Les Inspirés de Dieu
En 1702, dix-sept années après l’édit de Fontainebleau qui leur interdit toute pratique, les huguenots cévenols se soulèvent contre la répression qui s’abat sur eux. La guerre des Camisards débute. Elle durera treize années, alternant massacres, apaisement et reddition.
La révolte est un bouillonnement. Un torrent qui écume sa colère en dévalant des crêtes. Dans les Cévennes, des gardons !
Ce 22 juillet 1702 n’est pas un jour comme les autres. Nous sommes à Barre-des-Cévennes, au sud-est de Florac. Nul ne sait aujourd’hui le temps qu’il faisait. Si les affaires en ce jour de foire de la Magdelaine furent bonnes. Seule une chose est sûre : des conversations sourd une colère froide. Glaciale. Une tension palpable. Comme si rien ne peut plus être admis. Concédé. Supporté.
Ce torrent a sa source. Quelques jours plus tôt, trois jeunes filles et quatre jeunes garçons, tous protestants et désireux de quitter la France pour se réfugier à Genève, bravant l’interdit royal, ont été arrêtés sur ordre de l’abbé du Chayla puis emmenés pour les unes, au couvent de Mende, pour les autres, au Pont-de-Montvert.
Leurs ombres ont pénétré les consciences. Des décisions sont prises dans les conciliabules et dans les chuchotements des auberges. Le long des drailles qui parcourent la montagne. Leur prolongement s’est accompli tout seul. Dans la clandestinité. Entre le Bosc et Saint-Julien d’Arpaon. Parmi ces hommes présents en cette fin d’après-midi : Abraham Mazel !
C’était le 9 octobre de l’année précédente. L’esprit de prophétie était venu le visiter : « Je vis en songe de grands bœufs noirs fort gras, qui broutaient les plantes d’un jardin… Que le jardin était l’église, et les gros bœufs noirs, les prêtres qui la dévoraient, et que lui Abraham serait appelé à les mettre en fuite… » L’annonce faite dévala les pentes. Parcourut les vallées. Pénétra dans les masures et dans les esprits. Se transforma en souffle d’espérance et de révolte.
Ce 22 juillet, la prophétie doit s’accomplir. Mazel parle. Il n’a pas encore 25 ans. Peigneur de laine à Falguières, un village de la montagne sud-cévenole, en surplomb du Gardon de Saint-Etienne-Vallée-Française. Peu d’études sans doute. Mais il sait dire les mots. Leur donner un élan. Une vibration. Une emprise et un pouvoir. Lui-même écrira : « L’Esprit vint sur moi d’une manière si terrible que les agitations qu’il causa dans tout mon corps portaient la crainte et la frayeur chez ceux qui me regardaient. » Quelques mots donc, une formule suffisent à saisir les hommes qui l’écoutent : « Rassemblons-nous frères et libérons les prisonniers. » La préface de la guerre des Camisards !
Les raisons de la colère
L’édit de Nantes (13 avril 1598) développe en Europe une idée nouvelle : la tolérance religieuse, accordant aux protestants des concessions tant religieuses que politiques. Mais cette tolérance finit par rapidement se craqueler, d’abord sous Louis XIII puis, plus radicale, sous Louis XIV. Le roi très catholique voit dans l’unité religieuse, l’un des ferments de l’unité nationale. Alors il détricote l’édit. Met en place une véritable propagande contre les huguenots. Crée une Caisse des Conversions qui offre une récompense de six livres à tout protestant converti. La répression fait le reste ! Les terribles dragonnades mettent à feu et à sang les villages soupçonnés de protestantisme. Le nombre de convertis flambe. Au point que Louis XIV estime que la Réforme a vécu en France. Aussi, à quoi bon conserver un édit qui ne sert plus à rien ! Nous sommes le 18 octobre 1685. L’édit de Fontainebleau efface celui de Nantes : bannissement des pasteurs ; suppression des temples et des écoles protestantes ; interdiction enfin de fuir à l’étranger sous peine des galères. Ce qui n’empêche nullement le départ massif de près de 200 000 protestants vers la Suisse, la Prusse et la Hollande. Une ponction humaine qui provoque une faillite économique. Enfin, au bout du système répressif, pour éradiquer définitivement la religion réformée, soixante-quinze missionnaires catholiques sont envoyés, de 1686 à 1702, dans l’état du Bas-Languedoc pour convertir les protestants cévenols.
