors une véritable addiction pour l’achat d’œuvres d’art que sa fortune lui permet. « A cette époque, écrit-elle, je ne pensais pas à commencer une collection. C’est peu à peu que je pris l’habitude, à chacune de mes expositions, de choisir une œuvre de l’artiste pour le consoler au cas où il ne réaliserait aucune vente. » « Acheter une œuvre par jour » et ouvrir un musée pour les présenter, tel est désormais son leitmotiv. Comme une offrande posthume à son père. La guerre fait reculer cette création. Sauver d’abord ses œuvres de l’invasion nazie et ses amis artistes, qu’elle aide à faire passer aux Etats-Unis. Juste avant de quitter Marseille en juillet 1941, elle a rencontré Max Ernst qu’elle retrouve à Lisbonne puis à New-York avant de l’épouser quelques mois plus tard. « A cette époque j’étais très attirée par Ernst et lorsqu’il m’a demandé quand, où et pourquoi vous reverrai-je, j’ai répondu : « Demain, à 16 heures au café de la Paix, et vous savez pourquoi… » »
L’idylle ne durera que deux ans. De l’autre côté de l’Atlantique, les artistes réfugiés comme André Breton, Marc Chagall ou Fernand Léger côtoient la nouvelle génération des artistes américains Rothko, Pollock, Motherwell… que Peggy fait découvrir au public en achetant leurs œuvres. Le 20 octobre 1942, elle ouvre une nouvelle galerie, « Art of this Century », présentant Paul Klee ou Mondrian.

La guerre terminée, elle retourne une première fois en Europe en 1945, revient aux Etats-Unis l’année suivante avant de s’installer définitivement à Venise en 1946. Désormais, à l’approche de la cinquantaine, sa vie jongle entre amour, sexe et art. Pour sa collection d’art contemporain, il lui faut un musée à l’image de sa richesse. Ce sera le Palazzo Venier dei Leoni. Il a appartenu autrefois à une ancienne connaissance italienne, la sulfureuse Luisa Casati, épouse de l’écrivain Gabriele d’Annunzio puis à l’acteur Douglas Fairbanks Jr. Le musée ouvre en 1951.

En 1958, elle revient à New-York pour assister à l’inauguration du musée Solomon R.  Guggenheim. Les temps ont changé. L’art est devenu une vraie entreprise commerciale dont chaque partie tente de tirer les ficelles. A des années-lumière de sa façon d’être et de vivre. Elle déclare : « Seuls subsistaient quelques rares amateurs. Le reste achetait par snobisme, ou bien, pour éviter des impôts, offrait des toiles aux musées en conservant le droit d’en jouir jusqu’à leur mort. Ce qui est une manière d’avoir le beurre et l’argent du beurre. »

Infatigable découvreuse, elle s’intéresse désormais aux arts premiers. Peggy décède dans son lit, le 23 décembre 1979, à 81 ans, au cœur d’un Palazzo qui menace ruines. Elle en a auparavant fait don ainsi que de sa collection à la fondation Solomon Guggenheim, New-York, créée par son oncle. Ses cendres reposent dans le jardin de son palais vénitien auprès de ses multiples petits chiens. Ses derniers amours !

 Solomon Guggenheim : l’empire artistique

De la fratrie de onze enfants (sept garçons et quatre filles) issue du couple Meyer et Barbara Guggenheim, Solomon se place au quatrième rang, né le 2 février 1861. Envoyé par son père suivre des études dans son pays d’origine, il revient aux Etats-Unis pour s’occuper des affaires familiales déjà prospères, avec ses frères et crée, en Alaska, la Yukon Gold Company.

En 1919, âgé de 59 ans, Solomon Guggenheim se retire des affaires pour se consacrer entièrement à l’art, enrichissant au fil des années sa collection de nombreuses œuvres contemporaines, notamment abstraites (Kandinsky, Mondrian…) A 77 ans, voulant assurer la postérité de sa collection, il crée la fondation Solomon Guggenheim. Deux ans plus tard, un premier musée (Museum of Non-Objective Painting : musée de la peinture non-objective) voit le jour à New-York mais qui se révèle vite trop étroit devant l’importance de la collection. Dès 1943, le projet d’un second musée voit le jour, confié à l’architecte Franck Lloyd Wright. De nombreux conflits retarderont sa réalisation, nécessitant près de 700 croquis et sept jeux de plans. Pour Wright, « il doit être un espace étendu bien proportionné de bas en haut, qui tourne et qui monte et descend tout du long. L’œil ne doit rencontrer aucun changement abrupt, mais doit être doucement guidé comme s’il était sur le rivage à contempler une vague qui ne se brise jamais ».

Le musée est enfin inauguré le 21 octobre 1959. Dix ans après le décès de son fondateur, le 3 novembre 1949 et neuf mois après celui de l’architecte Wright. Avant de mourir, Solomon Guggenheim lègue à la fondation 8 millions de dollars et deux millions pour terminer de réaliser le musée. Premier d’une série qui voit la fondation s’implanter par la suite à Berlin, Las Vegas et surtout, en 1997, à Bilbao. D’autres projets existent, à Vilnius (Lituanie), aux Emirats Arabes Unis alors qu’Helsinki a refusé de donner suite.

Une saga familiale, symbole du rêve américain, jouée entre amour, art et tragédie dont le nom est devenu la marque d’un empire culturel.

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