Durant les mois et les années suivant la proclamation de l’édit de Fontainebleau, le petit peuple cévenol tente d’organiser la riposte. Avec un mot d’ordre : « Repentez-vous, n’allez plus à la messe, renoncez à l’idolâtrie. » Des prédicants battent la campagne. Parmi eux, Claude Brousson, Roman et François Vivent. Ce dernier, en particulier, tente de s’attacher le concours du roi d’Angleterre, Guillaume d’Orange. Un projet de débarquement est même envisagé en Bas-Languedoc. Finalement, Vivent en 1692, Brousson en 1698 sont tués. Roman fuit en Suisse l’année suivante. Les autorités, l’armée et les missionnaires ont bien travaillé ! Surtout l’un d’entre eux : l’abbé du Chayla !
Le soulèvement
On ne réduit pas le passé au silence. Celui de l’abbé se résumait à deux équations : une foi rigide renforcée par les sévices extrêmes subis lors de son passage missionnaire au royaume de Siam, qui l’avait laissé presque pour mort et fait de lui un martyr lors de son retour en France.
Nous pourrions croire qu’une expérience si douloureuse aurait apaisé un esprit déjà tourmenté. Ce fut le contraire qui se produisit. Du seul portrait que nous possédons ressort un homme austère, vêtu d’une soutane et d’un rabat. « Le large front de l’abbé était chauve et proéminent, décrit un biographe dans l’Echo des feuilletons. Sa figure pâle, ses traits durement accentués, semblaient taillés dans le marbre ; ils avaient quelque chose d’inanimés, de sépulcral, de mortuaire. Le jeûne et les mortifications avaient imprimé sur ce visage les traces de souffrance profonde… »
Un seul regard suffisait pour comprendre qu’aucune compassion, que nulle pitié n’étaient à attendre de cet homme glacial. D’horribles témoignages couraient à travers les Cévennes sur les tortures qu’il infligeait à ses prisonniers pour les contraindre à abjurer : « Les prisonniers qui avaient le malheur de tomber entre ses mains, écrit le pasteur Antoine Court dans un triple ouvrage publié à Genève en 1760, essuyaient des traitements qui paraissaient incroyables, s’ils n’étaient attestés par tous les habitants de ce pays-là. Tantôt, il leur arrachait avec des pincettes le poil de la barbe ou des sourcils ; tantôt avec les mêmes pincettes, il leur mettait des charbons ardents dans les mains, qu’il fermait et pressait ensuite avec violence, jusqu’à ce que les charbons fussent éteints ; souvent, il leur revêtait tous les doigts des deux mains avec du coton imbibé d’huile ou de graisse, qu’il allumait ensuite et faisait brûler jusqu’à ce que les doigts fussent ouverts, ou rongés par la flamme jusqu’aux os. Son but en commettant ces barbaries était d’engager ces malheureuses victimes de son zèle à embrasser la Religion Romaine, ou de les obliger à déceler soit les ministres et leurs retraites, soit les personnes qui fréquentaient les assemblées. »
D’heure en heure, l’inspiration d’Abraham Mazel roule d’écho en écho jusque dans les hameaux les plus isolés, délivrant une colère trop longtemps contenue. Aussi, dès le lendemain, 23 juillet, plusieurs hommes se réunissent au sommet du Bougès, sur un replat perché. Il y a là Abraham Mazel, de Falguières ; les Couderc, de Vieljouves et de la Roche, Salomon et son cousin Jacques ; Esprit Séguier, du Majestanels, commune de Cassagnes ; David Mazauric, du Mijavols (Saint-Julien d’Arpaon) et Jean Rampon, du Pont-de-Montvert. On se concerte. On s’enflamme. Tous tombent d’accord que le moment est venu de libérer les prisonniers et de livrer combat si nécessaire.
Le lendemain, en début de soirée, une cinquantaine d’hommes armés de faux, de fusils et de haches se retrouvent au lieu-dit des « treis faus » (« Trois fayards »). A 22 heures, ils atteignent le Pont-de-Montvert. Dans la nuit s’élèvent soudain les premiers vers du psaume 51. Jean Rampon, l’un des insurgés, raconte dans une lettre adressée à Antoine Court : « … puis on nomma 8 hommes pour lavantgarde fusil en joue criant que personne ne sorte sur paine de mort et ainsy on avanca le chemin et comme ledit abé ou ses gens eurent entend le bruit et mesmes qu’on avoit deja laché un coup de fusil à la porte du Sr Dubos ou il y avoit 2 capucins logés, il envoya son secondaire pour voir ce que cetoit, croyant que cetoit de prisonniers qu’on menoit de nos gens, on luy répond qu’ouy, si pourtant lors qu’il voulut tourner la face disant qu’il alloit avertir ledit abé pour faire ouvrir les prisons il eut le sort de recevoir un coup d’halebarde quy le perça jour à jour aux reins et resta la, puis on avancea chemin sans bruit 10 ou 12 pas et voila l’homme de chambre dud abé quy vint pour voir et eut le meme sort mais encore celuy la entra tout blessé à mort qu’il etoit dans le logis du Sr Guin quy y mourut bien tot apres, ainsy on passa le dernier pont y ayant 2 arcades asses grandes sans etre arretés y ayant aparence que ledit abé attendoit toujours réponce des 2 cydevant car autrement il auroit renforcé la garde au bout du pont quy abordoit la maison, n’y ayant qu’un sentinelle dehors et un autre dedans avec les prisonniers, ainsy en abordant le quy vive on luy dit de metre armes bas et nous les remetre, autremt ils etoient morts il pria de luy donner la vie ce quy luy fut accordé aussi bien qu’à l’autre que les prisonniers demanderent grace pour luy puis à la faveur des coups de fusil qu’on tiroit par les fenetres nous forçames la porte pour entrer dedans malgré leur feu et nous delivrames nos prisonniers du sep et la frayeur ayant saisy ledit abé avec les soldats quy estoient avec lui ils monterent à la grande sale (du) 2e étage et dela fesoient toujours feu sans vouloir se rendre à vie ce quy contraignit à metre le feu à la sale basse quy servoit de chapelle y ayant plus despace qu’à la petite chapelle de devant la maison, ce quy fut le seul remede le plus promt pour les avoir et les faire sortir, et ledit abé voulant decendre par la fenetre ainsy que des soldats luy fut reconnu par sa longueur et aussy on mesuroit sy la corde des draps de lict alloit en bas ce quy fit qu’on luy lacha un coup de fusil de la ruelle du pont à la cuisse (en note : un des prisonniers même quon avoit delivré et armé et posé sur le pont). Lors quil se pendoit pour decendre ce quy fut bien etonnant qu’ayant receu un semblable coup, qu’il eut encore la force de marcher et quil croyoit aller au logis dudit Guin ou estoit son homme de chambre mais quand il fut au bout dudit pont sur la meme place ou il avoit fait dressé le gibet il rencontra un de nos gens quy luy commanda de s’arreter et ne passer plus avant et de prier Dieu, mais luy persistant à dire de le laisser passer et qu’il ne feroit jamais plus de mal à nos gens on luy repond que non quil n’en feroit plus et quil en avoit que trop fait et ainsi au au meme instant il lacheva et puis encore plusieurs autres coups de bayonnete crainte qu’il ne fut mort parce quil avoit renom de magicien ce quy ne le mit pas à couvert. Il y eut encore le rentier de la maison tué par sa faute pour n’avoir repondu et nous eumes un blessé à la joue (en note: Jean Chatal de Racoules), mais il fut bien tot guery et cela luy arriva pour passer le commandt pour avoir abordé aux degrés de la sale. A suitte, n’ayant pas mangé de long tems nous ns fimes aporter à manger et à boire sur la rue crainte de surprise et ainsy la pointe du jour venue nous marchames vers Frutgières… » L’acte 1 de la guerre des Camisards !
Guérilla, massacres et chefs de guerre
A présent, rien ne peut arrêter l’engrenage de la violence qui embrase les Cévennes durant deux années. Le 25 juillet, le curé de Frutgères, M. Reversat et celui de Saint-André-de-Lancize, M. de Boissonade, sont tués. Trois jours plus tard, les Camisards attaquent le château de la Devèze et massacrent l’ensemble de ses habitants. Jacques Couderc, de Vieljouves, y laisse la vie.
La répression ne se fait pas attendre. Lors d’une attaque, Pierre Nouvel, Moïse Bonnet et le prophète Esprit Séguier sont faits prisonniers. Le jugement est expéditif. Pierre Nouvel est condamné à être pendu devant l’église de Saint-André-de-Lancize ; Moïse Bonnet, à être rompu devant le château de la Devèze et Esprit Séguier, à être brûlé vif au Pont-de-Montvert.
De cette date au début de l’année 1705, une véritable guérilla s’organise contre les troupes royales. Les massacres se répondent. Ainsi, le 20 septembre 1703, soixante habitants de Saturargues, près de Lunel, sont tués alors que le 1er avril, des protestants sont exterminés au moulin de l’Agau, à Nîmes. Des chefs s’imposent côté camisards : Gédéon Laporte, Jean Cavalier, Roland, Catinat et Ravenel. La répression est d’abord dirigée par le maréchal de Montrevel, remplacé le 21 août 1704 par le maréchal de Villars. Mais le combat est inégal : 2000 camisards environ contre près de 20 000 soldats. Et ce malgré leur connaissance du terrain, leur faculté de se déplacer vite et en petit nombre avant de se fondre dans la population.
L’excommunication des camisards et le pardon général et absolu de tous péchés accordés à tous ceux qui mourraient en combattant les camisards, par une bulle du pape Clément XI, autorisent tous les excès. 500 villages sont rasés sur ordre de l’intendant de Basville pour éteindre toute aide aux insurgés. De même, une route est créée entre Florac et Saint-Jean-du-Gard pour permettre à l’armée royale de se déplacer plus rapidement. Néanmoins, l’arrivée du maréchal de Villars ouvre une ère de négociations qui divise les chefs camisards. Ainsi, fin août 1704, Jean Cavalier et ses hommes se réfugient en Suisse. Certains se rendent. Ceux qui continuent le combat, comme Ravenel et Catinat, sont finalement arrêtés et exécutés.
Abraham Mazel tentera bien, après sa spectaculaire évasion de la Tour de Constance (Nîmes) et un séjour en Suisse, de soulever le Vivarais, les Cévennes et le Bas-Languedoc. En vain ! Le 14 octobre 1710, il est tué au mas de Couteau près d’Uzès. Cavalier, lui, décède à Londres en 1740. Louis XIV était mort depuis vingt-cinq ans. Il faut attendre la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen pour voir les protestants retrouver leur liberté de culte.
Une histoire bien ancrée dans le paysage
L’empreinte est forte. Parce que les Cévennes sont restées une terre de protestantisme, survivant à la volonté d’éradication. Ensuite, parce que la mémoire camisarde transpire à travers musées, maisons, stèles, conférences et manifestations diverses. Enfin, parce que la guerre des Camisards suscite toujours une abondante recherche et littérature. Et quand la route s’incruste à travers monts et vallées, vers Pont-de-Montvert ou Saint-Germain-de-Calberte, le souffle de l’inspiration d’Abraham Mazel et les psaumes des prédicants du Désert caressent nos pensées. Comme les nuages viennent caresser le sommet du Bougès, un matin d’automne.


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